Drogues : état d’urgence

Point de vue – KOUCHNER BERNARD, ancien ministre de la Santé

SUR certains sujets, la France fait l’autruche, tête sous l’aile, et n’écoute pas ce qui se dit ailleurs! Il en va ainsi de la toxicomanie: drogues douces et drogues dures confondues. Concernant les premières, le tribunal de Valenciennes a fait preuve, le 28 septembre, de courage et d’ouverture d’esprit en ne condamnant pas à une peine inutile deux jeunes usagers de haschisch. Saisissons cette occasion pour amorcer le débat national nécessaire que nous avait promis Charles Pasqua et que le prestidigitateur Edouard Balladur a fait disparaître, le remplaçant par un plan à l’eau tiède et une septième commission qui réfléchira encore un peu sur ce qui, ailleurs, fait l’unanimité. Je rappelle qu’on dénombre en France cinq millions d’usagers de cannabis. On doit s’interroger sur le statut comparé d’un fumeur de cannabis et d’un fumeur de tabac, si l’on sait que trente-cinq mille personnes succombent chaque année, chez nous, d’un cancer du poumon. On doit s’interroger sur les droits des usagers de drogues, qui sont des citoyens à part entière. Si l’on peut considérer certains d’entre eux comme des malades, les considérer comme délinquants apparaît comme caduc et dangereux. N’utilisons pas le mot dépénalisation, qui fait croire à un laxisme coupable en faveur des trafics et des trafiquants. Parlons de réglementation nécessaire de l’usage, et, parfois, de médicalisation. La répression de l’usage des drogues en France tient à la loi du 31 décembre 1970. Un des textes les plus répressifs de la planète qui définit comme un délit un acte dont l’auteur et la victime restent une seule et même personne, et qui ne fait pas la différence entre les drogues douces et les drogues dures. Au lieu de lutter contre la toxicomanie, il pourchasse les toxicomanes, accentuant l’exclusion et la marginalisation. Cette loi va à l’encontre du but recherché. Après débat, elle doit être modifiée.

Pour les drogues dures, deux questions brûlent : comment réduire les risques ? Comment sortir d’affaire les usagers de drogues intraveineuses ?

L’épidémie de sida a bouleversé la donne. Drames, infections, morts assurés. Il s’agit maintenant d’extrême urgence. Et nous balbutions. Les programmes de méthadone, médicament qui permet la réinsertion des toxicomanes, qui les écarte de la délinquance, qui les protège du sida, ont été utilisés massivement dans le monde. Rien qu’à New-York, trente-deux mille personnes sont traitées à la méthadone par des médecins responsables. En France, on suppute toujours, on s’interroge encore, on méprise les expériences étrangères. Pour avoir voulu développer l’an dernier le nombre de ces circuits de prise en charge, je sais à quelles résistances et à quels conservatismes on se heurte: administratifs, policiers, médicaux, politiques. La France est toujours vieille quand elle se renferme.

« Réduisons les risques »

Le ministre délégué à la santé va porter de 52 à 269 les programmes de méthadone. C’est à cinq mille patients traités qu’il faudrait parvenir tout de suite, en mobilisant personnel de santé et de soutien, hôpitaux, pharmaciens, bref, toux ceux qui sont ou qui devraient être en contact avec les usagers de drogues. C’est possible, l’Allemagne l’a fait en un an.

Ne repoussons pas la main que nous tendent les usagers de drogues intraveineuses. Ils veulent tous, à un moment, guérir et ils ne le peuvent pas.

Au début, on refuse toujours de saisir l’évidence, On parle du toxico ou de l’alcoolique comme autrefois d’un fou ou d’un incurable : on l’enferme ? Ce discours sécuritaire, protecteur et démagogique cesse lorsque la réalité touche au plus près: lorsque votre fils, votre fille, votre cousin est atteint, tout bascule, et il ne suffit plus de s’accrocher à la très nécessaire répression du cartel de Medellin.

