Chapitre 5 : La liberté déçue et les balbutiements de l’État-Providence

JOHN Stuart Mill, fils de John Mill, est un être d’exception : enfant prodige, homme de grande culture, et théoricien subtil du libéralisme économique. C’est peu dire qu’il n’estime pas les peuples orientaux : persuadé de leur infériorité foncière, il juge que ses idées ne peuvent leur être appliquées. Né en 1806, et entré comme employé de l’India Office à dix-sept ans, en 1823, il y reste trente-sept ans. Il n’ignore donc rien du commerce de l’opium et de son poids dans les relations entre l’Angleterre et l’Orient. Commerce déjà en accusation : au tournant du siècle, on évoque avec insistance la nécessité d’interdictions draconiennes. Aux États-Unis, un mouvement de prohibition s’esquisse, et des États interdisent déjà l’alcool. Les libéraux s’interrogent : une telle politique n’est-elle pas rétrograde ? Si elles ne sont pas au cœur de l’ouvrage, les discussions sur la circulation de cette marchandise particulière imprègnent une œuvre de maturité de Mill, son essai de 1859, De la liberté.

Sortant du XVIIIe siècle, les libéraux dégagent la vie économique des contraintes féodales, et balaient le collectivisme inhérent, disent-ils, à la monarchie, quand le Parlement ne borne pas la sphère d’intervention royale. Les pionniers de la pensée libérale font même du libre jeu des acteurs économiques l’impérieuse condition de l’ordre social. Certains y voient le principe de toute évolution sociale. En 1714, un médecin hollandais résidant à Londres, Bernard de Mandeville, choque les bien-pensants par sa Fable des abeilles. Une ruche, dit l’apologue, vivait paisiblement dans le vice et la prospérité. Conservant un vieux fonds de nostalgie mystique, ses abeilles requièrent pieusement le don de vivre en conformité avec la morale chrétienne. Leur vœu est exaucé. Elles trouvent la vertu, qu’accompagnent bientôt l’ennui, l’oisiveté et le chaos… Mandeville soutient un immoralisme radical : le miracle du système libéral est que « les vices privés font le bien public ». Que chacun poursuive comme il l’entend ses intérêts et ses passions, et une heureuse combinaison de dépravations individuelles conduira à une prospérité générale. Cet éloge de l’égoïsme a été bien tempéré par les successeurs de Mandeville. On en trouve l’écho lointain et adouci chez tous les tenants du libéra-lisme, chez J.S. Mill tout comme chez Adam Smith, pour qui, selon une formule célèbre, les intérêts privés travaillent à l’intérêt public. L’idée demeure que les économistes ont le cœur froid. À titre d’exemple, la fameuse réponse de Sir D.H. Robertson à la question : « Qu’est-ce que les économistes économisent ? « L’amour… »

Le corollaire de cet acte de foi est une méfiance profonde envers l’intervention étatique. John Stuart Mill s’inscrit dans la tradition de Wilhelm Von Humboldt, qui, dans son Essai pour définir les limites de l’État, daté de 1792, affirme l’indispensable dis-tinction entre société civile et État 1. De la société civile émane toute la positivité des rapports humains, la force intérieure clp la nation que la coercition centrale est incapable d’encourager, et ne sait que brider. Si une juridiction édifie sa muraille de règlements entre le commerçant qui propose, et l’acheteur qui dispose, la liberté est en péril. Comme Tocqueville — ou comme, bien plus tard, l’Aldous Huxley du Meilleur des mondes —, Mill s’inquiète des méfaits d’une trop grande sollicitude des dirigeants et s’insurge contre les intrusions de la loi, là où elle n’a que faire 2… « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pour-rait se produire dans le monde : je vois une infinité d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme… Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux… Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre 3 ? » Ces lignes célèbres de Tocqueville, John Stuart Mill, qui l’admire, aurait pu les écrire.

Quelle mission impartir à l’État ? Garantir une pleine liberté d’initiative et de parole, et la capacité d’entreprendre, véritable moteur d’une richesse des nations. L’État se borne à protéger les libertés, et non à les créer. La liberté peut être restreinte, mais seulement quand elle nuit à autrui de façon claire et manifeste. Qui s’attache à l’idée de liberté doit préserver quelques principes essentiels, dans la pensée comme dans l’action, dit Mill. Dans la pensée : chacun exprime ses opinions comme bon lui semble. Dans l’action collective : chacun s’associe à qui lui plaît. Ces adages sont les pierres angulaires des sociétés occidentales.

