Chapitre 12 : Les drogues de passage

 Du XIXe siècle, nous n’avons pas simplement reçu la notion de « maladie » toxicomanique et les diverses thérapies, nous avons hérité d’un encombrant « fléau social ». Les fantasmes du quotidien s’en sont emparés: la toxicomanie est une plaie de la modernité, qui alimente les foules en méchants feuilletons télévisés.Cette imagerie naît à la fin d’un siècle qui jette ses derniers feux dans les affres de l’anéantissement. Les hommes de science égrènent les indices de ruine : dans l’armée, la taille moyenne des recrues baisse. Magnus Huss, à l’intelligence aiguë lorsqu’il invente l’alcoolisme, déplore que les forces physiques de ses compatriotes ne cessent de diminuer. Les écoles multiplient les «idiots» et les « crétins» : on les classe, les dépiste, les traque, les épingle. Les statistiques criminelles s’épanouissent: entre 1865 et 1890, en France, les homicides s’accroissent de 30% et les incendies criminels de 50%. Les vols sont multipliés par deux, les plaintes pour coups et blessures par quatre (1). Que fait la police? interroge déjà la presse, alors que se créent les premiers services de sécurité privés (2)… Il y a là le montage complexe de fantasmes insensés, d’appréhensions vagues et de stratégies politiques. Tout à la fois le naufrage sans fin de l’univers féodal, la levée d’exigences à l’égard de ce qui n’est pas encore la «qualité de la vie », et un affinement des instruments d’observation de l’homme.Les historiens s’accordent à penser que l’Europe traverse dans le dernier quart du siècle une authentique crise de civilisation. Tout se transforme, les relations de l’homme à la matière, et à son propre corps. Le début du siècle devait faire face aux paniques de la révolution industrielle naissante. Engels raconte celle des classes privilégiées, à Manchester, lors de l’épidémie de choléra au début du siècle : le péril vient des bas quartiers, pensent-elles, de ces pourrissoirs urbains, de ces réservoirs populaires de toutes les abominations; la lèpre des murs entraîne la promiscuité des corps, le dépérissement de toute morale. Quatre-vingts ans plus tard, un cycle est achevé. Les écrivains nostalgiques de l’aristocratie voient la noblesse irrémédiablement déchue et le bourgeois tenir le haut du pavé. « Plus de hiérarchie, plus de règle ! » se lamentent-ils. Le progrès industriel pénètre les campagnes et les tire d’un sommeil millénaire. L’éducation s’impose », la presse progresse en tous lieux. Les relations entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, tout bouge… Un monde s’effondre sans bruit, et sans fissure apparente3. C’est « l’impression d’une transformation révolutionnaire » dont fait état Eugen Weber, une mutation qui atteint « les gens ordinaires et les choses ordinaires, les gestes de la vie et les rythmes de travail (4) ».

Une révolution calme. « Ce qui caractérise l’installation de la Troisième république, remarque Yves Vadé, c’est l’absence de drame, les caractère apparemment aléatoire de l’évènement. » Ni coup de tonnerre ni cérémonie ni coups de feu. Le silence règne au regard des imageries politiques majestueuses, celles de la Révolution française ou de l’épopée napoléonienne. Les glissements politiques sont insensibles, sans gloire, sans explosion. Parallèlement, les imageries religieuses connaissent un regain certain. Mais leur renaissance fragile masque un effritement profond : la société s’est engagée dans le plus inévitable des désenchantement. Pour Yves Vadé, ceux qui invoquent la décadence sont ceux qui refusent cette banalisation : les anciens mythes ne dépérissent pas, disent-ils, c’est la société. Si les imageries anciennes n’ont plus prise sur une société emballée, la société court à sa perte. La décadence s’inscrit dans un «déficit mythique (5) ». Aux imageries politiques et religieuses se substitue une imagerie sociale qui les relaie : la dérive.

L’imagerie de l’épidémie et celle de la coalition

Version médicale de la décadence, le thème de la « dégénérescence ». En 1857, le docteur Bénédicte Morel, aliéniste de l’école parisienne formé dans la tradition de Pinel et d’Esquirol, publie son volumineux Traité des dégénérescences pshysiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, et des causes qui produisent ces variétés maladives (6). L’analyse se veut « morale », et non pas moralisante. Pour Morel, dont l’évolutionnisme est inspiré de Lamarck, une partie de l’humanité régresse. Que sont les aliénés, sinon « les représentants les plus maladifs de notre espèce », « frappés d’un état dégénératif »?

