Cocaïne, tempus fugit

Dans l’intimité des drogues
Mario Sanchez (sous la direction de.)
Collection Mutations, Editions Autrement, pp. 12-23.

 

Coco ! Perroquet vert de concierge podagre
Coco ! Cri avorté d’un coq paralytique
Coco ! Femme de Loth pétrifiée par Sodome
Coco ! Fruit défendu des arbres de l’Afrique
Coco ! La putain pâle aux yeux décomposés
Tabac pour la concierge et coco pour la grue !

L’Ode à Coco que Robert Desnos écrit en 1919 traverse, échevelée, les océans et les âges, fait s’agiter un curieux bestiaire de coq paralytique, de chimpanzés moqueurs et de blancs goélands. Mais ces images sont loin d’évoquer pour nous la cocaïne. Dans les années 1920 en France, la coco était vulgaire, au mieux festive et vaguement crapuleuse. Le poète lui préférait l’aristocratique opium – « qui mieux que toi, coco, me bleuira les yeux» -, fidèle en cela à la tradition littéraire française. Aujourd’hui – mais pour combien de temps ? -, la cocaïne est par excellence la drogue des riches, celle de la jet-set, des golden boys ou même, murmure-t-on, des plus éminents politiques. Dans le monde anglo-saxon, la cocaïne a emprunté à maintes reprises le chemin qui va de l’exaltation à l’anathème, du « remède inoffensif contre le cafard» au « troisième fléau de l’humanité» qui transforme les Nègres en violeurs et qui, ô merveille, les rend insensibles aux balles, au point de « résister aux chocs mortels». Les Français n’ont pas souvenir de tels excès. C’est bien un Français qui a inventé le vin de Mariani1 et les Français Jules Verne, Émile Zola, Thiers, Gambetta, Foch, Henri Bordeaux l’ont apprécié; mais, à l’inverse de l’opium des conquérants de l’Orient, de la morphine décadente, la cocaïne a laissé peu de traces dans la littérature française. L’Ode à Coco de Desnos est une exception, encore s’agit-il d’une facétie de jeune homme -Desnos a tout juste dix-neuf ans …

dans-intimite-droguesNous avons oublié que la cocaïne a joué un rôle clé dans notre histoire puisqu’elle est à l’origine de la première loi de prohibition française votée en 1916. En pleine guerre mondiale, une campagne de presse dénonça les « planqués» qui, au lieu de soutenir le moral des troupes, se livraient au vice et au lucre. Derrière les volets clos aux lumières tamisées qu’imposaient les ordonnances de police, des scènes excentriques, des malheureux pris d’insomnie poussent des cris affreux. La coupable ? La cocaïne, l’arme des Boches », fabriquée par la puissante pharmacie allemande et qui « atteint le physique chez les hommes et le moral chez la femme ». La vogue de la cocaïne a commencé juste avant la guerre de 1914, mais le scandale devient public avec la campagne que mène la presse contre les trafiquants et les dégénérés qui font la fête alors que le pays entier pleure ses morts. Les parlementaires, de gauche comme de droite, se rallient sans discussion à la campagne. La Santé, la Patrie, la Révolution font l’union sacrée, et la loi de 1916 est adoptée, en conformité avec les conventions internationales signées quelques années auparavant. L’interdiction toutefois n’a pas les effets escomptés. De retour de guerre, c’est l’explosion. Paris est une fête. Les Américains viennent y boire l’alcool que la prohibition leur interdit, mais la cocaïne est aussi de la partie. La garçonne, héroïne du roman de la femme libérée, en tâte bien que, comme Desnos, elle lui préfère l’opium. Il y aurait eu 80 000 cocaïnomanes à Paris en 1924 selon le préfet de Paris de l’époque – plus qu’aucun chiffre officiel récent. La popularité de la cocaïne aura été éphémère. Au tournant des années 1930, elle sombre dans l’oubli. Elle commence seulement à surgir de l’ombre.

