Chapitre 16 : Aux racines de la prohibition

LE modèle européen d’intervention contre les drogues, qui émerge au XIXe. siècle, s’ancre dans une expertise professionnelle, étroitement liée a l’État. Sur un autre continent, un autre modèle s’invente — événement crucial, dans la lutte de l’Occident contre les drogues. Cette stratégie d’intervention est fondée sur l’interdiction du produit, la criminalisation de ses usagers et la mobilisation directe des populations. Une puissance nouvelle, dont l’entrée sur la scène internationale est fracassante, en prend l’initiative : les États-Unis.

Les soldats, les femmes, et la presse…

Au milieu du XIXe siècle, rien ne laisse présager que l’Amérique inventera la prohibition. Plus ou moins préservé de la vague européenne d’opium, le Nouveau Monde demeure indifférent à ses consommateurs de drogues. Les usagers sont là, pourtant. Edgar Poe, qui meurt dans une crise de delirium tremens, avait goûté aux joies de l’opium. Dans leur majorité, les consommateurs sont des femmes, blanches et d’âge moyen ; l’alcool leur est interdit, et elles se rabattent, toujours entre médication et plaisir, sur les sirops et liqueurs opiacés, souverains pour les ulcères, les maux de tête et les maladies des nerfs (1).

Comme en Europe, la pratique marginale et médicale de l’opium se meut en problème social lorsque la morphine conquiert des adeptes. Dans la seconde moitié des années 1870, la guerre de Sécession la répand chez les belligérants, sudistes ou nordistes. On avance le chiffre de 45000 soldats morphinomanes (2). Comme en Europe, encore une fois, les anciens combattants, les médecins, les infirmières sont les premières victimes. Ce sont les risques du métier… De ceux qui réclament désormais leur dose quotidienne, on dit d’un ton empreint de pitié et de respect mêlés : Ils ont contracté la maladie du soldat sur les champs de bataille. » Toujours est-il que, vers 1890, cinq cents kilos de morphine sont exportés chaque année des laboratoires anglais ou allemands vers les États-Unis, pour des usages médicaux, et d’autres qui le sont moins. Dans un univers neuf, où les charlatans sont plus nombreux que les médecins, les produits circulent, sans que que l’on s’en inquiète outre mesure. Ils circulent même de façon impressionnante… Les États-Unis sont les premiers à faire pour les médicaments une publicité massive. Certains annonceurs dépensent chaque année 500 000 dollars ; l’Emulsion Scott, plus d’un million (3). En 1858, un seul journal publie des réclames », comme on dit alors, pour plus de 1 500 médications diverses ; en 1905, il en est à 28 000 marques ! Les seringues sont aussi l’objet d’une demande impressionnante : un ensemble complet, avec une seringue dans sa trousse, deux aiguilles et deux pistons de rechange, vaut un dollar et demi.

La cocaïne allemande donne lieu à un commerce intense. Les remèdes contre les maux de tête et les coups de froid se multi-plient. Ils sont tous à base de cocaïne et de belladone. Les autorités sanitaires de plusieurs États analysent certains produits : ils ne contiennent que de la cocaïne ; la belladone s’est envolée. Reste que des milliers de personnes en font un usage régulier, dans les grandes villes et dans le sud des États-Unis…

La presse américaine conclut avec la drogue un vrai mariage d’amour. L’information connaît alors une fantastique période d’expansion. En 1910, on dénombre 2430 quotidiens sur l’ensemble du territoire américain, dont les tirages cumulés dépassent 24 millions d’exemplaires (4). Des mastodontes naissent, avec à leur tête des magnats, fameux aujourd’hui encore : Pulitzer et son New York World, Hearst et son New York Journal. Ces organes, sans commune mesure avec ce que l’on connaît en Europe à la même époque, s’acharnent à faire et défaire les règles du jeu politique et social. Un journalisme populaire qui tâtonne encore, mais aux méthodes impressionnantes d’efficacité, contribue à créer les toxicomanies du début de siècle. Quelques années plus tard, avec un aussi bel entrain, il fera tout pour les enrayer. A quel prix…

Dans la construction de ce qui est baptisé « toxicomanie » en Amérique, les canaux d’information jouent un rôle déterminant.

