Chapitre 4 / LA SERINGUE BRÛLE LES DOIGTS

Décembre 1988, trois projets expérimentaux d’échange de seringues sont annoncés, à Paris, Saint-Denis et Marseille. Ils peinent à trouver leurs clients. En 1992, seulement 3 780 seringues ont été distribuées dam les trois programmes contre 900 000 seringues annuelles à Amsterdam. Il faut changer les relations avec les usagers de drogues.

EN DÉCEMBRE 1988, LE MINISTÈRE DE LA SANTÉ annonce l’expérimentation de trois programmes d’échange de seringues. Médecins du monde est à l’origine de cette expérience. En avril 1986, MDM avait ouvert une consultation pour les exclus du soin. Parmi les exclus, des toxicomanes. Les médecins de la mission France se sensibilisent à ces nouveaux patients : en juillet 1987, la mission France ouvre un dépistage du sida qui servira de modèle aux centres de dépistage anonyme et gratuit (1) Les centres d’information et de dépistage anonyme et gratuit ont été mis en place en 1988 après l’initiative de Médecins du monde. ; 20 % des séropositifs sont des toxicomanes. Tandis que Patrick Aeberad, président de Médecins du monde, découvre à New York les actions de réduction des risques en direction des usagers de drogue, les Dr Martin Buisson et Jacques Lebas visitent Amsterdam. Face à l’urgence médicale, MDM dépose un projet d’échange de seringues au début de l’année 1988. Les nouveaux venus ne sont pas les bienvenus. Au ministère de la Santé, la Direction générale de la santé (DGS) est garante du système de soins aux toxicomanes.

Elle s’inquiète : avec MDM, l’expérience aura nécessairement un retentissement public, et il serait désastreux pour l’image du système de soins spécialisés en toxicomanie que la première expérience de prévention du sida soit portée par un acteur inconnu au bataillon des spécialistes. Vivement, l’administration sollicite deux spécialistes, le Dr Pratt à Marseille et le Dr Roy en Seine-Saint-Denis. Marseille et la Seine-Saint-Denis sont également gravement touchées par le sida. Par chance, le Dr Pratt est un des rares spécialistes qui se soit montré sensibilisé par le sida, et le Dr Roy, devenu ensuite directeur des neuf services de la Seine-Saint-Denis, se rallie à la proposition. En décembre 1988, l’administration centrale peut faire état de trois projets. Il a fallu faire vite : l’échange de seringues de MDM fonctionnait déjà de façon bénévole depuis le mois de novembre.

L’expérience devait être évaluée, une innovation dans le domaine de la toxicomanie. L’INSERM publie les résultats en avril 1992 (2) Facy F., Suivi épidémiologique des programmes expérimentaux de prévention des risques de transmission du VIH chez les usagers de drogues par voie intraveineuse avec échange de seringue, Convention avec la Direction générale de la santé, division sida, INSERM U. 302,1992 ; LOUART G., «L’échange de seringue en rodage. Premier bilan des trois programmes pilotes », Journal du sida, n° 36, février 1992. Ils ne sont guère concluants. Au total, dans les trois programmes, 3 780 seringues ont été échangées en un an, une broutille au regard des quelque 900 000 seringues distribuées par an à Amsterdam. Marseille détient le monopole de la seringue la plus chère au monde : une seule seringue a été distribuée pour un budget de 800 000 francs, et son prix double l’année suivante. « Les toxicomanes, assure l’équipe, ne veulent pas de seringues, ils demandent des cures de désintoxication. » Et les professionnels de s’interroger : les toxicomanes ont-ils véritablement « besoin » de seringues ? La vente en pharmacie n’est-elle pas suffisante ? Appartient-il aux professionnels de santé de fournir cet instrument mortifère, de légitimer cette pratique à la fois dangereuse et illégale ? Tel le serpent de mer, la question centrale ne cesse de resurgir. Accepter de travailler dans un programme d’échange de seringues, c’est nécessairement accepter le recours à l’injection et s’engager avec l’usager dans la recherche des pratiques les moins risquées. Mais il y a loin de la position de principe à la définition très concrète des tâches : quelle attitude adopter ? Quelles relations établir avec les usagers ? Quels messages de prévention ? Dans les trois équipes, tout est problématique et longuement discuté. La seringue doit-elle être donnée toute nue ou soigneusement empaquetée ? Les uns proposent une distribution anonyme, par le biais d’un guichet « par respect pour l’usager », assurent-ils ; d’autres, médecins ou infirmiers, préféreraient que la distribution soit effectuée par les travailleurs sociaux, tandis que ceux-ci protestent que la prévention sanitaire ne relève pas de leur compétence. Bref, la seringue brûle les doigts.