Bruit de fond dans les oreilles d’un sourd

Imperceptible, la cocaïne a suivi un chemin souterrain. Au tout début des années 1970, elle est bien consommée dans le mouvement de la contre-culture, mais le débat public se focalise sur le cannabis et le LSD, puis l’héroïne occupe le devant de la scène. Tandis que les représentations françaises de la drogue se réfèrent exclusivement à l’héroïne, personne ne remarque qu’il est peu d’héroïnomanes qui n’aient consommé de la cocaïne, même si c’est de façon temporaire. Dans les armées 1980, la cocaïne est tout juste une rumeur. Nous avions bien quelques échos de la frénésie anglo-saxonne, de la passion qui s’était emparée des puissants de ce monde, et, sous influence américaine, le show-biz, les médias, le monde de la finance étaient soupçonnés d’en consommer. Ces consommations ont laissé peu de traces dans les esprits, et le débat sur la cocaïne est resté marqué du sceau de l’étranger. Tout cela se passait ailleurs, outre-Atlantique, outre-Manche au plus proche. Les rares articles ou émissions consacrés à la cocaïne pendant les vingt dernières années ont porté sur le trafic international, le cartel de Medellin ou de Cali, loin, très loin d’ici. Dans les médias, la cocaïne s’impose comme le symbole du capitalisme, avec sa double face : performance et compétition d’un côté, trafic international et circuit de l’argent sale de l’autre. Tout fonctionne comme si ce produit d’importation ne parvenait pas à prendre racine chez nous.

Au regard des statistiques des années 1990, les experts n’ont pas manqué de s’interroger: y a-t-il réellement des usagers de cocaïne en France ? Dans l’enquête la plus récente datant de 1999, le pourcentage des adultes de 18 à 44 ans qui l’ont expérimentée atteint 2%. Dans les enquêtes précédentes, c’était nettement moins. Le pourcentage des interpellations pour cocaïne reste dérisoire. Jusqu’en 1997, il varie de 0,2% à un maximum de 1,3%, sans indice net d’une progression. En 1998, il passe à 3%, mais l’augmentation est principalement due aux crackers parisiens. Un chiffre cependant contredit tous les autres, c’est celui des saisies de cocaïne. De 1980 à 1989, la moyenne annuelle des saisies de cocaïne est de 324 kilos pour 180 kilos d’héroïne; de 1990 à 1999, la moyenne annuelle s’élève à 1,9 tonne contre 441 kilos d’héroïne.

Si des tonnes de cocaïne circulent, c’est qu’il y a des consommateurs. Comment comprendre leur mystérieuse invisibilité? C’est que la visibilité des drogues illicites répond à des règles précises : soit elle est perceptible par ses effets sanitaires et sociaux, soit elle est revendiquée par ceux qui en usent. La cocaïne n’est associée ni au SIDA ni aux overdoses. Officiellement, neuf overdoses mortelles lui sont attribuées en 1999, mais la possibilité même d’overdose de cocaïne est bien souvent déniée. On ignore qu’elles représentent la moitié des overdoses mortelles en Espagne. Les médecins français, peu sensibilisés aux pathologies associées à l’abus de cocaïne, ne les recherchent pas, et il en est de même des psychiatres, à l’inverse de leurs confrères américains. Dans l’opinion publique, la cocaïne n’est pas davantage associée à la violence et à la délinquance de rue, si ce n’est, comme aux États-Unis, sous la forme de crack2, et seulement pour un quartier de Paris. Comme aux États- Unis il y a quelques années, la cocaïne jouit d’une bonne réputation qui, précisément, contribue à sa diffusion. Car, contrairement à une idée admise, les usagers de drogues ne recherchent pas le risque a priori. Le consommateur rêve d’une bonne drogue qui aurait toutes les merveilleuses propriétés des mauvaises sans leurs dangers. C’est seulement lorsqu’une drogue a une réputation d’innocuité parmi ses consommateurs qu’elle peut être revendiquée haut et fort, avec cette précaution supplémentaire pour les consommateurs d’être protégés par le nombre. Le cannabis répond à cette double exigence, au contraire de l’héroïne. Curieusement, la bonne réputation de la cocaïne reste souterraine. Elle n’a jamais acquis le statut de drogue douce auquel elle devrait pouvoir prétendre au regard de ses qualités. C’est que l’expérience des consommateurs est beaucoup plus ambivalente que ne le laisse supposer sa réputation. Certes, des milliers d’usagers (aux États-Unis, il y en aurait eu jusqu’à 10 millions) en maîtrisent l’usage, ce que démontrent des recherches menées aux Pays-Bas par Peter Cohen et en France par le Dr Ingold3. L’usager occasionnel sait d’expérience que la cocaïne est une alliée qui l’aide, selon ses désirs, à travailler, à s’amuser, à créer ; il constate qu’elle est tout à fait compatible avec la vie en société. Il sait aussi qu’il peut en abandonner l’usage sans inconvénient majeur, ni gueule de bois, ni souffrance physique. Comment pourrait-il prendre au sérieux le discours alarmiste des experts ? Tout au plus l’usager occasionnel peut-il attribuer les « troubles psychiques», la «grande instabilité de l’humeur», les « délires paranoïdes » qu’il peut constater chez certains à des « personnalités fragiles », comme l’écrit du reste la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) dans la brochure Savoir plus risquer moins destinée au grand public.