La dégénérescence est à toutes les sauces, politiques, médicales ou littéraires. Elle est une catégorie fourre-tout au succès foudroyant. Médecins, hommes politiques, juristes, journalistes ou romanciers s’en empare. Zola en fait le fil rouge des Rougeon-Macquart. Dans cette fresque qui vire au tableau d’Apocalypse, les fléaux sociaux figurent en bonne place : les maladies sexuelles, l’ivrognerie, le tabac accusé -déjà- d’engendrer dégénérescence physique, stérilité, mortalité excessive et même provoquer l’impuissance… La vindicte publique s’en prend à l’absinthe belge et française, au gin anglais ou au brènwin suédois. La défaite devant la Prusse, affirment les patriotes, est en partie due à l’alcool. La Commune de Paris aussi : « L’ivrognerie était un aliment de cette révolution crapuleuse », écrit Paul de Saint-Victor. « La Commune abrutissait avec le vin et l’eau de vie les bandes d’imbéciles qu’elle expédiait à la mort (7). » C’est la mise au pilori de l’absinthe, des apéritifs et des rogommes dont on se saoule pour deux sous l’heure, à la rincée, dans les estaminets. Au début du siècle, la France détient le record mondial d’un café pour quatre-vingt habitants (8). La drogue ? Un rouage minuscule de cette machine. Dans le dernier quart de siècle, trois usages se superposent : la persistance des drogues opiacées ; l’invasion souterraine, mondaine et militaire de l’opium asiatique; l’envahissement bruyant des substances de la modernité. Le diagnostic est clair : l’épidémie est analogue à la peste.

Dans la France de 1894, Le Petit Journal, aux couvertures horrifiantes et au prix dérisoire, est tiré à plus d’un million d’exemplaires. Dix ans plus tard, un de ses cousins dans le spectaculaire, Le Petit Parisien, tire à un million et demi, chiffre étonnant pour l’époque (9). La drogue passe un pacte durable avec cette presse à sensation qui s’invente. Au contraire des États- Unis, la drogue n’occupe pas d’entrée de jeu une place prééminente. Le scandale est d’abord politique, et la drogue est cantonnée dans le fait divers. Si la presse à scandale offre, en guise de couverture, quelques dessins baroques de fumeries d’opium, c’est que l’armée française est impliquée (10). Mais l’espace consacré à la drogue ne cesse de progresser. A la fin de la Grande Guerre, en même temps que s’importent d’Amérique les techniques d’exploitation du sensationnel, le sang à la une et les reportages romancés, on voit fleurir les titres en caractères gras, les confessions honteuses des femmes du monde, les révélations épicées sur les dépravations des artistes, le tableau détaillé des crimes perpétrés dans les bas-fonds du vice et de la misère.

Avec cent ans de recul, le lamento de la décadence laisse une impression étrange. Comme il est daté ! Les débats médicaux sur la «dégénérescence», les discussions sur la place de l’hérédité dans l’alcoolisme ou les toxi-endémies, qui passionnent les contemporains de Zola, n’ont plus grand sens, ou se posent en des termes radicalement différents. Et pourtant. .. Le produit infernal qui souille nos rues, la civilisation en péril, les menaces de décadence et de subversion, les épidémies mortifères, le vice et la délinquance, le sensationnel morbide, tout cela nous est encore si familier … L’idée de « fléau social» est toujours bien vivante, dans l’imaginaire de la fin des années quatre-vingt.

 Il est des mythes politiques qui ont fait l’objet de recensions et d’analyses, comme celui du Sauveur, de l’Unité, ou de l’Age d’or (11). L’imagerie de 1’« épidémie », appliquée à la drogue, et qui s’est inventée à la fin du siècle dernier, est toujours présente parmi nous. Elle rend compte de la diffusion de la morphine en référence à la médecine. Le produit est pareil au microbe ou au virus; il contamine qui le touche. Le drogué est « contagieux » ; dans ses contacts quotidiens, il ne peut s’empêcher de transmettre sa «maladie». L’analogie avec le microbe perdure tout au long du XXe siècle: il faut isoler le malade et créer, s’il le faut, des services spéciaux pour éviter qu’il ne transmette son mal, aux patients ou aux infirmiers.

