Gérer la toxicomanie

Une conférence inter-universitaire sur la prise en charge des héroïnomanes a confirmé l’intérêt des produits de substitution

Les tenants de l’abstinence à tout prix ont cette fois, semble-t-il, définitivement perdu la partie. Le pragmatisme a eu finalement raison du conflit idéologique qui, depuis des années, opposait, parmi les spécialistes de la prise en charge des héroïnomanes, partisans et adversaires des produits de substitution. Comme vient de le montrer la première conférence inter-universitaire sur les traitements de substitution à la toxicomanie aux opiacés, organisée les 23, 24 et 25 juin à la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), le débat s’est à présent déplacé de la querelle de fond à une discussion plus technique sur les différents médicaments susceptibles de se substituer à l’héroïne. Les pouvoirs publics eux- mêmes ont tranché.

Dimanche 26 juin, à l’occasion de la Journée mondiale contre la drogue, en visite dans un service de soins pour toxicomanes à l’hôpital Laënnec, à Paris, Simone Veil, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville, a répondu à l’adresse d’un médecin qui s’inquiétait de la  » priorité  » donnée aux produits de substitution :  » Si nous ne faisons rien, on nous rendra responsables de la mort des toxicomanes (…). La méthadone n’est pas une priorité, mais tous les morts se valent. Les toxicomanes ne sont pas des parias, et je ne trie pas les vies à sauver entre les bonnes et les mauvaises.  » La toxicomanie à l’héroïne peut-elle être considérée comme une maladie chronique ? Le jury de la conférence, présidé par le professeur Boyan Christoforov (hôpital Cochin, Paris), a bien résumé la question :  » Quand on aborde le problème de la substitution médicamenteuse à l’héroïne, il est impossible de faire l’économie d’une réflexion philosophique sur le statut de la toxicomanie dans la société : ou bien la toxicomanie est intolérable et ne peut être que combattue (…) ; ou bien la dépendance aux drogues est définie comme une maladie chronique, dont la guérison est chez certains malades lointaine, voire impossible. On peut alors poser le principe d’un traitement par maintenance.  » Tranchant implicitement en faveur de la seconde proposition, le jury a tenu à préciser que  » la mise en place de programmes de substitution n’implique en aucun cas l’abandon des politiques de prévention contre l’usage de l’ensemble des produits toxiques « .

Depuis que le gouvernement de M. Balladur a décidé, en septembre 1993, de multiplier les places dans des programmes de distribution de méthadone, une polémique s’est développée autour des médicaments de substitution, dont les prescripteurs ont été taxés de  » dealers en blouse blanche « . Les substances utilisées dans ce contexte thérapeutique, sans provoquer aucun effet de jouissance, induisent en effet à des degrés divers une tolérance (nécessité d’augmenter les doses) et une dépendance physique chez les toxicomanes ainsi traités.

A la conférence de Châtenay-Malabry, les experts ont enterré la hache de guerre (1). Praticiens hospitaliers et libéraux ont confronté leurs expériences de délivrance aux héroïnomanes de différents médicaments : la méthadone, la buprénorphine, le sulfate de morphine, le dextromoramide, le dextropropoxylphène, la naltrexone, la naloxone, le levo-alpha-acétyl-methadol (LAAM) _ une nouvelle méthadone à effet retard autorisée en juillet 1993 par la Food and Drug Administration américaine _ et la codéine, dont l’utilisation en automédication et en  » urgence  » par les usagers de drogues autorise mal la comparaison avec les substances précédemment citées. Une revue de la littérature internationale effectuée par le docteur William Lowenstein (hôpital Laënnec, Paris) a confirmé le rôle significatif de l’administration de méthadone vis-à-vis de la réduction du risque d’infection par le virus du sida.  » Dès l’institution du traitement, indiquent les conclusions du jury, le nombre des injections diminue de manière importante (…). Plus le traitement est prolongé, plus rares sont les injections d’héroïne.  » L’intérêt de cette thérapeutique, en ce qu’elle favorise l’accessibilité aux soins d’une population extrêmement marginalisée, est également avéré. Selon le jury, la méthadone  » réduit de manière significative l’ensemble des risques [ sanitaires et sociaux] pourvu que la posologie et la durée du traitement soient suffisantes « . Il a également été rappelé tout au long de ces journées que le suivi médical, psychologique et social des patients était une condition nécessaire à la réussite de ces programmes.

Le profil du  » méthadonien  »

Les membres du jury n’ont cependant pas réussi, au vu des données disponibles, à définir  » le moment adéquat pour la mise en place de telles thérapeutiques substitutives « . Ils soulignent que  » l’avantage théorique d’une intervention précoce serait d’éviter un long vécu de morbidité toxicomaniaque « , mais que  » l’inconvénient serait d’hypothéquer l’espoir d’une vie sans addiction (2).  » C’est là toute la question : à quels héroïnomanes doit-on proposer cette dépendance médicamenteuse à long terme ?