Cache-cache

Ceux qui ont approché la cocaïne de beaucoup plus près apprennent, souvent à leurs dépens, à devenir plus circonspects. Il suffit de lire 99 F de Frédéric Beigbeder4 pour constater qu’il y a en France des cercles qui ont acquis une expérience de l’abus; et ce n’est pas un hasard si ce savoir d’expérience vient du milieu de la publicité. Il faut en effet des années d’expérience collective pour que la relation entre troubles psychiques et abus de cocaïne puisse être reconnue à coup sûr. Protégé par un sentiment d’invulnérabilité, voire de toute-puissance, celui qui abuse de la cocaïne prend difficilement conscience qu’il perd pied, et c’est aux proches qu’il revient de donner l’alarme, lorsque le discours volubile, l’impatience, l’interprétation tendancieuse deviennent des obstacles à toute forme de relation. Imperceptibles également sont les processus qui conduisent à la consommation compulsive .. L’héroïnomane est averti de sa dépendance par des douleurs. Le cocaïnomane ne ressent rien de semblable, il a tout juste une « irrésistible envie» d’en reprendre, envie que les Anglo-Saxons ont différenciée, à juste titre, de la dépendance en adoptant le terme de « craving (5) ». il faut une grande intimité avec le produit pour en connaître les pièges qui agissent au plus secret de nos fonctionnements psychiques. L’expérience française de la cocaïne, incluant consommateurs et non-consommateurs, en est à ses premiers pas.

À défaut d’une expérience française, nous héritons des imageries américaines qui font de la cocaïne une drogue récréative, branchée, chère et inoffensive qui s’oppose à son frère jumeau diabolique, le crack, bon marché, puissant, lié au crime et à la pauvreté. C’est que l’une est consommée par les riches et l’autre par les pauvres. Le bien et le mal ont ainsi pris aux États-Unis deux noms différents, mais les effets de l’un et de l’autre doivent être attribués à un même et seul produit. Le mystère de la double face de la cocaïne tient à une formule: « Drug, set and setting », traduite en français par : « Un produit, une personne (ou plutôt son état d’esprit), un contexte »; et dans « contexte », il faut comprendre qui consomme le produit, les croyances qui y sont associées, les effets recherchés en même temps que les façons dont le produit est consommé. Comme pour toutes les drogues, les doses, mais également les fréquences ou les voies d’absorption en déterminent les effets. La cocaïne, plus encore que toute autre drogue, peut prendre tous les masques, du sage et savant Dr Jekyll au diabolique Mr Hyde. La cocaïne consommée intensivement est aussi différente de la cocaïne occasionnelle que peut l’être le verre de bordeaux bu pendant un bon repas et la bouteille de whisky ou de vodka consommée à jeun en guise de petit déjeuner. Aussi, la progression de la cocaïne n’est pas linéaire. Si, dans la phase de « lune de miel» de la rencontre avec le produit, les premiers initiés ne manquent pas d’en vanter les mérites, ils adoptent à l’expérience un silence prudent, ce silence auquel Freud lui-même s’est résolu, renonçant à interpréter, comme il se le proposait, les raisons de la « cocaïnophobie ». La cocaïne peut se diffuser largement, elle a quelques atouts pour le faire, mais, loin d’acquérir le statut de « drogue douce», elle hérite, plus ou moins rapidement selon la façon dont elle est consommée, des imageries diabolisantes que nous avons crues propres à l’héroïne. Aussi y a-t-il de grandes chances que la cocaïne prenne dans les années à venir un visage que nous ne lui connaissons pas encore. Car elle est en pleine progression, en France comme plus généralement en Europe.