La liberté de se droguer ?

Mais il en est un autre : chacun est gardien de sa moralité, de sa santé et utilise son corps comme il l’entend. Ce qui se ramène « un principe très simple », « fondé à régir absolument la conduite de la société envers l’individu » : La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Elle n’en a pas une raison suffisante dans le bien de cet individu, soit physique, soit moral. » Le social doit donc être subordonné au droit ; il n’est pas moteur pour changer l’ordre établi. Mill multiplie les exemples. Prenons celui de la polygamie, chère aux mormons. Personne ne désapprouve autant que moi cette institution mormon », dit Mill. Doit-on donc entreprendre une croisade, ou plutôt une « civilisade », selon le terme de Mill, contre les mormons ? C’est hors de question : « Je ne crois pas qu’une communauté ait le moindre droit d’en civiliser une autre. »

Que dire de tels axiomes ? Ils semblent admis par tous, sans grande discussion. Toutefois, à l’époque où écrit J.S. Mill, les libéraux sont déjà amenés à composer avec ces principes. Aujourd’hui, de l’interdiction de rouler dans sa voiture sans boucler sa ceinture de sécurité à celle de prendre sa moto sans mettre un casque, ou de fumer dans les locaux publics, ou enfin de consommer les drogues que l’on veut, il semble que, chaque jour, nous nous en éloignions davantage. Or, si l’on commence à tolérer que quelqu’un, par le biais de la loi, dicte ses comportements privés à autrui, dit Mill, une porte s’entrouvre sur les plus grandes menaces et sur les pires excès : de proche en proche, toujours pour notre bien, les fonctionnaires de l’État justifieront bientôt les plus patentes violations des libertés, les plus flagrantes intrusions dans notre vie quotidienne.

Contre les principes libéraux, on peut soutenir, comme, au XIXe siècle, les philanthropes anglais de l’Alliance des abstinents, une théorie des « droits sociaux ». « Si quelque chose met en cause nos droits sociaux, soutient le secrétaire de l’Alliance, c’est bien l’alcool. Il entrave notre droit premier à la sécurité, en créant des désordres publics. Notre droit à l’égalité, par un profit né de la misère, et que je dois tolérer. Notre droit au développement moral et intellectuel, en autorisant l’appauvrissement, l’affaiblissement et la démoralisation de la société. » Ces principes sont monstrueux, lui réplique Mill, qui s’insurge contre les mesures de prohibition qui se répandent en Amérique : Ils peuvent justifier les violations de toutes les libertés… » Tout un chacun doit être jugé responsable de lui-même, et capable de défendre ses propres intérêts, sur le marché comme dans son existence privée. De plus, chacun est en droit de se livrer aux expériences qui lui paraissent bonnes, même si elles le conduisent à d’inévitables faux pas : « Le principe de la liberté humaine requiert la liberté des goûts et des poursuites, la liberté d’arranger notre vie selon notre caractère, de faire comme il nous plaît, advienne que pourra, sans être empêchés par nos semblables, aussi longtemps que nous ne leur nuisons pas, et quand bien même ils trouveraient notre conduite sotte et condamnable. » Bref, « chacun est le gardien naturel de sa propre santé, soit physique, soit mentale et spirituelle. L’espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble qu’à l’obliger de vivre comme bon semble au reste ». « Un État qui rapetisse les hommes, conclut Mill, ne peut accomplir de grandes choses. »