Qui risque d’être frappé par cette plaie sociale ? Ceux dont la constitution est la plus fragile. Il y a cent ans, le fléau attaquait les faibles et les dégénérés. Les femmes nerveuses et les malades, les tarés et les vicieux. Aujourd’hui, dit-on, il s’en prend aux jeunes, à l’âge où ils ont la personnalité la plus malléable, ou à tous ceux dont la constitution psychique, pour une raison ou pour une autre, présente une faille originelle. La vieille recette épidémique « produit contagieux et population fragile» a toujours le même rendement explicatif.

Au XIXe siècle déjà, une autre interprétation se superpose à la première. Elle assimile l’engouement pour ces nouvelles découvertes à l’éphémère (12). La prise de produit, avec ses flux et ses reflux apparemment inexplicables, est une « mode» passagère, au même titre que le vêtement, l’alimentation ou la musique. Les milieux artistiques, les mondains, les jeunes sont les plus exposés à ces fluctuations culturelles. On le dit encore aujourd’hui: la drogue arrive, tient le haut du pavé pendant un temps, puis s’évanouit dans l’indifférence générale, au fond du placard où l’on a rangé les hula-hoops, les scoubidous, les mini-jupes ou les Rubik-cubes. Pour réapparaître sous un autre visage, quelques années plus tard.

Loin de se contredire, les deux modèles se renforcent. Les drogues de la frivolité rencontrent celles de la fragilité. Sont piégés par le produit ceux qui cherchent la nouveauté à tout prix, les têtes faibles, les gens influençables, les snobs et les blasés. Certains usages mondains sont ainsi « expliqués» par le jeu de l’imitation ou par la recherche d’une distinction sociale. L’équation «produit contagieux et population fragile» est modifiée, mais elle demeure. La réponse seule diffère: elle n’est plus à chercher en direction de la médecine ou de la psychologie, mais plutôt du côté de la morale ou de la tradition à restaurer. Dans l’un et l’autre cas, le fléau social est toujours là, en filigrane.

Dans le discours public sur la drogue, l’imagerie médicale l’emporte largement, même si elle entre en concurrence avec d’autres. A la fin du siècle, le médical règne sans partage. Née de réflexions sur le pouvoir qui traversent les sciences sociales à partir des années trente, l’imagerie de la coalition est alors à peine esquissée. S’inscrivant en faux contre les métaphores médicales, elle offre un modèle antagoniste. Il nous faut l’évoquer: ces deux imageries jumelles et ennemies s’opposent tout au long de ce récit. Une médicalisation forcenée du social, dit-elle, a inventé des plaies imaginaires. Sans s’étouffer de rire, des médecins esclavagistes au XIXe siècle ont doctement disserté de la drapedomania, ou « maladie des esclaves qui s’enfuient des plantations (13). » Tout comportement déviant, à un moment ou à un autre, s’est vu transformé en pathologie. De la révolte des pauvres à l’homosexualité, de l’hérésie religieuse au féminisme, du nationalisme des autres à la mauvaise humeur de la femme au foyer, tout a été pathologisé au long d’un siècle où la médecine pénètre les arcanes du pouvoir politique.

Et si l’invention de la toxicomanie n’était qu’une entreprise de domination politique, visant à disqualifier les rebelles et les rétifs? Une façon de rendre manifestes les «vices» des Chinois, en concurrence pour l’emploi avec les ouvriers américains… Ou encore, le simple témoignage, dit Szasz, de l’empire des médecins sur le monde moderne. Si l’alcool est encouragé par de puissantes industries, et si la drogue est pourchassée, dit- il, c’est que la différence est cérémonielle. On a brûlé les hérétiques, les sorcières, les juifs ou les pornographes. Poursuivre les drogués, c’est se livrer au sacrifice de boucs émissaires, pour la plus grande gloire de l’arbitraire politique et médical. Est baptisé « drogue », simplement, ce qui n’est pas prescrit par le médecin (14). D’autres, plus tard, ont vu dans la guerre contre les drogues menée dans les années 1970 une stratégie de mise hors jeu des jeunes. Cette perspective travaille aussi, le plus souvent, à la défense des drogués. La stigmatisation du produit et de ses consommateurs sert à légitimer l’oppression qu’ils subissent. Les drogués cherchent la récréation, certes, mais surtout l’oubli. Ce sont les Chinois exploités par les compagnies ferroviaires, les « Noirs cocaïnomanes » qu’on abat, les jeunes contestataires dans un mode déshumanisé ou, ailleurs, tout un peuple de paumés qui remonte des bas-fonds. Comme les boissons alcoolisées, la drogue est le refuge du désespoir, l’instrument de repli sur un monde de délires et de fantaisies, le support de ce qui a été appelé le « retraitisme ».