À la rencontre de nouveaux usages

Grâce au rapport TREND (6) (Tendances récentes et nouvelles drogues) publié par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies en juin 2001, nous commençons à prendre la mesure de la diffusion de la cocaïne dans la société française. Les consommateurs de cocaïne, on l’a vu, ont échappé aux statistiques de police comme ils ont échappé en grande partie au monde médical. Le seul moyen de savoir ce qui se passe, c’est d’aller à la rencontre des consommateurs, « là où l’action se passe ». Sans la nouvelle politique dite de « réduction des risques liés à l’usage de drogues », une telle observation était inenvisageable. Avec l’épidémie de SIDA s’est imposée l’idée que les usagers de drogues doivent pouvoir protéger leur santé même s’ils consomment des drogues. Des équipes vont désormais au-devant des usagers de drogues et informent les consommateurs sur les produits et leurs effets selon la logique de la réduction des risques qui veut qu’il vaut mieux consommer les drogues les moins dangereuses et de la façon la moins dangereuse possible. Dans la rue, les équipes offrent en outre seringues ou préservatifs. D’autres vont dans les raves et free parties, où elles font parfois du testing (7) qui doit permettre d’identifier la présence ou non d’ecstasy dans la pilule. L’action de ces équipes délimite les lieux où est recueillie l’observation, l’« espace urbain » ou les rues connues pour être des lieux de rencontre d’usagers de drogues et l’ « espace festif» dans les raves, freeparties ou technivals. La cocaïne peut être consommée dans d’autres contextes tels les fêtes privées ou le milieu du travail, mais, pour observer un milieu, il faut des observateurs qui y pénètrent et qui comprennent ce qui s’y passe. Dans les deux types de lieux observés, espace festif comme espace urbain, la cocaïne est aujourd’hui en phase de diffusion large. Dans ces deux espaces, il s’agit d’une évolution récente.

L’espace festif est en principe le lieu privilégié de l’ecstasy, toujours consommée mais qui serait aujourd’hui dans une phase dite « plateau ». La cocaïne est consommée dans un contexte général de montée des drogues récréatives qui a marqué les années 1990 bien au-delà du mouvement techno. Le principal indicateur quantitatif de cette montée a été le doublement en dix ans des usagers réguliers de cannabis. Autre caractéristique de ces consommations récréatives, elles mêlent le plus souvent différentes drogues, licites ou illicites, qui font alterner les états de conscience en fonction des effets recherchés. Les drogues stimulantes, cocaïne en tête mais aussi amphétamines et même free base (c’ est-à-dire crack qui change de nom en même temps que de contexte) y occupent désormais une place privilégiée. Comme toujours lorsqu’il s’agit de séduire de nouveaux consommateurs, la pureté augmente et les prix baissent, il y a dix ans, 1 gramme de cocaïne pouvait coûter de 153 à 183 euros ; aujourd’hui, il peut coûter entre 61 et 92 euros, voire moins. Soit une diminution de plus de la moitié.

