Chapitre 17 / GENÈSE D’UN MÉDICAMENT

Dans l’histoire française des traitements de substitution, le Temgésic a joué un rôle clé à un double titre. C’est principalement avec ce médicament contre la douleur que les médecins français se sont initiés aux traitements de substitution, et c’est encore avec ce médicament que s’ouvre le débat public. La buprénorphine, qui en est le principe actif, possède des propriétés agonistes (comme la morphine) et antagonistes (opposées à la morphine), qui en neutralisent certains effets. Doit-elle être classée comme un stupéfiant ou bien ses propriétés antagonistes doivent-elles être retenues, puisqu’elle n’a pas d’effets d’ivresse et aucun risque d’overdose ? En 1987, La France a renoncé à classer la buprénorphine dans la liste des stupéfiants. Le laboratoire Schering-Plough s’efforce de maintenir ce statut pour assurer l’accessibilité de ce médicament contre la douleur en médecine de ville. Le Dr Reisinger a expérimenté ce médicament dans le traitement de la dépendance aux opiacés avec des résultats intéressants, ce qui justifierait sa prescription. En 1990, le laboratoire est reçu par la Commission des stupéfiants, chargée du classement des psychotropes, le Temgésic n’est toujours pas classé dans la liste des stupéfiants. Une campagne est alors menée par les spécialistes en toxicomanie, qui obtiennent le classement du médicament dans la liste de stupéfiants en juillet 1991. La mesure est mise en œuvre en septembre 1992.

La buprénorphine est-elle un stupéfiant ?

Le Temgésic est un médicament contre la douleur mis sur le marché en France en 1987, dont le composant actif est la buprénorphine. D’un point de vue pharmacologique, c’est un « agoniste-antagoniste » ; en tant qu’agoniste, il agit comme la morphine et partage avec ce produit la capacité de soulager la douleur. Mais c’est aussi un antagoniste ; à ce titre, il neutralise certains effets des morphiniques, particulièrement l’euphorie et l’ivresse. Il n’a pas d’effets psychiques, autrement dit, il ne défonce pas. Il est réputé pour sa sécurité d’emploi, sa faible dépendance et son effet « plafond », c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’augmenter les doses. Avantage supplémentaire, si les doses sont augmentées néanmoins, il n’y a pas de risque d’overdose. Les médecins hésitent d’autant moins à le prescrire que ce médicament n’exige pas le recours du carnet à souche, décision administrative qui atteste de sa faible dangerosité. Si le Temgésic n’était pas sur carnet à souche, c’était loin d’être le fruit du hasard. Une véritable guerre avait été menée sur le statut de ce médicament. La buprénorphine, qui en est le composant actif, devait-elle être assimilée aux morphiniques dont elle partage les propriétés analgésiques, ou bien les propriétés antagonistes devaient-elles être considérées comme déterminantes ? La question se pose dans tous les pays où le médicament est commercialisé et son avenir dépend de son statut. Lorsqu’il est assimilé à un narcotique, les médecins généralistes le prescrivent peu, voire pas du tout. Il dépend aussi de la forme, qui peut être injectable ou sublinguale – le comprimé est absorbé par voie orale, ce qui en facilite la prise hors de l’hôpital. Le médicament est mis au point en 1978 au Royaume-Uni par le laboratoire Reckitt et Coleman. Avant même qu’il ne soit commercialisé, la France avait choisi, comme les États-Unis, de mettre la buprénorphine sur le tableau B, c’est-à-dire sur la liste des stupéfiants. Le statut du médicament dépend de l’avis de la Commission nationale des stupéfiants et psychotropes, qui, en bonne gardienne de la santé publique, consacre son énergie à allonger la liste des substances prohibées. Une longue négociation commence. Reckitt et Coleman renoncent à obtenir la forme sublinguale et ils sont même tentés de renoncer au marché français, mais en 1987 les autorités françaises acceptent de déclasser le médicament. Le Temgésic peut être prescrit selon les règles habituelles.

Cette nouvelle décision est cohérente avec les conclusions d’un rapport de l’OMS rédigé la même année. La buprénorphine doit-elle faire l’objet d’un contrôle international ? Répondre à cette question, c’est évaluer l’intérêt thérapeutique du produit au regard des risques, et les conclusions du rapport sont sans ambiguïté : le médicament est aussi efficace que la morphine dans le traitement de la douleur mais, au contraire de la morphine, il offre une grande sécurité d’emploi grâce à ses propriétés antagonistes. La molécule recherchée depuis la morphinomanie était enfin découverte : elle offre tous les avantages de la morphine sans ses inconvénients, elle peut donc difficilement être transformée en drogue. Les espoirs qu’engendré cette nouvelle molécule sont résumés dans une citation, en première page du rapport de l’OMS : « La buprénorphine est le seul analgésique qui possède un degré suffisant d’activité agoniste pour provoquer un effet cliniquement souhaitable mais insuffisant pour être responsable d’une dépendance physique qui aboutirait à un état de besoin. »

Concernant les risques d’abus, le rapport rompt avec le ton alarmiste de rigueur habituellement. Bien que la dépendance ne soit pas attestée dans la littérature scientifique, des cas d’abus et de détournement vers le marché noir ont été signalés en Grande-Bretagne, en Allemagne de l’Ouest et en Nouvelle-Zélande. Le rapport de l’OMS en conclut que la buprénorphine peut remplacer partiellement l’héroïne mais seulement lorsque l’héroïne fait défaut sur le marché ou qu’elle est de très mauvaise qualité. En termes de santé publique, ces détournements ne semblent pas présenter de graves dangers. Le risque d’overdose mortelle est écarté, à moins que le produit ne soit mêlé à d’autres. La revue des études scientifiques ne laisse pas de doute : les risques ne justifient pas le classement dans la catégorie des stupéfiants.

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