Dans l’Hexagone, l’objectif gouvernemental d’ouvrir 1 000 places dans des programmes méthadone d’ici à la fin de l’année a répondu à une situation d’urgence face au développement de l’épidémie de sida chez les toxicomanes intraveineux (30 % d’entre eux seraient contaminés par le VIH et 70 % par le virus de l’hépatite C) et à des impératifs, sinon de  » survie « , au moins de meilleure  » qualité de vie  » pour les plus  » anciens  » et les plus indigents d’entre eux. A la recherche du profil du  » méthadonien  » à la française, le protocole français, élaboré en 1973 lors du lancement expérimental des premiers centres, et revu en 1987, prévoit que seuls les toxicomanes atteints d’une dépendance ancienne et sévère peuvent recevoir de la méthadone. Dans cette seule indication, le nombre de 1 000 places reste à l’évidence en deçà des besoins (on compte en France au moins 150 000 héroïnomanes).  » Les personnes qui suivent une psychanalyse consultent deux à trois fois par semaine, pendant sept ou dix ans, a lancé, provocateur, le docteur Jean-Jacques Deglon, l’un des  » pères  » de la substitution à Genève. Pourquoi n’accepterions-nous pas une prise en charge médicamenteuse de cinq à dix ans chez les toxicomanes ?  » En Suisse, a-t-il ajouté, les indications d’entrée dans un programme de substitution _ l’ancienneté de la dépendance, l’âge des candidats et leur motivation _ ont  » sans cesse été revues à la baisse.  »  » Pourquoi attendre que les toxicomanes soient malades du sida ou aient contracté d’énormes dettes financières ? « , a demandé le docteur Deglon, qui a assuré obtenir  » de meilleurs résultats à mesure que les toxicomanes sont jeunes et que leur dépendance est plus récente « . En outre, selon lui, la restriction des indications et les échecs relatifs de la prise en charge de  » vieux  » toxicomanes sous méthadone jouent  » de façon considérable sur le moral des équipes thérapeutiques « . Le jury a en effet évalué qu' »au total, cinq à dix pour cent des participants aux programmes sont sevrés « .

Tracasseries administratives

Concernant les autres médicaments, le jury a indiqué que les études manquaient pour se prononcer sur leur intérêt thérapeutique, notant cependant qu’en Belgique la buprénorphine était  » utilisée avec des résultats satisfaisants grâce à une posologie et à une forme galénique non disponibles en France « . Le LAAM, lui, semble être un produit  » prometteur « .  » Ces produits de substitution à l’héroïne sont des médicaments, a-t-il estimé, et en tant que tels leur prescription, leur dispensation et leur usage seraient facilités tant par une autorisation de mise sur le marché (AMM) adaptée que par une formation adéquate de tous les acteurs  » de santé. En France, en effet, les pratiques de substitution se déroulent en marge de la loi.

La méthadone, classée parmi les stupéfiants par un arrêté du 22 février 1990, bénéficie d’une utilisation thérapeutique à titre expérimental, en vertu d’un arrêté du 26 avril 1972 non publié au Journal officiel _ mais cité dans l’arrêté du 7 mars 1994 portant création de la commission consultative des traitements de substitution à la toxicomanie. Sa prescription est réservée à des centres agréés et sa fabrication à la pharmacie centrale des hôpitaux. Malgré la politique sanitaire en vigueur et l’ébauche d’un consensus médical, la méthadone s’inscrit encore dans le domaine de l’expérimentation.

Par ailleurs, les produits utilisés en médecine de ville sont prescrits dans la plus parfaite illégalité. La buprénorphine, inscrite sur la liste des stupéfiants, répond à la règle de prescription sur carnet à souches et reste interdite dans l’indication de toxicomanie (3). Sa délivrance par les médecins généralistes, dont certains s’organisent en réseau afin de codifier leur pratique et d’éviter le risque des ordonnances multiples, est tolérée par le conseil national de l’ordre des médecins. Mais les prescripteurs disent se heurter, en pratique, à de multiples  » tracasseries administratives « , de la part des conseils départementaux de l’ordre ou des caisses de sécurité sociale. Les toxicomanes dénoncent de leur côté l’hostilité de certains pharmaciens qui refusent de leur délivrer des médicaments  » détournés  » de leur indication ( » le Monde Sciences-Médecine  » du 27 octobre 1993). Philippe Douste- Blazy, ministre délégué à la santé, avait indiqué en mars dernier qu’une autorisation de mise sur le marché dans cette indication spécifique, et sous une forme galénique appropriée, allait être déposée.

Visite de Simone Veil, ministre de la Santé, au service de médecine interne du Docteur Lowenstein (hôpital Laënnec).

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