En effet, le tissu des professionnels de la santé est moins serré et moins puissant qu’en Europe. Les charlatans sont légion, et la fonction politique des médecins n’est en rien comparable celle qu’ils assurent en Angleterre, en Allemagne ou en France. Pour le meilleur ou pour le pire, la presse occupe le devant de la scène. La presse qui instruit les malades, ou ceux qui pensent l’être. La presse qui met en garde contre les périls des médicaments opiacés. La presse encore, et bien plus tard, la télévision, qui jetteront l’anathème sur les « drogués »… L’Américain le plus actif contre la drogue est cette époque le docteur Hamilton Wright, que nous retrouverons souvent, aux avant-postes de la lutte internationale. Dans la presse de ces années-là, le docteur Wright bat sa coulpe. Il retrouve le ton des prédicateurs protestants pour morigéner l’Amérique : l’Oncle Sam est le pire des drogués ! Il nous faut faire publiquement une confession humiliante, clame-t-il : les États-Unis sont le paradis des drogues. Chaque année, nous consommons davantage d’opium que les six plus grandes Nations du monde réunies. Entre 1860 et 1911, la population américaine s’est accrue de 133% et les importations d’opium de 351%. Un Américain sur quatre cents s’intoxique avec un dérivé de l’opium. Et en ce qui concerne la cocaïne, qui incite au crime, nous détenons le même et triste record ! La Chine sait désormais se préserver, et le Japon aussi. Même en Russie, l’opium est considéré comme un précieux don du ciel, une véritable perle qu’il faut protéger : on en use sans en abuser. Et quel contraste entre l’Europe et les États-Unis ! L’Angleterre, l’Allemagne, la France ont des lois contre la drogue… Chez nous, l’éthique des professions de santé est déplorable. Un droguiste sur dix défie la loi, et vit d’une clientèle de complaisance ; partout, ce ne sont que médecins drogués et laxistes, praticiens ignorants et dépourvus de scrupules. Les professionnels américains ont perdu toute dignité… Les péchés de l’Angleterre, jadis honte du monde, sont véniels côté des nôtres, et nous, nous restons aveugles nos fautes (5)…

L’outrance du ton surprend, et la religiosité du discours paraît ridicule, en un temps de politiques sociales laïcisées. Pourtant, ce discours est des plus sérieux. À quoi se résume-t-il ? Dans un premier temps, une analyse de l’environnement : les données épidémiologiques, qui laissent deviner l’ampleur du problème, sont d’autant plus inquiétantes que les remparts techniques sont quasi inexistants : la professionnalité est peu sûre, et l’intervention dans le champ de la santé publique encore balbutiante. De plus, les États-Unis sont encerclés. Eux-mêmes produisent peu de substances toxiques. Mais l’opium chinois ou indien envahit leur territoire, apporté par les communautés étrangères. La cocaïne et la morphine européennes affluent sans discontinuer. Cet état de fait perdurera : jusque dans les années soixante-dix, les États-Unis fourniront aux truands du monde entier — Français en particulier… — leurs meilleurs clients. De plus, ce contexte porteur de lourdes menaces est l’objet d’une interprétation morale : pour se tirer de ce mauvais pas, l’Amérique doit faire preuve de volonté, de courage et d’énergie.

Ce double mouvement, qui dégage des traits d’environnement et leur assigne un sens, produit la décision officielle de prohibition. L’inquiétude justifie toutes les mesures prohibitionnistes qui se succéderont au fil du temps, ainsi que leur renforcement. Le péril est a l’intérieur de nos frontières. L’Étranger nous guette… Aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre des hommes poli-tiques américains développer la thèse du complot : l’Asie, l’Europe, l’Amérique latine, tous ces pays trafiquants, ligués pour empoisonner l’Amérique… On ne saurait comprendre la volonté de prohibition américaine, ni sa virulence intérieure, ni son dyna-misme extérieur, si l’on fait abstraction de ces données initiales.

