Chapitre 22 / USAGERS DE DROGUES OU PATIENTS ?

Les usagers (le drogues, qui se regroupent durant l’hiver 1992 dans l’association ASUD, se réclament des droits de l’Homme même s’ih se droguent. Es doivent pouvoir protéger leur santé, et l’association demande seringues stériles et produits de substitution. Les usagers demandent d’abord des produits injectables, morphine ou méthadone injectable à défaut d’héroïne. Spontanément, celui qui s’injecte des drogues voit dans le renoncement à l’injection le renoncement au plaisir; accepter l’usage des drogues, c’est accepter le plaisir. Progressivement, les militants d’ASUD s’approprient la réduction des risques. Le renoncement à l’injection, le contrôle de l’abus et même l’arrêt de la consommation ne sont pas seulement imposés par le médecin ou par le contrôle social, ils peuvent être des choix que fait l’usager. Ce dernier n ‘est pas un malade ; il peut devenir impatient sans se renier, si tel est son choix et si le médecin respecte son autonomie. Après un dossier consacré à la méthadone en juillet 1994, le journal ASUD tient régulièrement une rubrique sur tous les produits de substitution : les usagers ont intégré la «palette des traitements » ; elle doit comprendre des médicaments adaptés à chacun. Nous disposons de deux médicaments, la buprénorphine et la méthadone. En s’élargissant à l’héroïne, la palette des traitements pourrait intégrer des usagers qui, actuellement, n’ont pas accès aux soins. Les pouvoirs publics n’y sont pas décidés.

La demande de produits injectables

Quelle a été la position d’ASUD, première association d’usagers de drogues, sur le Temgésic et plus généralement sur les traitements de substitution ? Curieusement, le journal d’ASUD tarde à s’exprimer sur le sujet. Le n° 1 paraît en juin 1992. E est intitulé Journal de prévention santé et droits de l’homme. Il annonce le « scoop : des usagers de drogues s’organisent pour prendre la parole ». C’est un scoop en effet. Les seuls usagers qui, dans le passé, ont pu s’exprimer sont des « repentis » qui témoignent : « Comment je suis sorti de l’enfer. » Tout autre discours est d’ailleurs susceptible de tomber sous le coup de la loi qui interdit la présentation de la drogue « sous un jour favorable ». La nouvelle de la création d’ASUD fait naître cette émotion particulière que ressentent tous les parias lorsque soudain ils entendent dire à voix haute ce qu’ils ont dû taire. Le journal publie quelques lettres d’usagers parmi les nombreuses que l’association a reçues avec ce même message : « Merci d’exister. » L’article de fond est consacré à une information sur le sida avec la première version du « shoot à risque réduit2 », tandis que le journal s’inscrit clairement dans le mouvement international de la réduction des risques. On peut y lire des articles sur la participation d’ASUD à la rencontre européenne des usagers de drogues à Oslo, une lettre d’un ami de Belgique, une tribune libre sur la réduction des risques par une association australienne. Une page enfin est consacrée aux droits de l’Homme, arrêt de la Cour de cassation et nouvelles de la taule. La question de la substitution n’est pas abordée. Dans le numéro suivant, paru en automne 1992 au moment où le Temgésic vient de passer sur carnet à souche, l’éditorial porte sur une expérience hollandaise de méthadone injectable. Ce sera le seul article en deux ans consacré à la substitution et la situation française n’est pas traitée. Il faut attendre juillet 1994 pour que le journal publie le premier article de fond sur la méthadone française, débats, réglementation, accès au traitement, effets du produit3. Ce silence pourrait laisser croire à de l’indifférence ; il n’en est rien. La question de la substitution est bien au cœur des préoccupations des usagers, militants et lecteurs du journal. Tout fonctionne comme si, durant ces deux premières années, le journal n’avait rien à ajouter à la revendication de produits injectables, formulée dans l’article « Méthadone shootable ». Pourquoi la méthadone injectable ? interroge la présidente de l’association, qui écrit l’article, publié en première page : « La réponse est simple : la méthadone buvable palliait le manque […] mais ne pouvait en aucun cas leur donner le flash, cet instant de plaisir total orgastique qu’on obtient en se shootant4. » Le plaisir du flash : le gros mot est lâché. Le journal d’ASUD n’y reviendra plus. Demander des produits injectables, c’est revendiquer le droit au plaisir, et tous les usagers savent d’expérience que la revendication du plaisir est le tabou par excellence. Le plaisir est précisément le « seul point commun repérable entre les consommateurs », et ce quelles que soient les drogues, du « bon joint » au bon sniff d’héroïne en passant par le shoot de cocaïne, écrit Fabrice Olivet, président d’ASUD5, qui poursuit : « Entre eux, les usagers ne parlent que de « ça » mais ce discours est à usage interne. » Devant le tribunal, la seule position tenable est l’appel à la pitié : « Monsieur le juge, c’était plus fort que moi » et il en est de même de la demande de cure, « sorte de cérémonie d’abjuration» où la relation au plaisir doit être transformée en dépendance, c’est-à-dire en souffrance.
Les produits de substitution font partie des dix mesures d’urgence demandées
 par l’association et publiées dans le n°4 du journal (été 1993) : mesure n°2 «programme
 méthadone » et mesure n°3 « possibilité pour les réseaux de médecins généralistes de pres
crire des produits de substitution (y compris les spécialités inscrites au tableau B) », mais
cette revendication ne donne lieu à aucun article. À partir du n° 6 de juillet 1994, tous les
numéros d’ASUD Journal comprennent au moins un article sur la substitution, presque
toujours annoncé en couverture.