Cette discussion de 1859 a des accents étonnamment modernes. Pour la prise de drogue comme pour l’action économique, le libéralisme des premiers temps retrouve périodiquement de la force et des adeptes. On a longtemps considéré ceux qui s’en réclamaient comme des marginaux, friands de provocations, tels Robert Nozick ou Thomas Szasz 4. Si l’on s’attaque aujourd’hui aux drogués, dit Szasz, pourquoi ne pas s’en prendre demain aux obèses, ou aux maigres ? Les médecins qui pourchassent ce qu’ils baptisent « drogue » sont les promoteurs d’une nouvelle et absurde religion. Paradoxe, peut-être. Szasz apparaît, à l’instar d’Illich dans d’autres domaines, comme une figure symbolique qui cristallise des revendications libertaires plutôt qu’il ne conseille les Princes. Ces thèses sont-elles aussi paradoxales ? Elles renaissent aujourd’hui, portées par des économistes et ancrées sur des interrogations pressantes quant aux bornes de l’intervention sociale, et quant aux limites de l’expansion étatique — cet État qui reste toujours, dans la conscience occidentale, le dragon aux mille écailles dénoncé par Nietzsche. Elles ont resurgi très récemment, aux États-Unis, dans des formulations proches, qui mettent aux prises les « ultra-libéraux » et les tenants d’un État-Providence attaqué sur tous les fronts.

Le deuil de la liberté

Pour le libéral authentique, au milieu du XIXe siècle, la drogue est une pierre de touche. La montée du puritanisme, la multiplication de ses interdits moraux lui apparaissent comme une victoire du passé, un retour à l’obscurantisme rural. Et tous les arguments avancés par les prohibitionnistes sont pour lui faibles et sophistiqués.

Le premier est celui des dommages possibles. L’opiomane, comme l’alcoolique, représente un danger, actuel ou potentiel, pour la société, et ses exactions prévisibles mettent en péril les biens ou la vie d’autrui : c’est aujourd’hui le débat sur l’alcool au volant, ou sur les héroïnomanes braqueurs. Mill récuse par avance cet argument. Seul le dommage effectif doit tomber sous le coup de la loi. Certes, un soldat doit être châtié s’il boit lorsqu’il est en service. Mais c’est une incursion insupportable dans son existence, si on lui interdit de s’enivrer quand il est en permission. L’acte délictueux doit être sanctionné, mais par rapport à autrui : le responsable d’un accident mortel, une fois l’accident survenu ; l’auteur d’un vol, le vol une fois accompli. On ne saurait condamner qui que soit pour la seule raison qu’il a absorbé de l’alcool, ou qu’il s’est injecté de l’héroïne.

Un second argument tient à la nécessité de protéger les gens contre eux-mêmes. Les Chinois opiomanes, les émigrés d’Amérique, misérables, alcooliques et délinquants, sont-ils vraiment capables de juger par eux-mêmes de ce qui est bien et dé ce qui est mal ? Il faut donc les prémunir contre les erreurs fatales auxquelles leur ignorance ou leur sauvagerie les poussent irrésistiblement. Mais accepter cet argument, c’est s’engager dans un paternalisme officiel, qui maintient indéfiniment la société sous la coupe de l’État. Les Chinois sont des sauvages, qui ne peuvent maîtriser leur consommation d’opium ? Soit. Les hommes de l’Ouest américain sont des brutes avinées ? Très bien. Mais, plutôt que de les mettre en tutelle, et de les traiter comme d’éternels enfants, rendons-les pleinement responsables.

Aujourd’hui, on pourrait invoquer un troisième argument, impensable du vivant de Mill : celui des raisons financières, liées aux interdépendances créées par l’État-Providence. Les toxicomanies coûtent fort cher à la société et font froncer les sourcils au contribuable excédé. L’auteur des Considérations sur le gouvernement représentatif balaierait sans doute cette nouvelle objection : ce serait l’ensemble des conduites a risques qu’il faudrait proscrire, des sports de combat aux sorties automobiles du week-end, de l’alpinisme aux baignades du mois d’août, en passant par la mobylette des adolescents et le bricolage du dimanche. Que faire ? Éduquer avant, et punir après.

Au centre de la problématique libérale des origines, on trouve l’idée de responsabilité sans cesse réaffirmée. Très vite, une partie des libéraux fait dépendre la liberté de la responsabilité. Pour que la liberté s’exerce, il faut que chacun en sache le prix. Mais c’est la une affaire d’éducation et de civilisation, dont le législateur n’a,pas a se soucier au premier chef. L’essentiel demeure : contre un État trop plein d’une redoutable bienveillance, défendons pied a pied l’individu responsable, dans la plénitude de ses droits.

Le mystère de la pauvreté et l’invention de la société

Il nous faut maintenant examiner comment ce cadre d’analyse est entré en crise, et comment, peu peu, a leur corps défendant, nos sociétés libérales en sont arrivées a proscrire les drogues, et a bafouer cette idée de responsabilité, a laquelle pourtant elles ne cessent de se référer. Tenter d’expliquer ce glissement, c’est décrire l’invention de la société.

Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, le paupérisme s’étend. Or, le paupérisme inquiète. Le paupérisme est un mystère, que nul ne sait dénouer. Le XVIIIe avait bien dressé un inventaire des orages que l’homme, pour son malheur, essuie au cours de sa vie : depuis les catastrophes naturelles, comme le grand tremblement de terre de Lisbonne, jusqu’à la perversité morale, qui pousse les tyrans a opprimer les peuples… Désormais, on découvre un phénomène étrange et massif, aux origines cachées et aux remèdes inconnus : les maladies sociales. Le XIXe siècle naissant en est déconcerté ; la nature n’explique pas grand-chose, la morale bien peu. On s’interroge, on avance des hypothèses, on préconise des mesures, on en prend, des plus judicieuses aux moins heureuses. Karl Polanyi a dressé l’étrange catalogue des causes fantasmatiques de la pauvreté : la pénurie de grains, disent les uns, les salaires agricoles — ou les salaires urbains — trop élevés, ou trop faibles, répondent les autres ; la disparition de la petite propriété terrienne, les fluctuations de l’emploi, l’augmentation des taxes ; ou même, le trop grand nombre de chevaux, qu’il faut immédiatement remplacer par des boeufs ; ou encore la pléthore de chiens 5

Dans cette cacophonie économico-médicalo-socialo-religieuse, la consommation de produits réputés nocifs figure en bonne place. Le spectacle de la Chine joue là un rôle déterminant dans une perception de la drogue comme génératrice de pauvreté et de décadence. En 1867, le médecin-chef aliéniste de Saint-Yon prédit à la Chine un avenir d’apocalypse : « Une nation presque innombrable ne présentera plus au monde civilisé qu’un spectacle d’horreur et de dégoût 6. » Les poisons de l’esprit enclenchent la ronde des angoisses. L’alcool est traîné le premier sur le banc des accusés. Le tabac le suit de près, comme il se doit. Mais aussi le thé, qui compromet la santé des pauvres ; il suffit de l’interdire pour voir s’éteindre le paupérisme…, affirme gravement Harriet Martineau dans un ouvrage à large diffusion.

Dans un premier temps, les explications moralistes et passéistes l’emportent. En France, un des plus fameux « paupérologues » de l’époque, Frédéric Le Play 7, est persuadé que seul l’esprit d’épargne et de prévoyance, étayé sur l’obéissance aux Saints Commandements, élèvera le niveau de vie des déshérités. Mais les effets de cette moralisation, maintes fois stigmatisés, sont des plus complexes. En poussant la morale à l’extrême, en s’obstinant à soutenir que tous les hommes sont égaux devant Dieu, les quakers s’en prennent ouvertement à l’organisation du travail, ouvrent des écoles, coopèrent avec le grand réformateur qu’est Robert Owen, et préconisent ce qui sera perçu, plus tard, comme les premières lois sociales.

Un mouvement s’esquisse, qui agace les libéraux. On invoque, de plus en plus souvent, des causes strictement sociétales, telles les mauvaises conditions de logement, la saleté des rues ou la promiscuité des corps. Les actions réformatrices foisonnent, qui piétinent le credo non interventionniste. L’initiative des entrepreneurs se voit limitée de toutes parts. Dans un texte célèbre de 1884, Herbert Spencer s’en prend aux lois et aux réglementations qui prolifèrent depuis 1860 : imposer la vaccination aux pauvres, inspecter les usines à gaz, interdire les mines de charbon à un seul puits, analyser les aliments et les boissons, interdire le recrutement des enfants de moins de douze ans qui ne savent ni lire ni écrire, prévenir des dangers qui les guettent ceux qu’on emploie à ramoner les cheminées 8… Nous sommes en présence, dit-il, d’une véritable conspiration anti-libérale, animée souterrainement à la fois par les socialistes et les nationalistes.