La drogue de l’Étranger

Le moteur premier des imageries américaines de la prohibition, c’est la drogue de l’Étranger. L’étranger qui se drogue, la fin du siècle dernier, c’est le Chinois. Les Noirs libérés de l’esclavage, les États-Unis souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre d’exécution, docile et peu qualifiée. En Californie, les hommes d’entreprise cherchent dans les populations pauvres et pléthoriques de la Chine une solution de remplacement. À l’Ouest, les grandes compagnies ferroviaires font venir un rythme rapide des Asiatiques pour édifier les interminables lignes de chemin de fer qui vont sillonner le pays. En 1870, ils sont 70000; au début du siècle, ils sont plus de 100 000, travailleurs infatigables, mourant la tâche, qui recréent l’Extrême-Orient dans des ghettos urbains (6).

L’Amérique est accueillante aux immigrants. Mais aucun ne peut toucher le sol américain avec une image plus déplorable : décadence culturelle, déchéance physique et morale, raffinements de l’érotisme et de la torture, relents de misère, de cruauté et de vice. Le mythe omniprésent vit encore aujourd’hui dans la littérature de gare. Avec le durcissement de la situation économique des années 1870, la concurrence des Chinois sur le marché du travail est jugée intolérable. Leur réputation se dégrade encore, et ils se meuvent bientôt dans un climat de haine insoutenable (7).

Au cceur de ce rejet, le mouvement syndical naissant. Il oppose les Nobles Chevaliers du Travail, dirigés par l’idéaliste Terence Powderly, au pragmatique Samuel Gompers, fondateur de l’American Federation of Labour, qui ne prêche pas le socialisme utopique, mais qui joue une stratégie d’oligarchie et de groupe de pression. Les militants de l’AFL ancrent leurs stratégies d’implantation dans la défense des ouvriers blancs et qualifiés. Pour satisfaire aux aspirations spontanées de ses adhérents, et aussi pour accroître une inquiétude dont il récolte les fruits, ce syndicat exige l’arrêt de l’immigration et réclame le contrôle étroit des migrants déjà installés. Les mesures officielles pleuvent ; ce sont les Exclusions Laws (8) L’opinion publique ne les a pas attendues pour accuser les Chinois de tous les crimes. Et de temps en temps, pour les lyncher.

Certains avaient importé de leur pays leur goût de l’opium — refuge du dimanche et des jours chômés. De fait, l’opiomanie sévissait réellement au sein de la communauté, semble-t-il. Il y aurait eu 20% de fumeurs occasionnels et 15% de fumeurs quotidiens. Bientôt, les Chinois ne sont plus seuls : l’engouement atteint les Américains. Le premier à fumer de l’opium, en 1868, prétend le docteur Kane, est un sportif, du nom de Clendenyn, et qui a vécu en Chine. Le second, 0 poussé au vice » par le premier, s’y convertit en 1871 (9). L’inquiétude éclate au grand jour aux alentours de 1875. Les fumeurs, Jaunes ou Blancs, prolifèrent dans les grandes villes. Dans celles où ont poussé des Chinatowns, bien sûr, à San Francisco, et dans l’Ouest. Mais aussi à Chicago, Saint Louis, New Orleans, New York… L’épidémie enfle au début de l’année 1877. Les chiffres officiels font état d’une réelle menace : selon les données des services de santé, plus de 7000 tonnes d’opium brut et 800 tonnes d’opium à fumer auraient été importés entre 1860 et 1900. On évalue le nombre des consommateurs à 200000 personnes au moins, et plus vraisemblablement de 500 000 a un million (10).

Et nous retrouvons la presse, en pleine action… Les campagnes se succèdent, liant prise de drogue et turpitude. Elles dénoncent des scandales dégoulinants de stupre : de jeunes Blancs infortunés sont séquestrés, condamnés à passer leur vie dans l’arrière-salle de blanchisserie où ils livrent leurs corps à d’affreux maniaques jaunes. La vertu de femmes américaines, attirées dans de sombres arrière-boutiques, est en péril. « Quel crimes ont été commis dans ces boyaux fétides, quand ces innocentes victimes des ignobles chinois étaient sous l’influence de la drogue ? On ose a peine l’imaginer… », fantasme Samuel Gompers.