Autre scène de la drogue, celle de la rue. Sur le modèle américain, c’est le crack auquel nous nous attendions. Entre 1992 et 1993, le crack, ou plus exactement en France la « galette », a bien fait son apparition à Paris. Elle s’est emparée de la place Stalingrad. Avec la répression, elle s’est dispersée dans tout le quartier, de la Goutte d’Or à la porte de la Chapelle. Des boulevards extérieurs, les crackers ont gagné quelques villes de la banlieue nord. La « galette », consommée et vendue par des réseaux antillais et africains sur le même mode que le crack américain, allait-elle s’emparer des quartiers pauvres ? L’explosion n’a pas – ou pas encore ? – eu lieu ; plus précisément, le crack a rencontré une redoutable concurrente, la cocaïne. Selon le projet TREND, le crack serait encore en phase de diffusion restreinte, alors que la cocaïne est beaucoup plus accessible en ile-de-France comme dans le Midi ou le Nord. Cette drogue de riches est ainsi en passe de remplacer l’héroïne là où elle était souveraine, c’est-à-dire dans la rue. Plus de la moitié des héroïnomanes sont désormais en traitement de substitution, et l’héroïne, plus chère, est réservée aux périodes fastes, comme l’arrivée du RMI. Lorsqu’ils consomment cocaïne ou crack, les héroïnomanes ont, en grande partie, adopté l’injection qu’ils utilisaient pour l’héroïne. Injectés, les deux produits suscitent également un flash (8) violent. Ce mode de consommation se contrôle très difficilement. Alors que les consommateurs d’héroïne avaient majoritairement adopté la seringue personnelle, après une nuit de folie où les flashs succèdent aux flashs (de 10 à 25 injections pour une nuit de cocaïne), qui est capable de dire à qui appartient la seringue qui traîne par terre ? Pour la réduction des risques, la diffusion des stimulants injectés est une très mauvaise nouvelle. Différentes régions françaises y sont confrontées, mais aussi l’Italie ou l’Espagne, tandis qu’au niveau mondial l’injection de cocaïne se diffuse en Amérique latine avec des effets semblables à l’injection d’amphétamines répandue en Europe de l’Est. Outre les pathologies cardiaques, particulièrement fréquentes et aiguës avec la cocaïne, les cocaïnomanes comme les héroïnomanes sont confrontés à toutes les pathologies somatiques qu’engendre l’injection, des septicémies au SIDA en passant par les hépatites. La consommation de cocaïne, devenue drogue de rue, s’accompagne, tout comme celle d’héroïne, d’un mode de vie délinquant qui participe aux modes d’approvisionnement. Elle y ajoute, comme le crack, une violence dans les relations interpersonnelles qui pourra faire regretter les temps de l’héroïne.

Aux États-Unis comme en France, les traitements de substitution ont parfois été incriminés de faire le lit de la cocaïne. De fait, lorsque les héroïnomanes en traitement de substitution continuent de rechercher l’intensité (c’est le cas d’une petite minorité, de 10 à 30 %au maximum), ils peuvent se tourner vers les stimulants, cocaïne ou crack selon les lieux. Mais la vogue de la cocaïne est loin de se limiter aux héroïnomanes reconvertis. La demande est beaucoup plus large, l’offre aussi. En 1993, j’ai contribué à l’ouverture du premier programme méthadone (9) de la banlieue parisienne à Bagneux. La ville était alors connue pour être un haut lieu du trafic d’héroïne, une héroïne de très bonne qualité, au contraire de l’héroïne de rue de Paris. Dès 1995, héroïne et cocaïne étaient également proposées dans les cités consacrées au deal. Une cocaïne généralement de bonne qualité semble avoir pris le dessus, et, répression aidant, le trafic s’est étendu aux villes voisines, d’Antony à Châtenay- Malabry. Que s’est-il passé exactement ?

Cocaïne en Europe : réalités ou bac à sable?