Ce n’est là qu’une illusion, dit Polanyi. Il n’y a jamais eu la moindre « conspiration ». Ces mesures surviennent toutes lors de la même période, et sous des formes comparables. Dans l’Angleterre de la reine Victoria, dans la Prusse de Bismarck ou dans la France de la Troisième République. Ainsi, les lois sur les accidents du travail, dont récemment François Ewald a rappelé l’importance, sont votées en 1898 en France, en 1880 et 1897 en Grande-Bretagne, ou en 1879 en Allemagne 9. Les forces politiques les plus antagonistes s’en font, ici ou là, les avocats — ultra-conservateurs ou sociaux-démocrates, catholiques fervents ou anti-cléricaux farouches —, avec des argumentaires opposés, mais des résultats proches. De même les premières mesures prises contre les drogues. Contre les libéraux qui prétendent défendre la liberté et le progrès, les tenants de la morale et de la tradition font triompher le prohibitionnisme.

Les lois tombent en avalanche, sanctionnent des défaites libérales : le Pharmacy Act anglais de 1869, les mesures de 1901 en Allemagne, le Pure Food and Drug Act américain de 1906: les décrets français de 1906 et de 1908 sur l’opium… Les lois de cette époque ne sont pas plus plus « socialistes » et progressistes qu’elles ne sont « moralisatrices » et archaïsantes. Elles révèlent un mouvement de fond, qui a bouleversé notre vie quotidienne. Dorénavant, l’État s’intéresse de plus en plus près à la consommation de drogues, et se veut la Providence des drogués — ou de leurs victimes.

« Le monde a basculé aux alentours de décembre 1910 », dit quelque part, et dans un tout autre contexte, Virginia Woolf. Karl Polanyi décrit cet événement gigantesque et invisible : le monde occidental a irrémédiablement basculé entre 1870 et 1880. Une fracture imperceptible marque la fin du libéralisme orthodoxe. C’est dans la seconde moitié du siècle, dans les flammes de révolutions, qu’il meurt, et que, pour reprendre la formule de Jacques Donzelot, s’invente le social 10 ; sur les ruines des grands principes. Tout le monde se retrouve déçu : les révolutionnaires espéraient qu’une stricte application des principes de 1789 suffirait à éradiquer la pauvreté ; les libéraux pensaient que le marché, à lui seul, régulerait l’ensemble des rapports sociaux. Simplement, une ère nouvelle s’est ouverte.

La naissance de l’ingénierie sociale

A la fin du siècle, le libéralisme des origines est mort. Les limites en ont été explorées. L’idée d’un « marché autorégulateur » s’est affirmée comme absurde ; son application sans concessions équivaut, dit-on, à détruire la société. La loi et les règlements deviennent les supports constants d’un mécanisme de réforme sociale. Mais, plus profondément, il s’est produit un infléchissement de doctrine. Le libéralisme premier postulait l’existence d’un homo economicus, rationnel, capable de décisions libres face au marché. Il doublait cette hypothèse économique d’une autre, sociologique celle-la : l’affirmation progressive d’un homme social idéal », perfectible et responsable. C’est cette utopie libérale d’un homme abstrait et raisonnable qui bute et s’effondre sur des problèmes tels que la prise de drogue. Les produits qui modifient les états de conscience limitent la liberté humaine : il n’est donc pas de solution simple.

De plus, un autre espace s’est ouvert, en même temps que s’affirmait le positivisme. Polanyi fait d’Owen un étonnant pionnier. L’auteur de La Grande Métamorphose évoque les trois moments constitutifs de la conscience de l’homme occidental : la découverte de la mort, avec l’Ancien Testament, celle de la liberté, avec le Nouveau. Et enfin, la prise de conscience de la société, au temps de la société industrielle : « Aucun grand nom ne s’y attache ; peut-être Robert Owen est-il celui qui a été le plus près de devenir son porte-parole 11. » Dès le début de sa carrière, en tant que chef d’entreprise, Owen s’en prend a « ceux qui ne pensent qu’a acheter bon marché et vendre cher ». Au fil des ans, il entreprend de concilier la recherche du profit et l’expérimentation sociale. Il critique le libre arbitre, et met l’accent sur la malléabilité de l’être social, sur le rôle de la transmission et de l’éducation ; il se fait le promoteur d’une « science des circonstances >> qui doit fonder de nouvelles régulations des relations humaines. Pour résoudre la crise de son temps, il faut une technologie sociale a la hauteur de la technologie industrielle.