Simple fantasme ? Rumeur, construite au terme d’une trajectoire complexe, par la coalescence d’éléments épars ? Toujours est-il qu’a cette occasion se forgent les imageries qui reviendront en force dans toute l’histoire ultérieure des drogues. Jusqu’alors, les drogués étaient des adultes responsables, au pire des femmes abusées par le produit. Désormais, le poison de l’Étranger cor-rompt la jeunesse de l’Occident… Le flirt de l’adolescence et de la drogue, thème développé a l’envi a partir des années cinquante, vient d’apparaître.

Il ne cesse de s’affirmer. Quelques années plus tard, le plus actif des pourfendeurs de drogue, Harry Anslinger, raconte de bien curieuses histoires. Nous sommes après la guerre de 14 et les communautés chinoises sont toujours présentes dans l’imaginaire social. La police recueille, dans les rues, en pleine nuit, de jeunes blondes errantes, dans un état semi-comateux… Ce sont des filles de la meilleure société ; leurs familles restent silencieuses, et cherchent à étouffer le scandale. Qu’est-il arrivé a ces jeunes rêveuses » de dix-sept ans ? Elles ont été victimes de la turpitude de proxénètes chinois !

Le scénario, tel que le rapportent les policiers, est toujours le même. La petite demoiselle est invitée dans une chambre, par un jeune Chinois qu’elle connaît bien. Dans un premier temps, on s’en tient a la cérémonie du thé. Mais un beau jour, on l’entraîne dans une chambre tapissée de dessins érotiques. Le Chinois lui propose une pipe d’opium, « comme dans son pays ». La soirée commence. La tête lui tourne ; elle danse avec son ami, qui lui propose une sucrerie de chez lui, des bonbons, petits et délicieux ». C’est un aphrodisiaque puissant, a base de cantharide. La musique s’amplifie, les couples s’enlacent, une femme se dévêt, et l’irréparable se commet. Au petit matin, les Chinois lui donnent quelques capsules d’un produit étrange, « pour la remettre d’aplomb ». C’est de l’héroïne. La malheureuse y prend immédiatement goût. Elle retourne en demander. On lui en donnera si elle se montre très, très gentille avec les Chinois, et très, très docile… Tout est en germe dans ce récit puritain : l’escalade des substances, du thé vers l’héroïne, en passant par le bonbon aphrodisiaque. Le produit qui fait perdre l’innocence, la dérive inéluctable, de la toxicomanie à la prostitution (11).

Comme les individus, les sociétés sont initiées à la drogue. La morphine française avait cheminé telles les innovations sociales ; partie des milieux privilégiés, elle avait conquis peu à peu d’autres groupes sociaux, pour finir aux mains des marginalités. Le processus inverse préside à la diffusion de l’opium aux États-Unis. La drogue des origines est celle de la misère ; les commissions officielles qui se succèdent le soulignent toutes : les déshérités, les chômeurs sont les plus fervents consommateurs. L’opium part des bas-fonds ; des voleurs, des débauchés, des joueurs et prostituées, dit-on. Tel un cancer, il gangrène les milieux privilégiés, horreur surgie de la nuit, qui souille les filles honnêtes de la bourgeoisie, et les jouisseurs imprudents des classes moyennes.

En même temps le décor change. Jamais les privilégiés n’auraient accepté de s’entasser dans des bouges, de se vautrer sur des couchettes sales, dans la promiscuité d’une lie humaine. Il leur faut des chambres propres, des ustensiles rutilants, un service empressé. Au terme de cette ascension sociale, qui induit une mutation et une sorte d’ « assainissement » des consommations, des hommes respectables, de jeunes adultes, des maîtresses de maison honorables, des employés honnêtes, des étudiants studieux entament une carrière d’opiomane ; mais ils l’entament dans le silence. Pour l’opinion publique, opium, Chine et crime restent associés.

