Drogues : « la classe politique française campe sur des positions de principe »

Présentation des propos recueillis par François Béguin. Le Monde, entretien.

Le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, s’est prononcé, dimanche 14 octobre, lors de l’émission « Tous politiques » France Inter-AFP-Le Monde en faveur d’un « débat » sur la dépénalisation du cannabis, « sujet majeur », selon lui. Lundi matin, parallèlement à une mise au point de Matignon assurant qu’il n’y aurait pas de dépénalisation du cannabis, Vincent Peillon a précisé dans un communiqué que sa déclaration de la veille était une « réflexion personnelle » et qu’il n’y avait « donc pas lieu à polémique ».

 

Que révèle du débat français sur les drogues la polémique qui a suivi les déclarations de Vincent Peillon ?

Anne Coppel : Le débat public sur cette question est dans une impasse, enfermé entre laxisme ou répression, comme si le débat se résumait à « pour » ou « contre » les drogues. Sur ce sujet, la classe politique française et une partie de l’opinion publique campent sur des positions de principe. On ne raisonne jamais à partir des chiffres. La France est à la fois un des pays les plus répressifs d’Europe et le pays où il y a le plus grand nombre de consommateurs de cannabis. On sait que la réponse pénale ne diminue pas la consommation. Pourquoi personne ne s’interroge sur cette réalité ?

Comment expliquer cette inefficacité en matière de lutte contre la drogue ?

Anne Coppel : Avec la loi sur les peines-planchers de 2007, la France a adopté une doctrine de tolérance zéro sur le modèle américain de la guerre à la drogue. Or la loi de 1970 qui pénalise l’usage de drogue (un an d’incarcération pour usage simple, et dix années pour usage et détention) est inapplicable : on ne peut pas mettre tous les usagers en prison. Aujourd’hui, en France, les délits liés aux drogues représentent environ une incarcération sur six, c’est-à-dire plus de 8 000 incarcérations par an au cours des trois dernières années.

Or, les Etats-Unis sont eux en train de revenir sur cette conception du tout répressif. Là-bas, du début des années 1980 à 2006, 31 millions de personnes ont été incarcérées pour des motifs liés à la drogue, sans que cela diminue le nombre de consommateurs. La violence, elle, a continué d’augmenter. Le 20 avril, au sommet des Amériques, à Carthagène, en Colombie, le responsable de la lutte contre les drogues des Etats-Unis, Gil Kerlikowske, a reconnu que l’incarcération de masse était « une politique du passé ».

D’autres pays ont-ils tenté récemment des alternatives à cette approche purement répressive ?

Anne Coppel : Fort du constat de l’échec de la guerre à la drogue, notamment la cocaïne, la Commission mondiale sur la politique des drogues, qui regroupe plusieurs anciens chefs d’Etat d’Amérique latine et l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a rendu en juin 2011 un rapport dans lequel elle reconnaissait que « la lutte mondiale contre les drogues a échoué, avec des conséquences dévastatrices pour les individus et les sociétés du monde entier ».

La dépénalisation proposée par cette Commission est progressivement en train d’être mise en œuvre en Argentine, au Brésil et au Mexique. Elle permet de libérer les policiers des tâches inutiles d’interpellation d’usagers pour qu’ils se concentrent sur les trafiquants.

Existe-t-il des exemples probants d’abandon de la prohibition ?

Anne Coppel : A la différence de la France, c’est d’abord au niveau local que plusieurs pays d’Europe du Nord ont cherché à résoudre les problèmes de drogue. Les expérimentations sont venues des villes et des régions à la recherche de solutions pragmatiques. Les municipalités de Francfort, Rotterdam, Zurich ou Lisbonne ont par exemple commencé à offrir des réponses systématiques aux usagers pour qu’ils ne traînent pas dans les rues (« salles de shoot » par exemple).

Aux Etats-Unis, on cite souvent en exemple le « miracle de Boston ». Dans les années 1990, la police s’y était fixée comme priorité première la réduction du nombre d’homicides, quitte à laisser de côté la chasse aux usagers de drogues. Des exemples de bonne pratiques comme celui-ci commencent à se diffuser en Amérique du Nord comme en Amérique latine.

Que prônez-vous ?

Anne Coppel : On ne peut pas aujourd’hui modifier les conventions internationales de prohibition mais on peut les gérer autrement. A l’intérieur de ce cadre, on peut faire évoluer la politique des drogues en prenant en compte la spécificité des produits et des problèmes. Il faut certainement une régulation spécifique, comme pour les armes. En France, le débat se pose en terme de prohibition ou pas. La question devrait plutôt se poser en terme de santé publique d’une part et de sécurité publique d’autre part. Il y a des choix à faire en fonction des résultats que l’on veut obtenir. Toutes les politiques sécuritaires ne se valent pas.

Anne Coppel, sociologue, co-auteur avec Olivier Doubre de Drogues : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition (La Découverte, 2012), analyse cette incapacité française à s’emparer de cette question.

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