Au XIXe siècle, dit Polanyi, un autre cadre s’est affirmé : l’ordre du monde n’est plus voulu par Dieu ; qui plus est, et n’en déplaise aux libéraux, il n’est régi par aucun grand principe métaphysique, pas même celui de liberté. La société est orpheline, elle doit s’inventer elle-même. Une distinction s’est d’abord établie entre la liberté négative, celle du refus, et celle, positive, qui suppose l’interdépendance à l’égard d’autrui. Forçons les hommes à être libres, disait déjà Rousseau. Les restrictions imposées dans le cas de prise de drogue permettent à la société de réaliser pleinement le contrat implicite de coopération qui la fonde. Désormais — tout comme la nature, qu’une législation s’efforce de protéger — la santé et la sécurité font partie de ces « biens premiers » décrits par John Rawls, qui appartiennent à chacun et à tous 12. L’État assure la survie économique de ceux qui ne peuvent pas entre-prendre ; et que l’État protège contre eux-mêmes ceux qui sont tentés de nuire à leur propre santé. La société est un Bien Commun à préserver ; les formes d’interdépendance tissées entre les citoyens, la gestion de l’avenir même, les risques qu’ils prennent, pour eux et pour autrui, tout cela appartient à tous.

Cette théorie est loin de tout résoudre. Une interrogation perdure : invoquer un « bien commun » à l’ensemble des acteurs sociaux, n’est-ce pas prêcher une religion dégradée ? N’est-ce pas ériger la société en « quelque chose de séparé et de supérieur au bien individuel de ses membres », se demande Ayn Rand, »qui suggère que l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne sont les « monuments existentiels de cette théorie sociale de l’éthique 13 ». Un danger menace : que le bien de quelques-uns soit posé en priorité sur le bien des autres, dès lors « dégradés au statut d’animaux sacrificiels ». Et la porte est ouverte à tous les excès de bureaucraties en gloire, qui ont transformé le drogué en bouc émissaire, en ont fait les victimes expiatoires de la Tradition, de la Famille ou de la Vertu.

Emportés par ce courant, et à leur corps défendant, les promoteurs de législations libérales ont été conduits à modifier l’approche des drogues. Il l’ont fait glisser vers la pathologie. La prise de drogue est désormais une « épidémie » comparable aux grands fléaux de l’histoire : la toxicomanie était inventée. Le drogué devient un malade », un intoxiqué ou un aliéné, qui se dédouble en un citoyen abstrait, pleinement responsable, et un malheureux, qui ne l’est plus. Revenu à la raison, le citoyen abstrait remerciera l’État qui a pris en charge le malheureux d’antan, à un moment où il se trouvait égaré, et, au sens strict, hors de lui ». La question est posée de fait dans les tribunaux, dès le XIXe siècle. Des inculpés invoquent leur état, et le plus souvent, obtiennent des circonstances atténuantes. Cette argumentation, si elle ménage les principes, est loin de faire l’unanimité : la pathologisation mène au laxisme. Certains soutiennent donc mordicus que le drogué est un délinquant conscient de ses actes 14. C’est ouvrir un débat qui n’est pas encore clos…

Dans une argumentation qui privilégie les aspects technologiques, on a invoqué la montée d’une dangerosité sociale des pro-duits. Les avancées de la pharmacologie, dans la deuxième moitié du siècle, ont radicalement bouleversé, a-t-on dit, les termes de la discussion sur la liberté qu’on exerce sur son propre corps. Les premières lois qui ont limité la circulation des produits se sont inscrites sur un fond de progrès psychopharmacologiques. Les drogues, chaque jour plus puissantes, étaient devenues des instruments redoutables. Chacun manipulait l’opium, et l’on craignait déjà les conséquences néfastes de cette liberté ; mais permettre à n’importe qui de s’injecter librement de la morphine, ou d’en inonder les membres de sa famille… Autant brader des missiles lance-roquettes dans les supermarchés.