D’ores et déjà, une avalanche de lois s’abat sur l’opium. À San Francisco, dès 1875, un premier décret, sur fond de péril jaune, en proscrit l’usage dans les fumeries. La mesure vise de façon exclusive la communauté chinoise. Les mesures fédérales qui suivront seront encore plus explicites (12). La loi fédérale de 1887 interdit aux seuls Chinois d’importer l’opium, celle de 1890 réserve aux Américains le droit de transformer l’opium brut en opium à fumer.

La drogue, c’est aussi celle d’une autre minorité inquiétante, les Noirs, déclarés désormais separate et equal. Dans le Sud, surtout separate. « Avec les criminels et les pauvres, les Noirs sont naturellement portés à consommer de la cocaïne », affirme en 1901 le premier rapport sur la cocaïne publié par l’American Pharmacological Association. Une commission d’enquête spéciale se penche sur ces fameux « cocaïnomanes de race noire (13) ». Cette substance détruit ses victimes plus rapidement et plus systématiquement que l’opium », dit le New York Times en 1908 (14). La presse à grand tirage impute aux cocaïnomanes, « fréquemment pris d’un délire criminel », la majorité des méfaits commis dans les villes.

La police conforte cette opinion, quand elle n’en est pas à l’origine. En 1914, le chef de la police d’Atlanta leur attribue 70% des crimes de sa ville ; pour celui du district de Colombia, la cocaïne est o le plus grand des fléaux ». Dotons les services de police d’armes de plus fort calibre, les seules capables d’arrêter ces épouvantables Noirs cocaïnomanes…

Le premier État à prendre des mesures contre la cocaïne est l’Illinois, en 1877. En 1887, l’Oregon interdit la cocaïne à priser ; puis c’est le tour du Kansas et du Tennessee en 1900. En 1914, les mesures contre la cocaïne sont plus nombreuses encore : quarante-six États contrôlent la vente de cocaïne, et vingt-neuf seule-ment celle de l’opium 15. L’Angleterre s’était bornée à réglementer la circulation, sans intervenir sur l’usage. Aux États-Unis, la consommation elle-même devient coupable, et cette condamnation est celle des communautés ethniques : l’opium des Jaunes, la cocaïne des Noirs. Restent les Hispano-Américains. Vers 1910, des Mexicains se lancent dans la contrebande de marijuana, à la frontière du Texas. Vivement appréciée des Sud-Américains, la cocaïne se répand au début du siècle dans les milieux hispanophones de La Nouvelle-Orléans. Comme les autres drogues, elle se diffuse dans les classes pauvres ; les Mexicains la passent aux Noirs. Suivant la filière des déshérités, elle remonte le Mississippi, de ville en ville (16)… Il faut attendre le début des années trente pouf lui voir passer la barrière raciale, grâce aux jazzmen, et à ceux qui leur vouent un culte.

Le même scénario se répète pour chaque produit. Ses méfaits sont dénoncés dans la presse, comme un défi à l’ordre américain. Et tout se termine par la résurrection de grandes peurs archaïques devant les races étrangères, leurs rites incompréhensibles et leurs substances menaçantes. Les minorités ethniques, toujours plus ou moins suspectes aux yeux des classes moyennes et des ruraux, sont accusées d’engendrer des criminels, qui perpètrent leurs crimes grâce à leurs drogues exotiques. Pour des organes de presse comme ceux de Pulitzer, le sang à la une, le sensationnel, le fait divers crapuloïde, le détail « humain » sont pain bénit. Ce journalisme en forme de coups de poing sous la ceinture voit dans les histoires de drogués de « bons sujets », qui font vendre.

Les victimes des combats laissent donc place à une autre population installée dans les tribunaux et les gazettes. C’est le défilé des voleurs, des prostituées, des joueurs, des repris de justice, des forçats, des rôdeurs, des vagabonds, suivis de loin par tous ceux que la déviance attire ou fascine (17). À la fin du siècle, l’usage délinquant reste minoritaire, par rapport à l’emploi iatrogène. Mais l’image s’est infléchie. Au terme d’un lent mouvement de bascule, on ne voit plus dans le drogué une victime, mais l’émissaire des marginalités les plus inquiétantes. Pionniers d’une tradition appelée à se perpétuer dans le monde entier, des journalistes assimilent peu ou prou drogue, dépravation et crime. Les militants protestants qui réclament de plus en plus fort des lois prohibitionnistes accentuent encore cette présentation d’épouvante.