À quoi servent les décrets Barzach sur l’échange des seringues s’ils ne sont pas appliqués suffisamment ? En Angleterre, ou dans n’importe quel pays normal, quand vous entrez dans une pharmacie avec un certain air, on vous propose gratuitement des seringues stériles. En France, il arrive que deux gendarmes vous cueillent à la sortie et vous passent les menottes.

La drogue, à 70 %, on s’en sort. Le sida, transmis par la seringue du toxicomane, on en meurt. Réduisons les risques, faute de quoi nous nous rendons complices de non-assistance à personnes en danger. Pour cela, changeons de mentalité. Etre alcoolique ou toxicomane, après tout, est-ce si différent? Oui, l’un est accepté et l’autre non. L’un profite à une économie ouverte, l’autre entretient des circuits financiers parallèles et mafieux. Il faut donc aussi prévoir des parades économiques.

Le médecin a peu de prise sur les causes sociales, économiques, familiales, culturelles, donc sur les causes réelles de ces symptômes. Plus qu’ailleurs, le projet de guérison est soumis à une longue épreuve, toujours vécue aux dépens de soi- même. Le médecin doit parer au plus pressé: accompagner, rester proche. Ce n’est pas simple. A défaut de proposer des solutions, dans l’urgence absolue, le médecin doit accepter ce défi cruel. C’est son honneur, son métier, son simple devoir. Si l’on attend d’éradiquer les causes sociales de la toxicomanie pour soigner les drogués un par un, le drame garde un bel avenir.

Appel à la mobilisation générale

Pourquoi les spécialistes français refusent-ils les expériences de leurs confrères étrangers qui ont traité, et pris en charge, grâce à la méthadone, des centaines de milliers de patients (1) ?

Laisser faire, continuer ainsi, c’est un crime.

Acceptons les leçons du Nord, comme du Sud. En Italie, pays du pape, six cents centres d’accueil, avec aussi de la méthadone, fonctionnent. Trois en France, dix bientôt. En Espagne, contrairement aux idées reçues, l’expérience est un succès. Qui retarde ? Qui est conscient du fléau ? Qu’on m’entende bien, la méthadone, le temgésic _ autre médicament _ sont une des méthodes et non  » la  » méthode. Il ne convient pas qu’elles deviennent hégémoniques. Il faut aussi, bien sûr, développer les prises en charge sociales, psychologiques, thérapeutiques.

Ministre de la santé, j’ai déchanté. Je suis allé de stupéfaction en stupéfaction. Il faut du temps pour modifier les mentalités, affronter de multiples rouages. Finalement, un ministre passe. Tout le monde le sait et le lui fait savoir. Les décisions ? Elles s’enlisent dans des compartiments, dans des bureaux cloisonnés, loin du réel. Il y a un conseil supérieur par-ci, une direction générale par là, des spécialistes en foule, bons ou mauvais, et aujourd’hui encore un comité de réflexion de plus. Ils ne s’accordent pas. Tout se noie. Lorsque le ministre ose décider, les passions les plus niaises se déchaînent, qui brisent un confort. Je me suis senti seul. J’ai connu bien des articles injurieux mais peu de débats. Je sais l’influence des élections. Comme si on ne pouvait pas parler aux électeurs de ces sujets de société, infiniment politiques à mes yeux.

Mes successeurs proposent aujourd’hui un plan de lutte contre la drogue. On parle enfin de ce sujet tabou. Leurs propositions restent bien trop timides, mais il faut leur donner tous les moyens de réussir. Nous serons à leurs côtés.

C’est pourquoi je propose de créer ces cinq mille places de méthadone. La France va bouger enfin : des municipalités s’engagent déjà avec nous, d’autres viendront. Appel à la mobilisation générale : que d’abord les médecins s’avancent vers les malades. Nous organiserons les réseaux médicaux, la formation, qui ne s’improvisent pas, les centres d’accueil et la prise en charge. L’essentiel : sauver des vies.

Ce qui n’empêche pas de débattre au plus vite d’une réglementation nouvelle, de l’offensive économique contre le trafic et de la révision nécessaire de loi de 1970.

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