Réfléchir à une autre politique des drogues

Tribunes / Libération

Le débat s’ouvre, enfin ! Et pourtant, en 2007, l’adoption de la politique de tolérance zéro en matière de drogue n’a pas suscité le moindre débat et nul ne s’interroge sur ses résultats. Les usagers de cannabis payent le prix fort de la politique du chiffre tandis que la réduction des moyens policiers limite la lutte au petit trafic de rue et aux dénonciations entre rivaux. Principal résultat : une exacerbation inouïe de la violence, avec règlements de compte et renforcement des organisations clandestines qui imposent leur loi. Il faut féliciter la commission Vaillant d’avoir eu le courage de rompre le consensus sur la guerre à la drogue. Son diagnostic : l’échec de la lutte contre le trafic de cannabis. La légalisation contrôlée du cannabis est une proposition réfléchie, même si aucun pays ne l’a encore expérimentée. Encore faut-il être précis sur ses modalités et ses objectifs : dans quelle mesure pourrait-elle endiguer le trafic ? Que deviendraient ceux qui en vivent actuellement ? Un monopole d’Etat est-il envisageable dans un contexte de recul des services publics ?

Ce que le débat public français ignore avec constance, ce sont les avancées du débat international fondées sur deux constats : a) l’objectif d’éradication des drogues est irréaliste ; b) il est illusoire d’espérer un consensus sur l’abolition de la prohibition internationale dans un avenir prévisible. Il faut sortir de l’alternative du tout ou rien, et apporter des réponses immédiates en développant les actions dont les résultats font consensus parmi les experts (1). Si la politique portugaise est au cœur du débat international, c’est que ses résultats l’opposent en tout point à la politique de tolérance zéro menée depuis deux décennies aux Etats-Unis. D’un point de vue législatif, l’avancée tient à la décriminalisation de l’usage et de la détention de toutes les drogues pour dix jours de consommation. Voilà qui interdit l’incarcération des usagers au contraire de la France avec ses 9 000 incarcérations pour usage et détention l’an dernier. Les pratiques policières en ont été profondément modifiées. Tandis que les consommateurs sont systématiquement renvoyés au système de santé, les services répressifs se consacrent à deux priorités : lutter contre le grand trafic international d’une part, garantir la sécurité au quotidien d’autre part.

La grande scène de Lisbonne avec ses dealers et ses consommateurs a été dispersée, mais la revente dans la rue est tolérée dans de petits espaces publics à condition de ne pas gêner l’environnement. La rue a été pacifiée, la police se consacre aux conséquences négatives du trafic. Associée à un accès large aux traitements, cette politique de santé axée sur la réduction des risques a permis de réduire les consommations problématiques, l’injection, les overdoses et les maladies infectieuses, résultats également observés en France jusqu’en 2001. Mais, tandis qu’en France, le nombre des consommateurs a augmenté d’un million depuis cinq ans (soit 13 millions au total), il a régressé au Portugal chez les 15-24 ans. Les usagers interpellés sont renvoyés aux commissions de dissuasion avec pour mission la prévention des consommations problématiques des plus jeunes et l’accès aux soins selon les besoins. En dix ans, le Portugal a surmonté une situation aussi catastrophique pour la sécurité que pour la santé. Cette politique fait désormais consensus.

On sait aujourd’hui quelles actions protègent effectivement la santé et quelles actions sont contre-productives. On a moins de certitude concernant la sécurité. Comme dans la santé, il faut définir les priorités de l’action publique en fonction des réalités de terrain. Limiter l’emprise du trafic est un premier objectif. Les prescriptions médicalisées, pour les opiacés comme pour le cannabis, y contribuent. L’autoproduction est actuellement une réalité de terrain dont il faut prendre acte. La légalisation contrôlée du cannabis est un pas de plus. Personnellement, j’y suis favorable, mais une telle expérimentation doit être mise en cohérence avec une politique globale qui, a minima, exclut la criminalisation de l’usage des drogues. L’urgence de l’heure est de décharger les policiers des tâches inutiles – pourchasser les simples consommateurs – pour qu’ils puissent contribuer à la pacification des quartiers. Il y a des questions que l’on ne sait pas résoudre, comme le trafic international de drogues, les paradis fiscaux, le trafic d’armes. Mais l’expérience et les connaissances acquises sont suffisantes pour orienter l’action publique dans la bonne direction, celle qui protège au mieux la santé et la sécurité.

Les Français ne le savent pas, mais le changement est déjà à l’œuvre. En 2009, l’ONU a reconnu les actions de réduction des risques définies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La France s’y était d’ailleurs opposée car cette reconnaissance implique de renoncer à l’objectif d’éradication des drogues. C’est un pas modeste mais, quand tous les pays en auront tiré les enseignements dans la répression comme dans la prévention, ce sera un tournant majeur. Le changement se construit pas à pas dans la négociation et l’expérimentation pour déboucher sur de nouvelles régulations.

(1) Global Commission on Drug Policy Report, juin 2011.

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