Plan triennal de lutte contre la drogue : quelles priorités de sécurité publique ?

Tribunes / Libération

91 048 interpellations dont 74 633 pour usage, soit une augmentation de 25% par rapport à 1996, 4263 pour trafic local, soit une baisse de 40% depuis 1996, tel est le bilan de l’OCTRIS en 1998. Chaque année depuis 1995, le nombre des usagers interpellés augmente tandis que le nombre des trafiquants diminue et il s’agit à 80% d’affaires de cannabis (contre 60% en 1995). Ces résultats pour le moins paradoxaux n’ont pas été commentés. L’interpellation des usagers de cannabis, est-ce là la priorité des services répressifs ? La question n’a pas été posée à Monsieur Chevènement lors de la présentation du plan triennal de lutte contre la drogue et la toxicomanie, ce mercredi 16 juin 1999.

L’organisation même de la conférence de presse laissait peu de place au débat. Madame Guigou, Monsieur Chevènement, Monsieur Kouchner et Monsieur Glavani, réunis autour d’une même table, se devaient de démontrer la cohérence de la politique du gouvernement en inscrivant leur action « dans le cadre de la législation en vigueur », à savoir « l’interdit de l’usage des substances classées comme stupéfiants ». Manifestement, chaque mot avait été longuement pesé, et le rappel de l’interdit, réaffirmé comme le premier principe de la politique gouvernementale, avait été la condition sine qua non de l’adoption du plan.

Que contenait donc ce plan qui avait exigé d’aussi laborieuses négociations ? La grande innovation est l’intégration de l’alcool, du tabac et des médicaments dans les missions de la MILDT. La mesure s’appuye aussi bien sur les travaux scientifiques (rapport Roques) que sur les évolutions des consommations des jeunes qui mélangent allègrement alcool, tabac, cannabis ou autres drogues. Cette logique rationnelle s’est heurtée, outre au ministère de l’Education Nationale, aux lobby des alcooliers : le vin n’est pas une drogue, ont-ils protesté, et d’exiger que les pouvoirs publics rappèlent « les bénéfices d’un usage modéré et convivial ». A voir le traitement infligé aux consomateurs de cannabis, on peut comprendre leur indignation. Le gouvernement les a rassurés : il y a toujours deux poids deux mesures…. l’usage modéré est encouragé pour les produits légaux, il est passible de prison pour les autres.

Clairement ici, les risques encourus par les consommateurs en termes de santé selon les produits et les usages s’opposent au classement des substances imposé par la loi. La France n’est pas seule à être confrontée à ces contradictions. La plupart des pays européens intègrent psychotropes légaux et illégaux et pour certains, dont la Suisse, avec une législation qui, comme en France, interdit l’usage. La contradiction se surmonte en assurant dans la pratique la priorité de santé publique concernant l’usage. Les usagers, lorsqu’ils sont interpellés, sont orientés vers les services de santé et les policiers se

consacrent aux tâches prioritaires de la sécurité publique, à savoir la lutte contre le trafic et la protection des personnes.

Manifestement, Madame Guigou a voulu indiquer par deux circulaires les orientations de l’action répressive : renforcement de la lutte contre le trafic d’un côté, recherche d’alternatives à l’incarcération pour ce qui concerne l’usage de l’autre. Mais la baisse des interpellations pour trafic n’a pas grand chose à voir avec l’appareil législatif, continument renforcé au cours de ces dernières années, elle est la conséquence directe des priorités et de l’organisation que les services de police se donnent. Quant à l’incarcération des usagers, Madame Guigou a dû la présenter comme un « ultime recours » , ce qui ne fait qu’entériner les pratiques judiciaires actuelles ( environ 500 usagers simples incarcérés en 1998). Une bonne part des magistrats renoncent aujourd’hui aux poursuites concernant l’usage et une réflexion est amorcée sur les politiques pénales, ce dont témoigne le plan triennal, avec un état des lieux sans concession concernant les toxicomanes incarcérés et des orientations à privilégier.