L’imagerie est alors sociopolitique. Une coalition souterraine définit le « bon» usage des produits et s’arroge le droit de persécuter ceux qui ne le reconnaissent pas. Pour Szasz, les médecins en sont l’aile marchante. Pour les sociologues des années soixante-dix, c’est la classe dominante des pays occidentaux qui craint la contestation et criminalise les drogués, pour mieux contrôler la jeunesse (15). Dans tous les cas, une coalition sociale et politique se dresse avec violence et manifeste hautement son rejet de la drogue. « Coalition », d’ailleurs, ne renvoie pas nécessairement pour ces auteurs à l’existence d’un complot souterrain. Simplement, un groupe plus ou moins cohérent, mû par le même intérêt économique, social ou corporatiste, et déployant une même stratégie, prend l’initiative ouverte de faire de la toxicomanie un «problème », qu’il faut « régler », en désignant des «coupables».

Il n’est pas question de dénier toute validité aux approches par les notions d’« épidémie» ou celles de «coalition». Elles ont leur pertinence.

Avec la première, il faut convenir que la drogue a partie liée avec la pathologie. Avec la seconde, que la prise en charge des drogués est mêlée à des stratégies de domination professionnelle ; et à de multiples arrière- pensées politiques …

Mais ces deux métaphores font l’économie d’une compréhension du phénomène. La drogue est «contagieuse » ? Oui, mais pas comme le bacille de Koch. La drogue est une « mode » ? Soit, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec le vêtement, la musique ou le jeu. La drogue sert la carrière des médecins; elle fait et défait la réputation des politiciens. Sans doute, mais ce constat évident ne dit rien sur l’essentiel: la prise du produit et sa signification.

Si l’on met en relation diverses consommations, celles des sociétés décrites par les anthropologues, celles des guerres ou celles des artistes, on constate que le produit revêt des fonctions précises. La première est rituelle. Des anthropologues comme Van Gennep en ont décrit certains usages avec précision. Ils montrent comment les produits s’inscrivent dans des rites de passage, dans des emplois soigneusement contrôlés et mis en scène par l’ensemble du groupe. On le réserve à des circonstances exceptionnelles, entourées d’une aura; il faut une cérémonie, un officiant, des prêtres: une fois le rite accompli, l’initié n’a pas seulement l’expérience de la substance. Il a vécu une mutation profonde de son statut; il est passé de la puberté à l’âge d’homme, du métier de berger à la mission de guerrier, du célibat au mariage. Ou même, ultime transition, la drogue l’a aidé à franchir la barrière qui sépare la vie de l’au-delà (16).

Fondamentalement, les drogues, dans leur emploi social, revêtent une fonction de passage. L’enjeu de leur usage rituel est celui de la gestion des temps et des rythmes de la vie, de la naissance à la mort. L’usage que les jeunes font de la drogue dans notre société a quelque chose du rite de passage, observent le Dr Charles-Nicolas et le Dr Valleur, ou plus précisément de la «conduite ordalique ». Les grands changements sociaux appellent eux aussi une gestion des états de conscience. Au recours rituel, parfaitement décrit par M. Valleur et A. Charles Nicolas (17), s’en ajoute un autre, que nous appellerons conjoncturel, qui se juxtapose au premier, sans se confondre. La drogue peut être une manière exceptionnelle de traverser les temps de crise. Les guerres traînent derrière elles leur lot de toxicomanies, qui perdurent une fois le conflit terminé. Par-delà les toxicomanies iatrogènes, il en est d’autres plus constantes et plus anciennes. Drogues illégales, médicaments ou vin rouge, tout est bon: les coups de gnôle donnés généreusement aux soldats, dans les tranchées, avant l’assaut; les amphétamines distribuées aux aviateurs anglais avant le décollage, ou aux soldats allemands, avant l’attaque; celles dont on inondait parallèlement les civils anglais ou japonais, pour que l’arrière «tienne le coup». De guerre civile en conflit international, de l’Irlande au Liban, du Viêtnam à l’Afghanistan, on n’en finit pas d’égrener la litanie des complicités entre la drogue et le combat.

