Drogues : arrêtez d’arrêter les usagers.

TRIBUNE – LIBÉRATION

ANNE COPPEL
PRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE DE RÉDUCTION DES RISQUES LIÉS À L’USAGE DE DROGUES (AFR).

Il y a d’autres priorités que d’interpeller les simples consommateurs de cannabis.

Chaque année depuis 1995, le nombre des usagers de drogues interpellés augmente tandis que le nombre des trafiquants diminue, et il s’agit à 80% d’affaires de cannabis (contre 60% en 1995). L’interpellation des usagers de cannabis, est-ce là la priorité des services répressifs ? Le 16 juin, lors de la présentation du plan triennal de lutte contre la drogue et la toxicomanie, la question n’a pas été posée à Jean-Pierre Chevènement, Elisabeth Guigou et Bernard Kouchner. Les ministres se devaient de démontrer la cohérence de la politique du gouvernement en inscrivant leur action «dans le cadre de la législation en vigueur», à savoir «l’interdit de l’usage des substances classées comme stupéfiants». La grande innovation est l’intégration de l’alcool, du tabac et des médicaments, évolution qui tient compte des consommations des jeunes, qui mélangent allégrement alcool, tabac, cannabis ou autres drogues. Cette logique rationnelle s’est pourtant heurtée au ministère de l’Education nationale et au lobby des alcooliers: le vin n’est pas une drogue, ont-ils protesté, exigeant que les pouvoirs publics rappellent «les bénéfices d’un usage modéré et convivial». Le gouvernement les a rassurés, l’usage modéré est encouragé pour les produits légaux et passible de prison pour les autres substances. La plupart des pays européens intègrent psychotropes légaux et illégaux mais surmontent ces contradictions en assurant dans la pratique la priorité de santé publique concernant l’usage. Ainsi, les usagers interpellés sont orientés vers les services de santé, et les policiers se consacrent aux tâches prioritaires de la sécurité publique, à savoir la lutte contre le trafic et la protection des personnes.

Elisabeth Guigou a voulu indiquer par deux circulaires les orientations de l’action répressive: renforcement de la lutte contre le trafic, d’un côté, recherche de solutions de rechange à l’incarcération pour ce qui concerne l’usage, de l’autre. Cet «ultime recours» ne fait qu’entériner les pratiques judiciaires actuelles (environ 500 usagers simples incarcérés en 1998), une bonne part des magistrats renonçant aujourd’hui aux poursuites concernant l’usage. Le plan triennal témoigne de cette réflexion amorcée sur les politiques pénales. Il n’en est pas de même du côté de la police. Certains policiers sont, comme les magistrats, amenés à renoncer à l’action répressive concernant l’usage, par conviction ou parce que les services sont débordés, mais le discours officiel reste immuable: la police applique la loi, et l’évolution des interpellations est justifiée par l’évolution de la consommation chez les jeunes. La consommation d’héroïne est peut-être en diminution mais la baisse brutale de 57% des interpellations depuis 1994 est une conséquence directe de l’extension des traitements de substitution. Les usagers en traitement, moins délinquants, sont moins susceptibles d’être interpellés.

L’augmentation des interpellations pour cannabis est une conséquence indirecte des traitements de substitution: pour maintenir le taux d’affaires élucidées, les services de police sont allés au plus simple. On pouvait espérer que la question de la drogue soit posée dans d’autres termes avec le développement des polices de proximité. Il n’en a rien été. Les problèmes quotidiens des services, confrontés, comme les habitants des quartiers chauds, à l’errance d’usagers marginalisés et au développement du trafic local, sont superbement ignorés. En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, les services de police ont construit des outils d’observation du trafic. En France, ces outils n’existent pas. Le crack ou la cocaïne, omniprésents dans différents quartiers de la banlieue parisienne et dans le sud de la France, restent invisibles pour la police. Faudra-t-il attendre, pour intervenir, la catastrophe qu’ont connue les ghettos américains?

Rien dans la loi de 1970 n’impose que les services de police consacrent l’essentiel de leurs forces à l’interpellation d’usagers de cannabis. Il est d’autres tâches plus urgentes, et nombre de policiers en sont aujourd’hui convaincus. Dans les quartiers où le trafic s’organise chaque jour davantage, l’interpellation d’usagers simples fait perdre toute crédibilité à l’action de la police. Le sentiment d’abandon progresse avec le processus de mafieuïsation, tandis que les relations s’enveniment avec les jeunes, persuadés d’être poursuivis pour délit de sale gueule. Il sera impossible de concilier ordre public et impératifs de santé publique si les services répressifs ne reconnaissent pas la priorité de santé concernant l’usage. L’intégration de l’alcool et du tabac rend plus criantes encore les contradictions. Les pouvoirs publics ont répondu que les pratiques pouvaient changer, à défaut de la loi. Encore faut-il que les pratiques changent effectivement.

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