Le plaisir de la drogue

Que les drogues puissent procurer du plaisir est en quelque sorte un secret de polichinelle, tout un chacun doit bien se douter que si les drogues sont consommées, c’est que les usagers en tirent du plaisir, mais le secret est bien tenu. Dans la prévention, parler de plaisir est considéré comme incitatif et le plaisir ne concerne pas les soignants. Les patients sollicitent un soin parce qu’ils souffrent ; au minimum, ils doivent autoriser l’interrogation de leurs thérapeutes sur cette mystérieuse souffrance, le « scandale toxico », l’absence au monde, la démesure, la dépendance. Les usagers de drogues ont leur réponse : ils en prennent parce qu’ils aiment ça. C’est pour eux une évidence qui ne se discute pas. Avec les soignants, ce n’est pas tant un dialogue de sourds qu’un dialogue avec un muet. Le toxicomane peut parler de sa souffrance, le plaisir doit être tu. Si les usagers de drogues prennent la parole, c’est précisément pour dire tout haut ce que, comme toxicomanes, il leur a fallu taire. Pour eux, le déni collectif du plaisir n’est rien d’autre qu’une stratégie de disqualification. Ce déni rend incompréhensible leur conduite, interprétée dans la prévention comme la recherche du risque pour le risque, et dans le soin comme un comportement suicidaire. Les usagers savent parfaitement que si ce droit à la parole vient de leur être reconnu, ils « ne le [doivent] pas à Peur] bonne mine mais à la sale gueule du sida » (ASUD Journal, n° 2). La revendication de produits de substitution injectables est dans la ligne des droits qui viennent de leur être reconnus : droit de protéger leur santé, droit à des seringues stériles mais la revendication de produits injectables présuppose, plus explicitement encore, que le plaisir soit, si ce n’est reconnu, du moins accepté par les médecins. Au reste, la revendication n’a rien de symbolique. Les premiers militants d’ASUD sont tous des UDIV, c’est-à-dire des usagers de drogues par voie injectable, ce qui était d’ailleurs le cas de près de 90 % des héroïnomanes au début des années quatre-vingt-dix. Tous, ou presque, sont aussi des patients, quelques-uns en méthadone dans un centre spécialisé, en médecine de ville pour la plupart, mais ASUD ne se définit pas comme une association de patients, c’est une association d’usagers de drogues. La différence entre les deux, c’est, pour les usagers comme pour la majorité des soignants, la reconnaissance du plaisir.
Douleur ou plaisir, liberté ou dépendance, ces alternatives, fortement idéologisées, ne laissent apparemment pas d’échappatoire. Si l’usage de drogues est un plaisir, le médecin qui prescrit des drogues est un dealer. Dans cette interprétation, la victoire appartient au toxicomane.

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