Ce recours conjoncturel explique sans doute la curieuse prédilection des femmes pour la morphine, à cette époque. Il faudrait lier ce phénomène à l’hystérie, « maladie» à tout faire, explication fourre-tout et stratégie de disqualification appliquée à tout déviance sociale, du féminisme au mysticisme, de l’adultère à la prostitution. C’est que la femme change et que sa « sensibilité » se transforme, sans qu’on puisse en rendre compte. L’épouse bourgeoise du début du siècle, avec son monde et ses gens, a vécu. Un personnage nouveau prend sa place, avec des espoirs et des désirs nouveaux. Avec une soif relationnelle et une revendication d’égalité au quotidien, dont la littérature se fait l’écho, par des personnages comme Emma Bovary. Même les frontières entre la femme honnête et la fille publique s’estompent (18). Il en sort, difficilement, une autre place de la femme, d’autres relations avec leur époux, leurs enfants, la loi, ou leur corps. Dans ce sillage, la fée blanche et la coco, des années 1880 aux années folles.

Les drogues n’ont pas grand-chose à voir avec une quelconque « décadence ». Cette imagerie est fondée sur une dangerosité bien réelle du produit, et sur la réalité d’un commerce qui s’enfonce dans la délinquance. Elle s’est forgée dans les affres d’un changement social silencieux, et a pris les drogues en otage. Ainsi s’est constituée une mythologie de la drogue, comme religion et comme politique dégradées. Les dégénérés du docteur Morel se sont évanouis en fumée, mais la drogue, elle, est toujours là, avec une hérédité chargée : son passif imaginaire est toujours bien lourd à porter …

Comment sortir de la décadence ? Guaita et Barrès

Comment se déprend-on d’une imagerie? La question de ces phénomènes de « décroyance », de ce qui les provoque et les accélère au quotidien est peu explorée. Nous avons déjà fait la connaissance de Stanislas de Guaita – dit Lugubric de Pravas -, chantre de l’occultisme décadent, premier prince des drogués mythologiques. Et nous avons raconté sa triste fin. Il nous faut revenir sur cet épisode, et comparer sa trajectoire mortelle à celle de son ami Maurice Barrès qui en 1888, encore inconnu, dédie à son ancien condisciple le premier tome de ses mémoires spirituels, Sous l’œil des Barbares. Dans une insensible rupture, l’un s’est enfoncé dans la drogue et a cheminé vers la mort, l’autre a eu la révélation de la Patrie et a entrepris de gagner les faveurs publiques. Barrès a raconté comment les trajectoires des deux inséparables ont un beau jour bifurqué. Dans le même mouvement, nous assistons à l’effondrement des imageries de la décadence et au surgissement de celles qui les relaient, au début du siècle.

A la fin des années 1870, Barrès et Guaita ont à peine dépassé seize ans. Des nuits entières, ces lycéens de province se lisent à haute voix les fascinants ouvrages des romantiques et des parnassiens. «Force des livres sur un organisme jeune, délicat et avide!» écrira Barrès, des années plus tard (19) Leur sensibilité s’explore et s’invente: les coups d’archet des tziganes, le flot des parfums et des sons, le torrent des sentiments. Pour tous deux, l’acmé des passions intellectuelles a lieu l’année de leurs dix-huit ans, dans une petite chambre de Lorraine. Une nuit d’été, la fenêtre ouverte, le ciel étoilé zébré d’éclairs de chaleur, la magnificence de la nature, une jeune liberté et, dans la chambre de Guaita, deux cents poètes sur une table ronde qui leur ouvrent un univers de sensations inédites. Le tableau est simple, ô combien banal. « Et pourtant rien de ce que j’ai aimé ensuite à travers le monde dans les cathédrales, dans les mosquées, dans les musées, dans les jardins ni dans les assemblées publiques n’a pénétré aussi profondément mon être. »