Progressivement, le libéralisme a changé de terrain. Renonçant plus ou moins à se battre sur les principes, il s’est interrogé pragmatiquement sur les dilemmes de l’intervention sociale. Aujourd’hui, les partisans libertariens de la légalisation des drogues fondent leur argumentation sur le coût exorbitant de la répression, si l’on cumule les dépenses de la police, des douanes, de là’ garde et de l’entretien des prisonniers. Plus profondément encore, ils s’en prennent au mécanisme qui sécrète les marchés noirs : la prohibition du produit fait monter son prix ; elle pousse l’usager-trafiquant à l’obtention de gains illégaux, et encourage paradoxalement le prosélytisme… Il n’est pas étonnant, disent-ils, que les trafiquants militent pour le maintien des interdits 15. Mais, pour lutter contre les effets pervers de la prise de drogues, suffit-il d’invoquer, comme autrefois, la responsabilisation individuelle ? Peut-on encore croire en l’inévitable positivité des régulations sociales, quand on les laisse librement jouer ? Nul n’en est véritablement persuadé…

Quoi qu’il en soit, nous sommes définitivement enchaînés à cet État plein de sollicitude — même si nous savons bien mal le gérer —, cet État qui protège les consommateurs contre les entreprises, qui veille à tout moment sur nous, et qui souhaite ardemment nous éviter les tentations de la drogue… Les sciences sociales sont venues, montrant que personne n’est pleinement responsable, au sens où les libéraux l’entendaient. C’est un « homme social » réel, et non plus idéal, qu’il faut considérer. Les débats abstraits sur la liberté virtuelle s’estompent, et laissent place à un casse-tête sociétal. Progressivement, la drogue est devenue un « problème » qu’il faut gérer par une technologie appropriée, mais qu’on ne peut ni « résoudre » ni supprimer 16. La suite de ce volume n’est rien d’autre qu’une description : comment s’est esquissée, dans la prise de drogue, cette ingénierie sociale, dont Robert Owen a ouvert l’espace. Comment l’ambition prométhéenne qui la portait, pour reprendre l’expression de Raymond Aron, s’est aujourd’hui tempérée. Comment elle hésite entre le laissez-faire et l’autoritarisme. Et comment elle tente de se réinventer.

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Notes

5. La liberté déçue et les balbutiements de l’État-Providence

1. HUMBOLDT Wilhelm (von), 1967-8, Ideen zu einem Versuch die Greuzen der Wirksamkeit des Staats zu bestim mers, Berlin.
2. MILL J.S, 1975, « On Liberty », in Three Essays, Oxford University Press.
3. TOCQUEVILLE Alexis (de), 1951, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Gallimard, Paris.
4. SZASZ Thomas, o The War against Drugs »,J of Dr. Issues, vol. 12 no 1, 1982
5. POLANYI Kali, 1944, The Great Transformation; trad. franç., 1983, La Grande Transformation, aux origines poilitiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
6. MOREL Bénedict-Augustin, 1857, Traité des dégénerescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, et des causes qui produisent ces variétés maladives, Paris.
7. LE PLAY Frédéric, 1855, Les Ouvriers européens, Imprimerie Impériale, Paris.
8. SPENCER Herbert, 1863, The Man vs the State; trad. franç. 1884, L’Individu contre l’État, Alcan, Paris.
9. EWALD François, 1985, L’État-Providence, Grasset, Paris.
10. DONZELOT Jacques, 1984, L’Invention du social, essai sur le déclin des passions politiques, Fayard, Paris. Voir aussi : FRASER Derek 1973, The Evolution of British Welfare State: a Histoty of Social Policy since Industrial Revolution, MacMillan, Londres..
11. OWEN Robert, 1821, Report of the County of Lanark of a plan for Relieving Public Distress and Removing Discontent by Giving Permanent Productive Employment to the Poor and the Working Classes, rééd. AMS Press.
12. RAWLS John, 1971, A Theoty of Justice, The Belknap Press of Harvard University Press ; trad. franç. 1986, Théorie de la Justice, Seuil, Paris.
13. LAURENT Alain, 1987, L’Individu et ses ennemis, Editions Pluriel, Hachette, Paris.
14. PERRIN Jean, 1938, La Responsabilité pénale des toxicomanes, Vigot Frères éd., Paris.
15. REUTER Peter, « La politique en matière de stupéfiants aux États-Unis, un triste passé, un avenir douteux», présenté à la Conférence sur l’antiprohibitionnisme, Bruxelles, 29 sept.-1 oct. 1988.
16. BAKALAR James B. and GRINSPOON Lester, 1984, Drug Control in a Free Society, Cambridge University Press, Cambridge, Londres, New York, New Rochelle, Melbourne, Sydney.

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