Chapitre 11 / SANTÉ PUBLIQUE, SANTÉ COMMUNAUTAIRE

Les actions de terrain doivent-elles être menées par des professionnels, par des, acteurs communautaires ou encore par une alliance de ces deux types d’acteurs ? Ces actions ne se recoupent que partiellement. L’efficacité de la prévention tient à l’implication d’acteurs appartenant au milieu. L’action communautaire conforte les normes sociétales. L’accès aux soins exige des professionnels ; ils peuvent prendre en charge des usagers qui ne se reconnaissent pas dans un mouvement collectif. Chaque type d’action répond à des objectifs et des enjeux différents. Ces actions, en marge des institutions, relèvent d’un militantisme associatif; malgré leur efficacité, elles restent encore très fragiles.

Le programme d’échange de seringues de MDM, une action professionnelle

À l’origine, les trois premiers programmes d’échange de seringues avaient été conçus dans une logique purement professionnelle. Celui de Marseille est fermé en 1992. La même année, le programme d’échange de seringues de Seine-Saint-Denis est repris par Arcades, et l’action est menée en association avec des usagers de drogues. Des trois premiers programmes lancés en 1990, celui de Médecins du monde est le seul à trouver ses marques dans une logique professionnelle. Le démarrage est lent. L’action doit se légitimer tout d’abord au sein même des militants associatifs de MDM, loin d’être persuadés de la nécessité d’une action en France, a fortiori en direction des toxicomanes. Avec pour titre, Sida, toxicomanie, les exclus des exclus, une première présentation du projet inscrit l’action dans la logique de l’action humanitaire :

« Aller vers les populations les plus frappées par les catastrophes, les guerres, les épidémies, soigner, témoigner, intervenir partout où il y a menace pour la vie humaine : là a toujours été la mission de Médecins du monde.»
« Aller vers les populations les plus exposées à l’épidémie de VIH, vers ces paumés marginalisés, clochardisés, ces toxicomanes, prostitués peut-être, délinquants sûrement : là encore est la mission de MDM. »

Malgré les réticences de nombre de militants associatifs, MDM, avec le soutien de ses présidents, s’engage dans l’action, mais l’argument humanitaire scandalise purement et simplement les spécialistes du soin, pour qui la toxicomanie n’est pas une question d’exclusion. Que viennent faire les humanitaires dans cette galère, sinon s’attirer les lumières des médias ? Les médecins de MDM, habituellement accueillis à bras ouvert, s’étonnent de la violence avec laquelle le milieu spécialisé les rejette. Rapidement, l’équipe comprend qu’elle ne doit pas faire d’erreur. Elle avance prudemment. La toute première consultation s’expérimente avec des règles strictes ; les usagers doivent prendre rendez-vous et la consultation est limitée à un conseil sur la prévention du sida. La consultation ne doit pas se substituer aux services existants. Pour les seringues, elles sont d’abord distribuées au compte-gouttes. Il ne s’agissait pas de faire du chiffre mais plutôt de ne pas faire de faux pas. Devenue officiellement « programme d’échange de seringues» en décembre 1989, l’équipe, au départ bénévole, se renforce et s’engage dans des accompagnements. Ceux qui consultent rue du Jura sont peu nombreux, mais ils témoignent pour tous ceux qui, dans la rue, n’ont aucun accès aux soins. E faut, selon la démarche de la médecine humanitaire « aller vers eux sur place pour les rencontrer ».

Dès février 1990, une équipe en minibus commence à explorer les environs de la rue du Jura dans le XIIIe arrondissement de Paris. Des liens sont créés. Des usagers de drogues vont emmener l’équipe dans les quartiers chauds, place Pigalle, Belleville, gare du Nord, Château-Rouge dans le XVIIIe. « Les débuts sont difficiles, round d’observation oblige. Très vite, les contacts se prennent. Les faits sont là : les toxicomanes demandent, étonnés, qu’on vienne vers eux, surpris d’être reconnus, surpris qu’on puisse leur proposer quelque chose. Ils racontent leurs galères, leurs désirs d’être autre chose mais de ne pas y arriver, en fait de ne plus rien désirer parfois  »

Progressivement, le dialogue s’approfondit. Médecins et infirmiers distribuent seringues stériles et tampons alcoolisés assortis de conseils : utiliser une seule seringue par injection, se laver les mains et désinfecter le point choisi pour l’injection. Ces conseils peuvent-ils être entendus ? Malgré la libéralisation de la vente des seringues, nombre de pharmacies refusent encore de les vendre. Pour ce qui est de se laver les mains, c’est tout simplement inenvisageable dans la rue et dans bien des squats. Il faudra plus de trois années pour que l’équipe comprenne que les tampons alcoolisés ne sont pas utilisés avant l’injection mais après, pour essuyer les gouttes de sang. Faudrait-il distribuer deux tampons par seringue ?

À vrai dire, ces préoccupations techniques ne sont pas les priorités de l’équipe. Sur le terrain, le premier souci est de protéger les usagers du harcèlement de la police. À l’une des premières sorties du camion, l’un d’eux est interpellé. Il a une seringue sur lui, il est donc suspect de consommer des drogues et la consommation est un délit. MDM entreprend alors un travail de maillage avec la police, du plus haut niveau de la hiérarchie aux policiers de terrain. « Négociation et renégociation sont nécessaires. » Tandis que les policiers demandent à voir l’autorisation de stationnement, ils sont invités dans le camion. L’action est expliquée, certains sont convaincus, d’autres acceptent l’état de fait, d’autres enfin restent sceptiques. En 1992, MDM crée un kit de prévention comprenant seringues et tampons alcoolisés. Le premier objectif du kit est de protéger l’usager en officialisant l’action.

Deux années ont été nécessaires pour que l’équipe de MDM se sente sûre d’elle-même et de la légitimité de son action. À partir de 1992, l’équipe ne craint plus de distribuer largement des seringues et l’action décolle.

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