Chapitre 19 / LA RÉDUCTION DES RISQUES INFECTIEUX : L’INVENTION D’UN DISPOSITIF

Lorsque Simone Veil est nommée au ministère des Affaires sociales, elle prend connaissance du dossier. Entre septembre 1993, date du plan gouvernemental, et mars 1994, elle a déjà mis en œuvre 217 places méthadone, 16 programmes d’échange de seringues, 4 boutiques, sans compter les réseaux de médecins généralistes. En juillet 1994, elle a achevé la mise en place du dispositif français de réduction des risques. Une circulaire de mars 1994 donne un nouveau cadre à la méthadone. Le protocole est rigide : distribution surplace, analyses d’urine, prescription médicale tous les sept jours mais la méthadone perd son statut expérimental, elle pourra être prescrite par tous les centres de soins spécialisés. Les médecins généralistes ne peuvent, en revanche, décider de la prescrire. Or 2 000 places méthadone, c’est insuffisant en terme de santé publique.

LES MÉDIAS, LE PUBLIC, LES HOMMES POLITIQUES ONT entendu des experts s’opposer à d’autres experts, ils ont vu des chiffres voler, des « pour » et des « contre » comme il en est dans tout débat. Tous appellent à l’ouverture d’un débat politique, pour sortir du « confusionnisme et de la peur ambiante ». Sur cette exigence, il y avait apparemment consensus, de Claude Olievenstein, qui attendait des pouvoirs publics « cohérence, réflexion et travail en profondeurs » (Le Monde, 20 janvier 1993), à Paul Quilès, qui dénonçait la « confusion entretenue par les médias » (Le Monde, 16 janvier 1993). Il y a mainte nant de nouveaux acteurs pour mener le débat, la première association antiprohibitionniste française, le MLC (Mouvement de légalisation contrôlée), se réunit pendant l’hiver, « La France va devoir choisir », titre Impact-Médecin Quotidien (29 avril 1993). Pour les Français, il n’y a que deux possibilités, la prohibition ou la légalisation, les mesures de santé sont interprétées à l’aune de la loi.
À cette date, le nouveau gouvernement a déjà fait son choix. Dès qu’il est formé, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, et Simone Veil, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, prennent position. Pour Charles Pasqua, « la drogue est devenue le fléau n°1. Responsable de plus de 35 % des crimes et délits et de plus de 65 % des délits commis par les jeunes ». Le ministre nomme le Dr Jean-Paul Ségala « RPR pur et dur », selon le Quotidien du médecin, et le médecin a des opinions très précises : « Oui à la répression, non à la distinction drogues dures/drogues douces, non à la méthadone, oui aux soin pour les toxicomanes. » Simone Veil, quant à elle, déclare que « le nouveau gouvernement n’acceptera jamais la libre circulation des drogues ».
«Posant ses pas dans ceux du ministre de l’Intérieur […]. Simone Veil a dit non à la dépénalisation », résume Le Figaro
(30 avril 1993). Se démarquant de la cacophonie du gouvernement précédent, le nouveau présente un front uni tout en prenant acte de l’ouverture du débat. Charles Pasqua et Simone Veil s’engagent chacun de leur côté à le mener loyalement. Apparemment, Simone Veil considère que le débat est celui de la loi. Considère-t-elle qu’il faut changer la loi de 1970 pour adopter la méthadone, substance classée comme stupéfiant ? Ce serait bien inquiétant. Ni l’opinion publique ni les politiques ne voient la nécessité de changer la loi, alors que les mesures de santé doivent être prises en urgence.
Le plan gouvernemental du 23 septembre 1993 : les urgences en annexe
Dès que Simone Veil prend ses fonctions, médecins et associations sollicitent des rendez-vous. Ils font état du taux de contamination inquiétant des usagers de drogues, du retard français. Simone Veil écoute attentivement. Elle reçoit MDM en juillet 1993. L’association avait déposé un projet méthadone, refusé par l’administration. En 1973, Simone Veil avait été à l’origine de la première expérimentation française de traitement par la méthadone. Vingt ans après, le nombre de centres méthadone était passé de deux à trois, soit cinquante-deux places pour toute la France. Bernard Kouchner n’avait pas pu mettre en œuvre son programme. Son budget avait été refusé. Il avait tenté néanmoins d’apporter un soutien aux promoteurs des nouveaux projets, à Paris et à Bordeaux, mais il ne parvient pas à débloquer les dossiers : ces nouveaux acteurs n’avaient pas l’air de plaire à l’administration de la santé et l’administration s’est contentée de traîner des pieds. «Les ministres passent, l’administration reste», déplore-t-il amèrement.
Simone Veil ne peut que constater l’immobilisme et, plus généralement, la faiblesse du soin aux toxicomanes. Sur ce diagnostic-là, tous les experts s’accordent et d’abord les spécialistes, qui dénoncent les misérables sept cents places de postcure. La lutte contre la toxicomanie et la menace du sida imposent également la consolidation de l’offre de soins. Le plan gouvernemental de lutte contre la drogue et la toxicomanie, rendu public le 23 septembre 1993, entend démontrer que le nouveau gouvernement ne se paie pas de mots. La lutte contre la drogue, d’une part, contre la toxicomanie, d’autre part, est également prise au sérieux. Avec un budget de 85 millions de francs, Simone Veil se met immédiatement au travail. En matière de santé, les mesures d’urgence sont :
– le doublement des lits de postcure en trois ans ;
– la création de trois à cinq lits réservés aux cures de sevrage des
toxicomanes dans tous les hôpitaux ;
– la création de réseaux de médecins généralistes ville-hôpital-
toxicomanie ;
– l’accès aux soins des toxicomanes incarcérés.
C’est Edouard Balladur, Premier ministre, qui présente le plan, encadré par Simone Veil d’un côté et Charles Pasqua de l’autre, attestant la cohérence de la politique gouvernementale. Les journalistes écoutent attentivement. Simone Veil va-t-elle suivre le chemin ouvert par Bernard Kouchner ou bien l’immobilisme va-t-il encore une fois l’emporter ?
« Et le sida ? interroge un journaliste.
– Quel est le rapport ?» demande le Premier ministre.
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