Les entrepreneurs moraux

En racontant la triste histoire des Chinois de Californie, ou celle des Noirs cocaïnomanes, nous présentons la face hideuse du prohibitionnisme, qui éveille l’angoisse des foules, attise leur haine et prône le rejet. Il est une autre, généreuse celle-là, celle des quakers en lutte contre l’opium mercantile.

Pour le puritanisme, les États-Unis sont une terre d’accueil. Un État entier, la Pennsylvanie, du nom du quaker William Penn, s’érige en « Sainte Expérience » puritaine. Rien d’étonnant a ce que, depuis le début du siècle, l’Amérique développe un puissant mouvement de tempérance », au carrefour d’influences idéologiques mêlées, chrétiennes, démocratiques et humanitaires, qui rêve d’améliorer la condition humaine par une action sociale et morale. Des ouvrages comme Progress and Poverty, d’Henry George, ou Looking Backward, d’Edward Bellamy, montrent du doigt les vices de la société américaine, et, tout comme en Angleterre, s’en prennent aux excès du libéralisme économique (18). Le « laisser-faire » érigé en dogme permet, disent-ils, que des fortunes fabuleuses s’exhibent sans retenue. À l’autre bout de l’échelle sociale, des millions d’êtres humains croupissent dans des taudis.

La corruption administrative s’étale cyniquement, et l’indignation puritaine reste sans effet. Ceux qui osent protester récoltent le surnom de muckrackers, les « ratisseurs de crotte ». Mais, si l’on ne tient pas compte de cette volonté d’égalité et de justice manifestée par les réformateurs puritains, on ne peut comprendre la force du prohibitionnisme, ni les appuis qu’il reçut de toutes les couches sociales, de tous les courants de pensée. Et aucun pays d’Europe, pas même l’Angleterre, pas même les pays puritains de l’Europe du Nord, ne verra ce mouvement se déployer avec une telle vigueur.

Le sociologue Howard Becker a développé un concept pour désigner ces militants de la vertu : celui d’« entrepreneur moral », qu’il applique à ceux qui tentent de produire des règles de fonctionnement social, par l’imposition de nouvelles normes, ou la transformation de celles en vigueur (19). Les tenants de la prohibition, en effet, veulent remodeler le quotidien. Aux États-Unis, ils apparaissent fort tôt. Le Maine, dès 1845, interdit la vente de l’alcool sur son territoire. Un Parti de la Prohibition se crée en 1869. Il combat au nom de la liberté : « Nos esclaves involontaires se voient libérés mais nos millions d’esclaves restent agrippés à leurs chaînes, écrit Gerrit Smith, le fondateur du Parti. Le lot des vrais esclaves, tel que lui ont imposé d’autres individus est, disons, fort dur ; et pourtant, c’est un paradis comparé à celui de ceux qui se sont volontairement enchaînés, avec l’alcool en particulier (20). »

L’association la plus célèbre, la Woman’s Christian Temperance Union, fondée en 1874, est plus véhémente encore. Sa cause est le progrès social : protégeons l’homme contre lui-même. Elle recrute des réformistes aux sensibilités diverses, abolitionnistes, tenants des droits de l’homme ou suffragettes. Des décennies plus tard, on les reconnaîtra encore au ruban blanc de leur boutonnière. La WCTU multiplie les croisades, et réclame des lois pour protéger les jeunes filles, diminuer le temps de travail des ouvriers, abolir l’exploitation des enfants, ou réfréner la consommation d’alcool.