L’année 2000 s’est achevée sous la neige à Madrid. Le 31 décembre, le quotidien El Mundo lui offre la première page : « Au son des douze coups de minuit, 775 000 Espagnols pourraient consommer de la cocaïne, selon une étude de l’Observatoire espagnol des drogues. » Les quantités et les prix explosent pendant les fêtes. Madrid n’est pas la seule capitale européenne à consommer de la cocaïne. À Londres, à Berlin, à Milan, à Rotterdam, la cocaïne circule largement, il se dit souvent qu’au tournant des années 1990, après saturation du marché américain, le cartel de Cali aurait décidé d’investir systématiquement l’Europe. Les cartels ont certainement créé de nouvelles filières, mais la cocaïne s’était déjà frayé un chemin vers l’Europe. Contrairement à une légende entretenue par les États-Unis, le trafic de cocaïne n’est pas tenu par une organisation tentaculaire qui en maîtriserait toutes les étapes. Une des caractéristiques du trafic moderne est son éclatement. Des mafias internationales tiennent des secteurs précis, des zones géographiques, des circuits de blanchiment de l’argent. Ces mafias sont relayées par des initiatives variées, du narcotourisme à la mutualisation des fonds de réseaux d’usagers, en passant par l’organisation familiale qui utilise ses connexions internationales. Lorsque les usagers de drogues sont intégrés socialement, ils s’organisent souvent sur un petit pied pour s’assurer des produits de qualité. La vente en appartement est la mieux protégée. L’Observatoire géopolitique des drogues décrit l’activité typique d’un dealer d’appartement à Paris, dealer qui se doit d’être « multicarte » pour répondre à la demande : le haschich (46 euros les 12 grammes), l’héroïne (46 euros le gramme) et la cocaïne (76 euros le gramme), tels sont les produits de base, avec des prix comparables à ceux de la rue mais avec une qualité garantie. Ce trafic se limite à des réseaux d’usagers précis, et les quantités se comptent plus souvent en dizaines de grammes qu’en kilos. Dans la rue, des quartiers ou même des villes peuvent être tenus par un réseau qui détient le monopole de la vente, sans qu’on connaisse bien les sources d’approvisionnement. L’organisation française du trafic de la cocaïne est en fait bien mal connue. Quelques grandes enquêtes judiciaires ont démontré l’implication du milieu français traditionnel, ou plus précisément de trafiquants reliés au milieu qui utilisent comme ressources les relations que le milieu français a nouées dans le trafic international mais aussi dans le monde de la finance, et certainement – bien qu’aucun scandale n’ait encore éclaté – dans le monde politique. Les mafias italiennes sont relativement bien connues, la Suisse a entrepris de laver son linge sale, des scandales politiques ont éclaté en Grande-Bretagne. Depuis le sommet de l’Arche à Paris en 1989, la France a adopté la rhétorique belliqueuse de rigueur, mais ni dans le blanchiment de l’argent sale, ni dans les connaissances des réseaux français de trafic, ni dans les progrès de la corruption nous n’avons à ce jour obtenu des résultats convaincants. Est-ce à dire qu’il ne se passe rien en France, que nous serions seulement les pauvres victimes de grands trafiquants internationaux? Ce fut longtemps le discours officiel. Quelques enquêtes aujourd’hui en cours interdisent de le tenir plus longtemps.

Selon le dernier rapport de l’Observatoire géopolitique des drogues, l’espace Schengen est devenu le plus important marché de drogue de la planète. Et la cocaïne occupe la première place par la circulation d’argent qu’elle génère. Les chiffres de la drogue donnent le tournis, et particulièrement ceux de la cocaïne. Les experts du GAFI (Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux) évaluent de 40 à 50 tonnes la cocaïne consommée en Europe, soit un chiffre d’affaires de 6,7 milliards de dollars, dont peut-être près de 800 millions d’euros pour la cocaïne en France. Le rapport du GAFI de 1998-1999 décrit les procédés utilisés par les réseaux de blanchiment : le recours à la monnaie électronique, la vitesse des transferts, le développement de la banque directe, les sociétés offshore et enfin l’utilisation des marchés financiers. « Les fonds illicites risquent-ils de submerger l’économie mondiale? Le stock d’argent criminel aurait-il atteint la masse critique au-delà de laquelle son intégration dans l’économie licite pose problème ? » Ces questions sont posées très sérieusement dans les rapports officiels du GAFI, chargé de la lutte internationale, ainsi que dans différents rapports sur le crime organisé, sans qu’on puisse apporter de réponse. Pour le moment, le blanchiment des milliards de dollars générés par le narcotrafic se révèle incontrôlable. On sait seulement qu’il enrichit d’abord les économies des pays développés, dont l’Europe …

