Addictions aux drogues : ne détricotez pas la loi de santé.

couteron2 – Par Jean-Pierre Couteron.

Les sénateurs veulent démanteler un texte qui tentait de sortir la France d’une lecture simpliste des addictions : sanction ou médicalisation. Il y a pourtant urgence à privilégier la prévention, aux côtés des usagers.

La publication, jeudi 10 septembre, d’une étude sur le coût des drogues envoie un nouveau message à l’opinion publique. Il y eut, d’abord, les chiffres des décès attribuables aux addictions : 70 000 pour le tabac, 40 000 pour l’alcool, puis les 3 milliards d’euros du coût sanitaire de l’alcoolisme et, maintenant, les 248 milliards du coût social des drogues – tabac, alcool ou drogues illicites. De cette accumulation de chiffres, auxquels s’ajoutent ceux concernant les dégâts, sur le cerveau, l’estomac, le cœur, le foie, est attendue une prise de conscience. A propos de ce nouveau chiffre, l’auteur de l’étude, financée par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), l’économiste Pierre Kopp, souligne qu’il tord le cou à une idée fausse : l’Etat s’en mettrait plein les poches avec les addictions ! Non, le coût social de l’alcool et du tabac est bien plus élevé que les taxes récoltées.

De leur côté, les défenseurs de la cigarette et du raisin parlent de fraîcheur, de saveurs suscitant la nostalgie, invitant à visiter châteaux et caves ombragées, à marcher entre des rangs de vignes, à escalader le versant d’une douce colline, à contempler le soleil couchant ou une tempête au large de l’Ecosse, à se laisser aller aux plaisirs de la fête, à sa convivialité, à célébrer une victoire. Entre chiffres et images, l’addictologie avance en désordre, chacun réclamant sa mesure, son plan, au risque d’oublier l’objectif commun, ou peut-être faute d’objectif commun.

Or il y a urgence à s’organiser : le Sénat, qui examine depuis lundi le projet de loi de santé, entend accentuer le détricotage de sa partie «addiction». Amorcé par l’intervention du président de la République, soudain sensible au charme de l’œnotourisme, justifié au nom d’une réanimation économique du pays, ce démontage qu’illustre la remise en cause de l’équilibre protecteur de la loi Evin est ressenti par trop de nos concitoyens comme la défense d’un droit au plaisir, d’autant plus précieux qu’il est rare dans cette période de crise. Il s’y ajoute un autre plaisir, celui de s’opposer à un Etat suspecté de taxer pour s’enrichir !

Voilà pourquoi le virage amorcé par l’arrivée de l’addictologie dans les années 2000, considérant tabac et alcool et drogues illicites dans une même dynamique, doit être accentué. Non que rien n’ait été fait depuis, mais la France s’est refermée sur une politique binaire et simpliste : punir et soigner, faisant de l’usager un délinquant ou un malade, renonçant à agir aux côtés de ceux, les plus nombreux, qui ne se reconnaissent ni dans la maladie qu’ils espèrent encore éviter, ni la délinquance qu’ils subissent parfois du seul fait de leur usage.

Ils sont usagers, ils aimeraient parfois l’être moins ou, mieux, en garder la part de plaisir et en diminuer celle des risques. Cet espoir nécessite une politique pénale de régulation aidant à poser des limites à l’usage et au commerce, sans vouloir tout prohiber, et une stratégie d’accompagnement des personnes associant les apports de la réduction des risques, de l’intervention précoce, et de l’éducation à la santé.

Ce réagencement des réponses pourrait être cet objectif commun, capable de sortir de l’actuelle cacophonie qui monte. Faute d’obtenir le paquet à 10 euros, le Programme national de réduction du tabagisme (PNRT) souffre des conflits entre tenants du paquet neutre et ceux de l’e-cig. Or, le paquet neutre se justifie au nom de l’histoire de la cigarette, installée comme produit de consommation courante par ce qui était alors la naissante science du marketing. Il aidera à en faire un produit moins «banal», évitant aux générations futures de l’utiliser pour ce à quoi il sert encore majoritairement à nos ados : se donner un genre, s’affirmer dans le regard de l’autre ! L’e-cig s’impose au nom d’une sortie de la dépendance, où elle rejoint un accès facilité aux substituts nicotiniques. Les milliers de vapoteurs, qui l’ont adoptée, se demandent pourquoi se multiplient interdits et signaux de méfiances envers cet outil de réduction des risques, mis au point par l’expérience des usagers et dont ils se servent pour s’éloigner des risques du tabagisme. Il n’est pas trop tard pour changer, pour choisir d’encourager, de soutenir, plus que de menacer, de punir !

Quant à la volonté de contenir les nouvelles pratiques d’alcoolisation, binge drinking et autres soirées cartables, issues d’une société addictogène, elle se trouve contredite par la mise en cause de la loi Evin. Et cette attaque suscite des réponses qui donnent l’impression de vouloir «prohiber» tout usage d’alcool, récusant l’idée même d’un usage «modéré» depuis trop longtemps laissé aux seuls industriels. Une nouvelle fois, l’usager est laissé à lui-même.

Gardons à la loi de santé ses objectifs : privilégiant la prévention, elle s’intéresse à ces comportements d’usage où naissent les addictions. Initiant une modernisation nécessaire, elle propose des avancées qui faciliteront le trajet de l’usager, ne résumant plus le soin à l’abandon sous menace sanitaire ou pénale des plaisirs de la vie. Elle lui parle autrement que comme un malade ou un délinquant, et en fait l’acteur d’une démarche de prendre soin de soi, à l’exemple des articles du projet de loi sur les Trod, ces tests rapides d’orientation au dépistage du VIH et des hépatites, ou ceux qui entendent consolider le statut des acteurs de la réduction des risques en étendant son champ d’action, y compris avec les salles de consommations à moindre risques. Enfin, sur la prévention, la création d’une mission obligatoire pour les Centres de soins, d’accompagnement et prévention en addictologie (CSAPA) et leurs Consultations jeunes consommateurs (CJC) permettra de relier l’intervention précoce qu’ils déploient au futur parcours de santé que la loi prévoit. Cela proposerait, pour la première fois en France, une vraie protection éducative pour les familles et les adolescents tout au long de ces années sensibles.

Ces mesures vont, à elles seules, et plus fortement qu’il n’y paraît, modifier une politique qui arrêtera de tourner en rond, une mesure contredisant l’autre. Se mettant aux côtés des usagers, et non contre, proposant des aides dans un cadre cohérent, et non la seule alternative sanction-médicalisation, cette loi prend en compte ce que nous dit l’étude sur le coût social : nous avons tous tout à gagner d’un autre rapport aux addictions, y compris le plaisir de la vie.

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