Il n’en est pas de même du côté de la police. Certains policiers sont, comme les magistrats, amenés à renoncer à l’action répressive concernant l’usage, par conviction ou parce que les services sont débordés mais le discours officiel reste immuable : la police applique la loi et l’évolution des interpellations est justifiée par l’évolution de la consommation. L’OCTRIS relève en 1998 une augmentation de la consommation de cannabis, chez les jeunes est-il précisé. Lorsque le nombre des consommateurs se compte en millions, quelques milliers d’interpellations en plus ou en moins ne rendent compte que de l’activité des services. A contrario, le crack et la cocaïne comme l’extasy restent invisibles, alors que ces usages se développent. La consommation d’héroïne est peut-être en diminution mais la baisse brutale de 57% des interpellations depuis 1994 est une conséquence directe de l’extension des traitements de substitution. Les usagers en traitement, moins délinquants, sont moins susceptibles d’être interpellés. L’augmentation des interpellations pour cannabis est d’ailleurs une conséquence indirecte, un effet collatéral des traitements de substitution. Pour maintenir le taux d’affaires élucidées, les services de police sont allés au plus simple. Plus qu’un véritable choix, cette évolution témoigne témoigne d’un fonctionnement en routine, sans orientations et sans priorités.

On pouvait espérer que la question de la drogue soit posée dans d’autres termes avec le développement des polices de proximité. Il n’en a rien été. Les problèmes quotidiens des services, confrontés, comme les habitants des quartiers chauds, à l’errance d’usagers marginalisés et au développement du trafic local, sont superbemment ignorés. En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, les services de police ont construit des outils d’observation du trafic. En France, ces outils n’existent. Le crack ou la cocaïne selon les sites sont omniprésents dans différents quartiers de la banlieue parisienne et dans le sud de la France mais le phénomène reste invisible du point de vue des forces de

police. Faudra-t-il attendre, pour intervenir, la catastrophe qu’ont connu les guettos américains il y a dix ans ?

Rien dans la loi de 1970 n’impose que les services de police consacre l’essentiel de leurs forces à l’interpellation d’usagers de cannabis. Il est d’autres tâches plus urgentes et nombre de policiers en sont aujourd’hui convaincus. Dans les quartiers où le trafic s’organise chaque jour davantage, l’interpellation d’usagers simples fait perdre toute crédibilité à l’action de la police. Le sentiment d’abandon progresse avec le processus de mafïeusation tandis que les relations s’enveniment avec les jeunes, persuadés d’être poursuivis pour « délit de sale gueule » .

Madame Madame Mastracchi, présidente de la MILDT a entrepris, selon sa mission, de mettre en cohérence l’action gouvernementale entre « sécurité publique et santé publique », mission qu’elle mène avec détermination. La mission ne serait pas impossible si les objectifs et les priorités de chaque ministère étaient explicités, discutés, confrontés. Du côté de la santé, ce travail est désormais en cours. Il a fallu – non sans débats – revenir aux objectifs originels de l’action publique, à savoir la protection de la santé des usagers. Les carences restent importantes, elles sont relevées dans le plan triennal, même si les moyens affectés sont symboliques. Mais du moins, l’engagement dans une logique de santé publique est-il clairement affirmé.

Un même travail doit s’engager dans le domaine de la répression. Quelque soit la bonne volonté de la MILDT, il sera impossible de « concilier ordre publique et impératifs de santé publique » si les services répressifs ne reconnaissent pas la priorité de santé concernant l’usage. L’intégration de l’acool et du tabac rendent plus criantes encore les contradictions. A tous ceux qui, dans le champs de la santé, se heutent aux incohérences de la loi de 1970 – soit la très grande majorité des acteurs – les pouvoirs publics ont répondu que les pratiques pouvaient changer, à défaut de la loi. Encore faut-il que les pratiques changent effectivement.

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