Il est plus facile de s’investir dans la lutte contre la petite criminalité que dans le contrôle de la circulation de l’argent sale. Après les États-Unis, le tournant est pris en Italie, qui privilégie désormais les politiques sécuritaires au détriment de la lutte antimafia. « L’enthousiasme qui a accueilli les résultats exceptionnels atteints par les équipes antimafia s’est refroidi. […] la lutte contre la petite criminalité sert d’exutoire aux sentiments d’incertitude et d’intolérance de l’opinion publique [ … ] avec pour cible les éléments les plus marginalisés de la société : immigrés, nomades et toxicomanes (10). » Avec une augmentation de 487 % entre 1985 et 1995 de détenus pour drogues dans les prisons américaines, les partisans de la « tolérance zéro » se targuent d’avoir gagné la guerre contre le crack. C’est oublier que la répression n’a pas de prise si elle ne rencontre, d’une manière ou d’une autre, l’assentiment des consommateurs. Aux États-Unis, les habitants des quartiers pauvres ont appris à se défier du crack tandis que la consommation de cocaïne se stabilise, voire recule dans les classes moyennes. Les uns et les autres ont pu constater les effets néfastes de l’abus – l’homme est plus raisonnable qu’on ne croit. Au regard du luxe de moyens déployés dans la guerre à outrance, les politiques de réduction des risques qui font appel à l’information et au bon sens des consommateurs semblent bien dérisoires. Et cependant, ce sont les seules politiques qui, en matière de drogues, ont obtenu quelques succès ; si toutefois les objectifs de la guerre contre la drogue sont bien d’en prendre le contrôle. Rien n’est moins sûr. Les grandes puissances se refusent aujourd’hui à se donner les moyens d’un contrôle de l’argent sale. La lutte contre le terrorisme ne fait pas le poids ; le trafic de drogues est trop utile. On connaît assez bien le rôle de la CIA dans le trafic de l’héroïne en Asie du Sud-Est ; on connaît au moins partiellement son rôle en Amérique latine. La guerre dans laquelle les États-Unis se sont engagés en Colombie est « une guerre perdue » au regard de la lutte contre la cocaïne; elle ne l’est pas au regard de l’emprise des États-Unis sur ce continent (11). Puissent les pays européens y réfléchir à deux fois avant de s’engager à leur tour dans la guerre contre les pauvres au nom sacré de la lutte contre la drogue …

 

NOTES

1 – Préparation stimulante à base de coca inventée au XIXe siècle et commercialisée par un chimiste corse qui lui a donné son nom (NOLR).

2 – Le crack (ou free base) est un mélange de codéine. de bicarbonate de soude et d’ammoniaque qui se présente sous la forme de petits cailloux dont l’usager inhale la fumée après les avoir chauffés. Cette opération provoque des craquements. qui donnent son nom au crack (NDLR).

3 – Peter Cohen, Cocaïne Use in Amsterdam in Non Deviant Subcultures, Amsterdam, UVA, 1989; François· Rodolphe Ingold et Mohamed Toussirt, Approche ethnologique de la consommation de cocaïne à Paris, Paris, JREP,1992.

4 – Frédéric Beigbeder. 99 F. Paris. Grasset & Fasquelle. 2000.

5 – « Désir ardent », « appétit insatiable », « pulsion irrépressible de consommation » (NDLR).

6 – Le projet TREND est un nouveau dispositif qui a pour but de « détecter les phénomènes émergents et comprendre les contextes et les modalités d’usage »

7 – Opération de vérification rapide de la nature et de la pureté d’une substance psychoactive proposée sur le marché clandestin le testing est effectué sur les lieux mêmes de distribution et de consommation. (NDLR).

8 – Effet fulgurant, intense, ressenti lors de l’injection intraveineuse d’une substance psychoactive, notamment d’héroïne et de cocaïne (NDLR).

9 – Opiacé de synthèse, d’action pharmacologique voisine de celle de la morphine, prescrit dans le cadre du traitement de substitution des héroïnomanies (NDLR).

10 – Rapport de l’Observatoire géopolitique des drogues, La Géopolitique mondiale des drosues 1998-1999. avril 2000. Ce dernier rapport annuel est en quelque sorte le testament de cet organisme qui, faute de moyens, n’a pu poursuivre son excellent travail.

11- Cf. Jean-François Boyer, La Guerre perdue contre la drogue, Paris, La Découverte, 2001.

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