Il est de mise de présenter les prohibitionnistes sous un jour caricatural : d’horribles réactionnaires qui enferment drogués et alcooliques, s’opposant perfidement aux hommes de progrès qui les soignent. C’est mettre l’accent sur les composantes extrêmes du mouvement, qui le conduisent au fanatisme et lui font diaboliser les drogues. La réalité est plus nuancée. Le corps humain, disent les entrepreneurs moraux, doit être respecté comme un don de Dieu ; il nous faut en faire un usage utile, modéré et social, qui exclut tout excès ; le contrôle de soi à chaque instant est un impératif absolu ; nul ne doit jamais se trouver en situation d’irresponsabilité, s’il veut conserver sa vertu — et un seul instant d’abandon suffit à la perdre sans remède. Prohiber l’alcool et les stupéfiants libérerait les hommes du peuple de leurs vices ; et délivrerait leur familles, qui sont aussi leurs victimes.

Nous retrouvons là les prédications pieuses et inquiètes du docteur Hamilton Wright. Ce discours d’une religiosité utopique s’inscrit dans le cadre d’un fondamentalisme américain, sans cesse appelé à resurgir, sous les formes les plus diverses, et qui frappe déjà Tocqueville par son omniprésence. Il se greffe aussi sur une composante rurale : les États les moins urbanisés sont toujours, contre les villes, les plus fermes soutiens des prohibitionnistes. Il trouve un dernier allié dans l’isolationnisme latent, le repli sur soi qui explose parfois en xénophobie, ou le rejet de telle ou telle immigration. L’Anti-Saloon League, ce parangon de prohibitionnisme fondé en 1893, en est l’expression la caricaturale : dans certains États, elle flirte sans honte avec le Klu-Klux-Klan.
Le succès du prohibitionnisme tient son visage de Janus, tourné la fois vers le passé et vers l’avenir. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à relire Jack London, homme de gauche, progressiste fervent, socialiste convaincu, avocat ardent du « peuple de l’abîme ». Son Cabaret de la dernière chance — parfaits mémoires d’un alcoolique — contribue, plus que toute œuvre peut-être, faire interdire l’alcool. Démocrate affirmé, il revendique le droit de vote pour les femmes en un temps où cette opinion passe pour excentrique : que les épouses, les sœurs, les mères clouent enfin au cercueil cet alcool qui dégrade et assassine leurs maris, leurs frères, leurs fils 21…

Ce mouvement de tempérance recourt une intense stratégie de groupe de pression : appel l’opinion et mobilisation des journaux, des foules, des honnêtes gens, invocation de la loi, derfiande que des sanctions soient prises contre l’emploi non médical des drogues, que la vente des substances alcoolisées soit interdite… Bien que minoritaire, il reçoit l’appui, direct ou indirect, de notables, d’industriels et de membres du gouvernement. Les hommes politiques sont sommés d’intervenir. Ils interviennent.

Une passerelle historique s’établit donc, dans le plus parfait malentendu, entre deux courants qui souhaitent changer le monde, chacun sa manière. D’un côté, ceux qui redoutent les Chinois, haïssent les Nègres, pourchassent les Chicanos ; en face, les vertueux militants de la tempérance et de l’amour du prochain. Les uns hurlent leur haine, veulent limer les dents et terrasser les factions dangereuses de la société ; les autres rêvent d’élever ces âmes abandonnées sans éducation ni instruction, de les civiliser, de contribuer leur bien — malgré eux, s’il le faut —, d’extirper les abjections et les péchés, de faire enfin leur Salut. Il n’y a rien de commun entre les lyncheurs du Texas et les dames d’œuvres de Chicago, ancêtres des assistantes sociales. La conjoncture les réunit, en leur donnant un ennemi commun, les drogues, que tous deux exècrent pareillement. Ils tombent d’accord, l’espace d’un instant, sur la nécessité d’une juste répression.