Les excitants jouent leur rôle pour inventer ce moment parfait; les premières cigarettes, les tasses de café … « En même temps que ces chefs-d’œuvre nous découvrions le tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse. » Ils en conservent un rêve, qui hante les imageries de la drogue littéraire : la vie comme une extase constante, comme l’assouvissement permanent du désir. « Nous évoquions en nous les sensations les plus singulières des individus d’exception qui s’isolèrent de l’Humanité pour être le modèle de toutes les exaltations. » Pour Barrès, le malheur de Guaita fut de s’être fixé à tout jamais sur ce songe enflammé de perfection et de beauté: « Les incantations des lyriques ont mis en nos veines un ferment si fort que ce fut un poison. » Puis c’est l’arrivée à Paris, la découverte enthousiaste du quartier Latin, la ronde des cénacles parisiens, les rencontres avec Tailhade, Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam ou Anatole France.

Les chemins des deux amis divergent bientôt. Pour Barrès, c’est la conversion surprenante dans une petite église de Lorraine. De retour dans son humble village, il découvre que ses voyages poétiques en lui-même et vers l’Absolu l’ont coupé de l’univers qui l’entoure. M’étais-je jamais demandé, dira-t-il plus tard, « quelle est cette population, quelle est sa terre, le genre de ses travaux, son passé historique ? Les sommes déposées dans les caisses d’épargne augmentent-elles ou non ? Et le nombre des élèves dans ses collèges, et la consommation de la houille? ». Il fait l’abandon de ses rêveries sur le moi pour s’adonner à ce qu’on baptise alors la « psychologie sociale». Élu député des ouvriers lorrains, et manifestant quelque goût pour le socialisme, il étonne ses anciens amis. Le critique Jules Lemaitre, dans son billet du Figaro, voit dans le néo-militantisme barré sien une déclinaison à peine originale de l’esthétisme : « Ceux -là seuls en furent surpris qui ne savent pas ce que c’est que le dilettantisme (20). » Il voit dans l’action politique de Barrès la poursuite d’une vieille ambition décadente: jouer avec ennui de sa propre vie et de celle d’autrui.

Jules Lemaitre se trompe. Barrès a bel et bien changé de route. Barrès est sorti de la décadence. Il avait fait l’expérience d’une impasse. Éprouvant le besoin de se soustraire au « vague mortel et décidément insoutenable de la contemplation nihiliste », il vient de franchir une étape. «Au lieu de connaître, pour les accepter, nos conditions sociales nous évoquions en nous les sensations les plus singulières des individus d’exception qui s’isolèrent de l’Humanité pour être le modèle de toutes les exaltations. » Or, « la meilleure manière de cultiver son moi…, c’est au fond de se mêler modestement aux barbares, pour se mieux connaître et pour enrichir son propre fonds ». Bref, la liberté commence par la soumission. Être libre, c’est retrouver la société. Mais d’une manière propre à la droite populiste allemande et française : le mysticisme se transfère au génie du peuple.

Des années plus tard, Barrès s’interroge sur l’influence qu’il a exercée sur son ami. Le poussant vers la poésie, n’a-t-il pas contribué à le perdre, lui si doué pour les sciences, et qui souhaitait travailler avec le grand chimiste qu’était Sainte-Claire-Deville ? « Un peu de sciences exactes l’aurait rattaché aux réalités. » L’inverse se produisit. La formation de Guaita fut un piège infernal qui le perdit. Sa vie s’évanouit dans des délires imaginatifs à prétention scientifique, qui ont fasciné des générations de drogués. L’équation chimique devint formule cabalistique, le savant se fit rêveur. Enfoncé dans une pensée de pure spéculation, il poursuivit les antiques efforts pour s’affranchir de la matière, au moyen de pures énergies spirituelles. Il crut trouver sa vérité dans les mystères de l’Antiquité et dans l’orphisme, dans les doctrines néoplatoniciennes et les mystiques médiévales. Renonçant à la poésie, il devint l’historien des sciences occultes, le grand rénovateur de la secte des Rose-Croix. Comme le dit joliment Barrès, il «trouva dans l’antique sentier des nuages les matériaux pour se dresser un abri à sa mesure et selon ses besoins ».

