Article de Libération sur : Peut-on civiliser les drogues

Éric FAVEREAU, Libération, Rebonds, mardi 17 septembre 2002

À propos du livre : Peut-on civiliser les drogues ?

 

L’histoire d’une prise de conscience.

Toxicomanie : 
la 
révolution
 sanitaire

On l’avait joliment surnommée « la fée méthadone », avec sa voix hésitante et sa longue silhouette. Dans le monde de la toxicomanie, Anne Coppel est unique. C’est une des personnalités les plus attachantes, peut-être parce que la plus sincère. Elle s’est parfois trompée, ose le dire. Elle s’est battue surtout. Depuis plus de vingt ans que cette sociologue pratique ce domaine, elle a suivi, subi, ou impulsé toutes les évolutions que la société française a pu connaître. De la « drogue plaisir » des années 70, à « la drogue ce n’est pas une maladie » dans les années 80, puis au tournant majeur pour cause d’épidémie de sida dans les années 90 avec la mise en place de ce que l’on appelle la politique de réduction des risques. Le livre qu’elle vient de terminer lui ressemble, mêlant histoire personnelle et histoire collective. Il analyse avec précision l’émergence d’une parole : celle des toxicomanes. Surtout, le livre décortique comment, peu à peu, se fait jour une politique de santé publique autour de la dépendance. Anne Coppel le fait, d’abord en se regardant, en tentant de comprendre ce que l’on ne voulait ni voir, ni entendre. « Si je me suis engagée avec tant d’ardeur dans la réduction des risques, ce n’est pas tant que je sois une passionnée des drogues : je me suis passionnée par le bouleversement de mes propres croyances… Aujourd’hui, lorsque nous disons  » la désintoxication ne doit pas être un préalable aux soins  » nous avons le sentiment de dire une évidence qui ne peut être contestée. Il aura fallu presque dix années de sida pour que nous puissions la formuler. »

À l’époque, cette évidence ne se voyait pas : les toxicomanes devaient d’abord être sevrés avant que l’on ne s’occupe du reste. Aveuglement étonnant qui s’est traduit par des non-décisions dramatiques. Comme le retard dans la distribution libre de seringues, puis plus tard la lenteur dans la mise en place des produits de substitution. « Dès que les seringues ont été mises en vente libre, 60 % des injecteurs ont cessé de partager leurs seringues et le nombre d’injecteurs n’a pas augmenté pourtant. » Il n’empêche, on ne le faisait pas. Anne Çoppel raconte la lente maturation, les premières expériences : aux Etats-Unis, en 1967 dans le ghetto noir de Chicago, un psychiatre entreprend de traiter la dépendance à l’héroïne, avec de la méthadone, encore expérimentale. Ou l’élaboration du Mur du respect, en 1977 : un mur couvert de peintures de couleurs vives, illustrant les droits civiques d’une Amérique pauvre, noire et fière de l’être. De l’autre côté du mur, un des plus anciens lieux de drogue de Chicago. En France, il faudra attendre encore. Anne Çoppel raconte le Congrès mondial sur le sida de Berlin en 1992. Les toxicomanes sont décimés par le virus. La réduction des risques se fait un peu partout dans le monde occidental. «Et vous, qu’est-ce que vous faites en France», lui demande-t-on. « C’est là, dit-elle, que je me rends compte de notre retard. » Ce n’est qu’après ce déclic qui se fait chez elle et chez quelques autres, que la France va changer de situation. En particulier, grâce à Simone Veil qui ouvre la porte à des programmes massifs de substitution. Anne Çoppel raconte de l’intérieur cette révolution sanitaire, aujourd’hui toujours fragile.

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