Un mode de réaction sociale la toxicomanie s’était inventé. Rejeton du puritanisme et de la bureaucratie, croisement d’un militantisme imprégné de religiosité et d’un culte de la nation, d’un obscurantisme rural et d’un idéalisme réformiste. On peut en détailler les caractéristiques principales, qui reviennent sans cesse dans les politiques probitionnistes de lutte contre la drogue. Il construit d’abord un champ spécialisé, distinct de celui de l’alcool et du tabac : l’ «abus de drogues ». Pour appui, il prend des groupes idéologiques actifs, qui invoquent la morale, dans une argumentation dramatisante. Et surtout, il invente comme repoussoir une imagerie du désespoir, qui en appelle une action quotidienne, immédiate et énergique. Dès lors, deux instruments sont privilégiés : la loi et la réglementation. Les contrôles se multi-plient, les peines encourues par les contrevenants s’alourdissent sans cesse. Conséquence inévitable : le renforcement de l’État et de ses instruments d’action. Cette démarche implique une gestion centrale du dispositif, par le canal d’agences nationales spécialisées et une étroite coopération internationale, qu’il faut sans cesse renforcer. En bref, un problème pour cible, la morale pour garant, l’État et la loi comme supports. La recette est simple : on l’applique encore.image dragon domestique

Notes

16. Aux racines de la prohibition

1. EARLE C.W., « The Opium Habit», Chicago Medical Review, 1880.
2. MusTo, 1973, op. cit.
3. Scientific American 5 octobre 1985. Voir aussi YOUNG James Harvey, 1961, op. cit.
4. ALBERT Pierre, 1977: La France, les États-Unis et leurs presses, Paris, Centre Pompidou, diffusion Flammarion.
5. Voir, par exemple, l’entretien qu’il donne au New York Times, le 12 mars 1911, et dont est tirée la présente argumentation. Voir également, WRIGHT Hamilton, « The International Opium Conference », American Journal of International Law, oct. 1912/janv. 1913.
6. ASBURY Herbert, 1933, The Barbeg Coast, Garden City, New York.
7. HILL Herbert, o Anti-Oriental agitation and the rise of Working-class racism », Society, 10, janv.-fév. 1973.
8. The Chinese Exclusion Case, 130 U.S. 581, 1889.
9. KANE, 1881, op. cit.
10. Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs, 1970, Facts Sheets, Washington D.C., U.S. Gov. Print. Off. Voir aussi MORGAN H. W., 1981, Drugs in America, a Social Histog : 1800-1980, Syracuse University Press, Syracuse. Voir aussi New York Times, 13 avril 1919 qui chiffre à cette période à un million et demi le nombre de consommateurs.
11. ANSLINGER Harry et OURSEY Will, 1953, The Traffic in Narcotics, New York, Funkland Wgrade, trad. franç., 1963, Les Trafiquants de la drogue, Arthème Fayard, Paris.
12. Voir le commentaire de ces lois dans BRECHER Edward et alii, 1972, Licit and Illicit Drugs: The Consumers Union Report on Narcotics, Stimulants, Depressants, Inhalants, Hallucinogens, and Marijuana Including Caffeine, Nicotine and Alcohol, Boston, Little Brown.
13. « Report of Committee on the Acquirement of Drug Habits», Am. Jour. of Phar., 75, 1903.
14. « The Growing Menace of Cocaïne », New York Times Magazine, 2 août 1908.
15. ASLEY Richard, 1975, Cocaïne: Its History, Uses and Effects, New York, St. Martin’s Press.
16. SNYDER Solomon H., 1971, Use of marijuana, Oxford University Press, trad. franç. 1973, La Marijuana, Seuil, Paris.
17. MARSHALL Edward, « Uncle Sam is the Worst Drug Fiend in the World », New York Times, 12 mars 1911.
18. GEORGE Henry, 1879, Progress and Poverty, rééd. 1911, Garden City New York, Doubleday; BELLAMY Edward, 1888, Looking backward: 2000-1887, rééd. 1951, New York, Random House.
19. BECKER Howard, 1985, « Les entrepreneurs de morale », in Outsiders, A.M. Métaillé, Paris ; version originale, 1963, The Free Press of Glencoe.
20. SINCLAIR Andrew, 1964, Era of Excess: a Social History of the Prohibition Movement, New York, Harper-Colophon.
21. LONDON Jack, 1913, Jack Barleycorn, trad. franç., 1981, Le Cabaret de la dernière chance, Hachette, Paris.

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