La drogue, dont Barrès ne parle qu’avec pudeur, et à mots couverts, fait entendre sa voix dans cette partition chatoyante. « Croyez-vous qu’on ignore les somptueuses et déchirantes ivresses, tout le vaste flot de l’Asie qu’un Tristan ou qu’une Yseult nous verse à nous submerger ? » « Leurs philtres m’enivrèrent, dit l’auteur du Jardin de Bérénice, me corrompirent, m’allaient dissoudre. » Barrès, à proprement parler, ne fut jamais drogué. Mais il a partagé avec Guaita et ses amis décadents un même système de fascination. Le choix qu’il fit lui permit de se détacher de la décadence, de la mort et peut-être de la drogue. Dans les choix contraires des deux amis, deux mécanismes s’opposent; nous les retrouverons plus tard. Soit la fascination pour les dérives mystiques ; Guaita découvre les sectes, sans renoncer à la drogue. Soit la découverte de la société, avec laquelle «l’individu doit se solidariser ». Barrès, homme politique, désigne l’ennemi : « Si vous préférez l’allégresse créatrice, la belle œuvre d’art française, rejetez le poison de l’Asie  (21) !»

Barrès n’est pas seul à se convertir. La décadence ne fait plus recette. En 1895, un essayiste allemand, Max Nordau, publie un ouvrage au vitriol, titré Entartung (Dégénérescence) (22). Ce disciple de Lombroso part à l’assaut des graphomanes morbides, des pervers de la plume et du pinceau dont l’Europe est envahie : « Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostitués, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. » Pour Nordau, la littérature moderne n’est qu’« une longue et douloureuse migration à travers l’hôpital ». Il s’arrête au chevet de chaque malade. Tourgueniev ? Le culte du néant. Ibsen, Swinburne, William Morris ? Des êtres lugubres et mortifères … Les écrivains français sont l’objet de sarcasmes particuliers. Surtout Verlaine ; « l’homme en lequel nous trouvons réunis d’une façon étonnamment complète tous les stigmates physiques et intellectuels de la dégénérescence ». Gautier, Barbey d’Aurevilly, Barrès – le premier Barrès, bien entendu -, Zola ou Maeterlinck ne valent guère mieux… Sitôt paru, Entartung connaît un succès étonnant, dans les pays de langue germanique d’abord, puis dans toute l’Europe: entre mai et août 1895, son éditeur anglais le réédite sept fois. L’apport théorique de Nordau est léger. Mais l’ouvrage témoignait de la lente extinction d’une fascination trouble. Une fraction de plus en plus large de l’opinion publique se déprend des chantres de la morbidité, et met en doute leur talent.

En quelques années, la réaction morale s’était amorcée, au cœur du mouvement décadent. Les plus proches s’en font désormais les plus ardents contempteurs. A contrario, on multiplie les appels à la vie saine, les exhortations à l’effort, les éloges de l’énergie. En France, dans un large mouvement de manche, les nostalgiques du Ier Empire ou de la monarchie plaident pour la morale des anciens temps. Les nouveaux idéologues s’appellent Maurras, Sorel ou Barrès. Ils incitent à mettre à mal cet univers que le nouveau épuise. Il en sortira une éthique nouvelle qui s’impose peu à peu, de la gauche à la droite du spectre politique, jouant l’union de l’ancien et du nouveau, de la tradition et de la modernité, de la vigueur virile et du redressement moral. Un homme, Pierre de Coubertin, invente les jeux Olympiques et devient une figure politique internationale (23). Il encourage les jeunes à faire vivre pleinement leur corps; entre la culture physique et l’anglomanie, entre la course à pied et la boxe, de nouvelles générations font l’apprentissage des joies du sport et de la compétition. Pour un temps, les risques de l’aventure poétique sont remplacés par ceux, plus prosaïques, de ligaments claqués et de nez cassés. Tel Henry de Montherlant, des jeunes gens musclés parcourent l’Europe, fascinés par les athlètes et les périls quotidiens qu’ils courent. Le sport s’unit enfin à la mécanique triomphante, dans un cocktail qui offre à la vénération des jeunes en bonne santé une nouvelle Sainte Trinité: le cyclisme, l’automobile et l’avion.