À Marseille, tous ces questionnements restent sans réponse. L’équipe s’oriente vers la formation des professionnels sociosanitaires confrontés à l’épidémie de sida des toxicomanes – paradoxe classique : quand on ne sait comment faire, autant le transmettre largement. L’échec de l’échange de seringues est attribué au lieu d’implantation. Le projet est en effet installé dans le centre médical, là où, précisément, les toxicomanes viennent solliciter une cure. Pour l’équipe de Marseille, l’expérience démontre qu’on ne peut dans un même lieu proposer sevrage et échange de seringue « sans induire une confusion dans l’esprit des usagers de drogues : ils venaient pour décrocher et on leur parlait shoot propre, ou le contraire », analyse le Dr Pratt (3) Cité par SOUYRIS A., «Qui a peur de l’échange de seringues ?», Journal du sida, supplément au n° 4344, octobre-novembre 1992.. Manifestement, la confusion a été relativement minime, puisqu’un seul usager a accepté une seule fois une seringue ! La seule demande légitime était bien la cure de désintoxication… D’un point de vue strictement technique, si un usager demande une cure de désintoxication, c’est qu’il n’arrive pas à s’arrêter. Par voie de conséquence, il continue d’utiliser des seringues, même s’il espère des jours meilleurs. En Grande-Bretagne, on peut trouver dans un même lieu échange de seringues, programme méthadone et cure de désintoxication. C’est aussi que les usagers en Grande-Bretagne peuvent reconnaître la réalité de leurs consommations sans fausse honte ou sanction, mais apparemment il n’en est pas de même des Français. En quoi la proposition de cure exclut-elle toute autre proposition de soin ou de prévention ? Quelles sont donc les attitudes, les croyances qui interdisent aux usagers de dire ce qu’ils font ? Dans l’évaluation, il était prévu d’interroger les professionnels sur les réactions des usagers, mais celles des soignants restaient inexplorées. Or, elles se sont révélées déterminantes et il ne s’agit pas que de shoot.

Comment une personne normalement constituée peut-elle se livrer à cet acte contre-nature ? La peur, le rejet, le dégoût, au minimum l’étonnement, sont, pourrait-on dire, « naturels » au commun des mortels, à la stricte exception des injecteurs eux-mêmes. Le comportement ne peut être, semble-t-il, qu’autodestructeur. Au moment où s’expérimentent les programmes d’échange de seringues, les Français ne se sont pas intéressés à l’injection. En revanche, les Anglo-Saxons se sont posé deux questions : comment se fait l’injection et comment elle se diffuse. À quelques rares exceptions près, l’initiation à injection se fait avec une relation, et c’est aussi par les réseaux relationnels qu’elle se diffuse. La Grande-Bretagne a pu dessiner la carte géographique de l’injection. Selon les régions, le pourcentage des héroïnomanes qui s’injectent varie de 33 % à 80 %. Et le taux d’injecteurs peut évoluer rapidement, puisqu’à Merseyside, le taux passait de 37 % en 1985 à 57 % en 1987. Ainsi, la ville et la date de l’initiation à la consommation d’héroïne sont les meilleurs facteurs prédictifs de l’injection (4) Pearson G. et Gilman Mark, « Local and Regional Variations in Drug Misuse : the British Heroin Epidemic of the 1980s », in STRANG J. et GOSSOP M. (eds), Heroïn Addiction and Drug Policy, Oxford University Press, Oxford, New York, Tokyo, 1994, p. 102-116. . En Ile-de-France comme dans le sud de la France, tout au long des années quatre-vingt, l’initiation à l’usage d’héroïne se fait par la seringue. Près de 90 % des héroïnomanes sont des injecteurs. Il n’en est pas de même dans le nord de la France, où la consommation d’héroïne se répand au début des années quatre-vingt-dix. Dans certains quartiers, les consommateurs d’héroïne s’injectent, dans d’autres non. Initiés par des Belges ou des Hollandais, des Français ont appris à fumer ou à « chasser le dragon » selon les pratiques habituelles dans l’Europe du Nord (5)« Chasser le dragon » consiste à inhaler les vapeurs de l’héroïne pendant qu’elle
s se consume.. A quelles images, quelles croyances sont associées les deux façons de faire ? La question est cruciale si l’on souhaite soutenir le recul de l’injection. L’étude, malheureusement, n’a pas été faite. Nous savons cependant, par expérience, que lorsque l’injection est dominante, elle est vécue par les usagers comme la voie « naturelle », et les pratiques sont rationalisées par une analyse coût/bénéfice : moins de produit pour une intensité plus forte. Pour entrer en relation avec un injecteur, il faut comprendre et accepter la façon dont l’injection est vécue, ce qui ne signifie pas renoncer à un changement mais au contraire se donner les moyens d’un dialogue. L’injection est une pratique stigmatisée, avec quelque raison d’ailleurs, mais quoi qu’il en soit, le stigmate impose ses règles. Entre eux, les injecteurs parlent librement de l’injection, ils peuvent en parler tout aussi librement avec ceux qui savent comment l’injection est vécue. Il y a toutes les chances que celui qui s’injecte taise ses pratiques aussi longtemps que le médecin ou l’acteur de prévention donne à la parole le statut d’aveu, c’est-à-dire de reconnaissance d’un acte honteux ou pathologique. L’évitement, le silence ou le mensonge sont les réponses les plus probables si la distance entre ce que pensent les uns des autres est infranchissable. Un thérapeute ne se déshonore pas lorsqu’il reconnaît qu’il ne peut pas ou ne veut pas tenir une position thérapeutique pour tel type de patient, tel type de pathologie, tel comportement. Ceux qui, à l’hôpital ou dans les centres de soin, se confrontent au quotidien aux désastres de l’injection, s’imaginent difficilement distribuant des seringues toute la journée et, en toute logique, refusent de travailler dans un programme d’échange de seringues. Manifestement, les soignants de l’équipe marseillaise n’avaient pas conscience de leur jugement. Il est fort probable que la même incapacité à entendre le point de vue de l’autre sévissait dans les prises en charge et les cures de désintoxication auxquelles l’équipe se consacrait auparavant – mais les soignants étaient bien loin de s’interroger sur leur pratique. C’est d’une certaine manière en toute innocence que l’équipe marseillaise s’est proposé d’intégrer l’échange de seringue dans son centre de soin. La tentative était hardie ; elle est restée unique. L’échec a contribué à creuser le fossé entre soins aux toxicomanes et prévention du sida.

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