À Washington, le joint de la discorde (2/6, Dossier Le Monde, « cannabis en liberté »)

Les 6 épisode de la série « cannabis en liberté », Par Yves Eudes :

Quand Adam Eidinger roule dans les rues de Washington avec sa grosse Jeep noire, il est souvent acclamé par des passants qui remarquent sa plaque d’immatriculation. Elle comporte seulement trois chiffres : 420, le code qui désigne la marijuana, largement utilisé depuis des décennies dans tous les Etats-Unis : « C’est un cadeau personnel de Muriel Bowser, la maire démocrate de Washington, en récompense des services que j’ai rendus à la ville. » Adam Eidinger, 41 ans, militant infatigable de toutes les causes pacifistes, écologistes et progressistes, est le chef incontesté du mouvement populaire qui a imposé la légalisation de la marijuana dans la capitale fédérale, après quinze années de combat.

Au printemps 2014, Adam Eidinger et son équipe de bénévoles lancent une pétition pour obtenir la tenue d’un référendum d’initiative populaire sur la légalisation de la marijuana : « Nous avions besoin de 25 000 signatures, nous en avons récolté 57 000 en quelques semaines. » Dès lors, le projet reçoit le soutien de la mairie, du chef de la police, d’élus du Congrès, de stars du sport et du show-business, ainsi que d’organisations comme la Drug Policy Alliance. Adam Eidinger se fait aussi aider financièrement par l’entreprise dont il est salarié : Dr. Bronner’s, une fabrique de savon à base de produits issus du commerce équitable. Lors du référendum du4 novembre 2014, le oui recueille plus de 70 % des voix.

Désormais, chaque résident de Washington âgé de 21 ans peut faire pousser chez lui six pieds de cannabis (avec un maximum de douze par foyer), et stocker l’intégralité de sa récolte – s’il est bon jardinier, cela peut représenter plusieurs kilos de fleurs, la marijuana. Il peut la consommer à volonté, à condition de rester dans un cadre privé. Il n’a pas le droit de la vendre, mais peut en faire cadeau à n’importe quel adulte. Hors de chez lui, il peut en transporter jusqu’à deux onces (56 grammes), pour aller où il veut dans le district. Avec, cependant, une exception importante : de nombreux monuments, parcs, espaces verts et esplanades, représentant au total un cinquième du territoire de la ville, appartiennent au gouvernement fédéral, qui considère toujours la marijuana comme une drogue illégale.

 

Adam Eidinger à Washington, le 13 juin.

Adam Eidinger regrette que la marijuana ne soit pas en vente libre dans le commerce, et que les clubs de fumeurs restent interdits, mais il savoure cette victoire partielle. Sur le balcon de la grande maison qu’il loue dans un quartier chic de Washington, il fait pousser une douzaine de pieds de cannabis : « J’utilise des engrais bio et aucun pesticide. Ma marijuana est naturelle à 100 %. J’en fume tous les jours », souvent dès le petit-déjeuner. Son balcon est parfait pour les plantations : il n’a pas de vis-à-vis, car il donne sur un parc fédéral…

Pour aider la population à profiter concrètement de la nouvelle loi, Adam Eidinger a organisé en mars une distribution gratuite de graines de cannabis avec le concours d’un autre militant de longue date, Simon Paisley, architecte de renom et propriétaire d’une vaste banque de semences, plus ou moins légale : « En deux jours, plus de 5 000 personnes sont venues chercher des graines. Il y avait une longue queue sur le trottoir. »

Situation complexe

En revanche, dans les quartiers est de la ville, à majorité noire, la situation reste plus complexe et plus tendue. En cet après-midi estival, plusieurs associations militantes, dont l’Organisation nationale pour la réforme des lois sur la marijuana (NORML), ont loué une brasserie avec terrasse et jardin, et invité les habitants du quartier à participer à des ateliers-cuisine, où ils apprendront à préparer des plats contenant de la marijuana. Effet garanti, après trois quarts d’heure de digestion. Soudain, un inspecteur des services sanitaires de la Ville arrive et annonce que la distribution dans un lieu public de nourriture contenant des ingrédients non homologués est illégale. L’événement est annulé. Une militante, qui se fait appeler Poncho, exprime sa colère : « Certains bureaucrates n’arrivent pas à accepter la légalisation. Ils inventent des prétextes pour nous empêcher de la mettre en pratique. Mais ils vont devoir s’y faire. »

Malgré l’intervention de l’inspecteur, les militants et les invités refusent de partir. Après une heure de flottement, l’un des organisateurs, Brandon Wyatt, annonce qu’il invite tout le monde chez lui : « C’est à cinq minutes d’ici. Les ateliers auront lieu dans ma cuisine, et il y aura un barbecue dans le jardin. » Brandon Wyatt, un Noir athlétique âgé de 31 ans, est un vétéran de la guerre d’Irak, qui fut blessé au combat. A son retour, après une période de rage et de dépression, il réussit à faire des études de droit et devient juriste d’entreprise. Parallèlement, il se lance à fond dans la bataille pour la légalisation : « Pour moi, c’est un devoir patriotique. Il faut impérativement mettre fin à cette folie qu’on appelle la “guerre contre la drogue”, qui détruit la vie de dizaines de milliers de jeunes Noirs. Ici, à Washington, avant la nouvelle loi, des centaines de gens étaient arrêtés chaque mois pour possession de cannabis, et 90 % d’entre eux étaient des Noirs. Beaucoup allaient en prison, parfois juste pour un joint. »