La fascination de la décadence ? Pour un temps, elle s’est éteinte. Sa fin ouvre sur un grand sursaut viril, optimiste et moral. Parmi d’autres, l’horreur pour la drogue corruptrice a servi d’argument au réveil nationaliste. Là encore, un mécanisme se met en place : le drogué, rejeton bâtard du progrès, est mis à mort sur l’autel de la modernité. Dans ce paysage apocalyptique d’un siècle qui finit et d’un autre qui commence, entre la politique et la morale, entre le féminisme et l’esthétisme, il revêt des habits nouveaux, celui du bouc émissaire. Il ne les quittera plus. Miroir et repoussoir des temps modernes, il est le reflet des inquiétudes, la quintessence des angoisses vis-à-vis des temps futurs. Entre le culte du corps et celui des sciences et des techniques, c’est le paradigme de la première moitié du XXe siècle qui s’invente. Avec toutes les ambiguïtés qui ont fait son charme vénéneux: la jeunesse saine, sportive, optimiste et combattante se drogue au nationalisme et au totalitarisme. Et c’est la fin du règne éphémère des morbides et douces morphinées.

image dragon domestique

 

Notes

 

12. Les drogues de passage

1. TARDE Gabriel, 1895, Essais et mélanges sociologiques; FERE Charles, 1888, Dégénérescence et criminalité; voir aussi CHESNAIS Jean-Claude, 1981, Histoire de la violence, Robert Laffont, Paris.
2. Gazette des Tribunaux, 6 fév. 1885, 10 août 1887.
3.. WEBER Eugen, trad. franç. 1983: La Fin des terroirs, la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, Paris ; éd. anglaise, 1976, Stanford University Press, Stanford California.
4. WEBER Eugen, 1986, France, Fin de siècle, Harvard University Press, trad. franç., 1986, Fin de siècle, la France a la fin du ‘wu siècle, Fayard, Paris.
5. VADE Yves, « Mythes de la décadence et décadence du mythe », in L’Esprit de décadence II, 1984, Librairie Minard, Paris (Colloque de Nantes 21-24 avril 1976).
6. MOREL Bénédict Augustin, 1857, Traité des dégénérescences physiques intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives, Baillere, Paris.
7. SAINT-VICTOR Pierre (de), 1871, Barbares et bandits. Cité par FOUQUET P. et De BORDE M., 1985, Le Roman de l’alcool, Seghers, Paris.
8. MAYET Louis, 1901, « Etudes statistiques sur l’alcoolisme », Paris, plaquette comprenant plusieurs articles des Archives générales de médecine. MARRUS M.R., « L’alcoolisme social à la belle époque », in Recherche no 29, XII, 1977, « L’haleine des faubourgs : ville, habitat et société du XIXe siècle ».
9. ALBERT Pierre et TERROU Fernand, 1970, Histoire de la presse, P.U.F., Paris.
10. L’Assiette au beurre, 1909, « Les officiers de la marine ».
11. GIRARDET Raoul, 1986, Mythes et mythologies politires, Ed. du Seuil, Paris.
12. REGNARD, 1885, op. cit.
13. CHOROVER, « Big Brother and psychotechnology Psychology Today, oct., 1973.
14. SZASZ T., 1974, op. cit.
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16. VAN GENNEP A., 1909, op. cit. Pour une bibliographie complète sur l’usage rituel des drogues, voir FURST Peter (ed.), 1972, Flesh of the Gods: The Ritual Use of Hallucinogens, Praeger Publishers, Inc.; trad. franç., 1974, La Chair des dieux, l’usage rituel des psychédéliques, Seuil, Paris.
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18. CORBIN Alain, 1978, op. cit.
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20. Figan9, 22 novembre 1892.
21. BARRES Maurice, 1903, Les Amitiés françaises, Juven, Paris.
22. NORDAU Max, 1895, Entartung, trad. franç.,1903, Dégénérescence, Paris, Alcan.
23. COUBERTIN Pierre (de), 1909, « Une campagne de vingt et un ans 1887-1908 » ; voir aussi Mc ALOON JJ., 1981, This Great Symbol, Pierre de Coubertin and the Origins of Modern Olympic Games, Chicago.

 

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