Brandon Wyatt a aussi découvert que la marijuana possède des vertus médicinales pour les soldats rentrés d’Irak et d’Afghanistan : « Quand ils se mettent à dérailler, on les bourre de médicaments ultra-puissants, qui les rendent accros et achèvent de les bousiller. La marijuana est plus efficace et moins nocive. »

 

Brandon L. Wyatt, avocat et militant pour la légalisation du cannabis, à Dupont Circle National Park, Washington, le 13 juin.

Dans la modeste maison familiale de Brandon Wyatt, les militants envahissent la cuisine et sortent leurs échantillons. Les invités découvrent que la marijuana se marie avec tout : poulet, saumon, spaghettis, salades, gâteaux, beurre de cuisson… On se met à préparer des petits plats et à les goûter, dans une ambiance de plus en plus chaleureuse. Attirés par la musique, des voisins viennent se joindre à la dégustation. On prend des photos pour Facebook et pour divers sites militants. Certains convives préfèrent toutefois rester discrets. L’une des cuisinières de la soirée refuse de donner son nom : « Je suis fonctionnaire. La nouvelle loi n’empêche pas les employeurs de soumettre leurs salariés à des analyses d’urine et de les licencier s’ils ont consommé du cannabis. » A côté d’elle, un blond barbu confectionne une pipe avec une pomme évidée et une paille, la bourre de marijuana et se met à fumer. Puis il passe la pomme à sa voisine, qui retrouve le sourire.

« L’arbre à fumer, symbole de DC ! »

Le lendemain, c’est au tour d’Adam Eidinger d’organiser une fête, qui durera trente-six heures, au milieu de Dupont Circle, l’un des espaces verts les plus célèbres de la ville. Avec une bande d’amis, il a apporté une estrade, des étendards et une machine à coudre pour confectionner des bonnets phrygiens. Dans tout le pays, c’est le Jour du drapeau, une fête patriotique. M. Eidinger a décidé de la détourner pour célébrer la « Marijuana libre », et aussi pour réclamer la transformation du District de Columbia en Etat fédéré, afin d’échapper à la tutelle du Congrès. En un sens, les deux causes sont liées : « Si nous étions un vrai Etat, affirme Adam Eidinger, la légalisation serait déjà complète, y compris pour le commerce. » Devant l’estrade, une jeune Noire montre à la foule le tatouage qui orne son épaule : le drapeau officiel du District de Columbia (trois barres et trois étoiles), sur lequel les étoiles ont été remplacées par trois feuilles de marijuana. Sur un rythme de rap, elle répète en riant : « L’arbre à fumer, nouveau symbole de DC ! »

Le choix de Dupont Circle n’est pas anodin : c’est un parc fédéral, où la marijuana reste interdite. En théorie, un piéton qui en transporte peut être fouillé et arrêté dès qu’il pose le pied sur la pelouse. Dans la pratique, c’est moins clair. En fin de journée, deux policières fédérales traversent le parc tranquillement. Quelques minutes plus tard, l’une d’elles revient, donne l’accolade à un militant pro-cannabis, puis explique qu’à titre personnel, elle est favorable à la légalisation au niveau fédéral. Un peu plus loin, des jeunes, noirs et blancs, dansent et fument ensemble, insouciants.

Grâce aux orchestres de rock et de reggae, la fête bat son plein nuit et jour. Le conseiller municipal David Grosso, puis le sénateur Paul Strauss et la représentante Eleanor Norton Holmes, tous démocrates, viennent apporter leur soutien à Adam Eidinger. Les trois élus sont unanimes : tôt ou tard, la marijuana sera en vente libre, « taxée, contrôlée et réglementée, comme l’alcool ». En juin, David Grosso a déposé devant le conseil du district un nouveau projet en ce sens, qui a recueilli sept voix sur treize. Il s’agit d’un geste symbolique, car le Congrès bloque ce type de mesure, mais, à long terme, le conseiller est sûr de la victoire. Déjà, le district compte plusieurs dispensaires qui cultivent de la marijuana à usage médical et la distribuent à des milliers de patients, dont beaucoup ne sont pas très malades.

Pour Adam Eidinger, il est temps de passer à autre chose. Il va bientôt se lancer dans une campagne pour l’augmentation du salaire minimum à 15 dollars de l’heure dans le district. Pour prouver la sincérité de son nouvel engagement, il va faire un grand sacrifice : « Le 1er janvier 2016, je vais arrêter la marijuana. Ce sera aussi une expérience scientifique : je me ferai suivre par des médecins, qui étudieront l’effet du sevrage sur quelqu’un qui fume tous les jours depuis vingt ans. Je pense que mes rêves vont changer, mais, pour le reste ce sera facile, ce n’est pas une substance addictive. Enfin, on verra. » S’il échoue, il l’annoncera publiquement, c’est promis.

Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festival.

Par Yves Eudes

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