Drogues : la politique introuvable

 

Entretien avec Anne Coppel

Cosmopolitiques, n°12

 

Bien que la forte mobilisation des associations ait été à l’origine de la mise en œuvre de politiques publiques en matière de drogue, le débat public sur les drogues n’a encore jamais été ouvert. Les élus interviennent de façon pragmatique au cas par cas,alors que les partis de gauche et de droitese contentent de véhiculer la même horreur de la drogue.

 

 

Cosmopolitiques : En tant que militante de la réduction des risques, vous avez participé à différents collectifs. Comment expliquez vous que l’articulation entre les mouvements sociaux et une expression politique cohérente soit si difficile à réaliser ?

Anne Coppel : C’est vrai qu’à l’heure actuelle le militantisme associatif a le vent en poupe, et que cela ne semble malheureusement pas nourrir l’expression politique, des Verts notamment, alors même que les associations écologistes se multiplient. Mais il ne faut pas se leurrer. La force d’une association, et même d’un collectif d’associations, ne repose le plus souvent que sur une petite poignée de personnes, qui se re g roupent ponctuellement, pour atteindre un objectif précis. Une fois l’objectif atteint, les liens se desserrent. Le collectif interassociatif « Limiter la casse » s’est constitué en réponse à un appel publié dans Le Monde en octobre 1993. Nous dénoncions la situation dramatique des toxicomanes et nous appelions à des mesures d’urgence. Le collectif regroupait quarante-huit associations, essentiellement issues de la lutte contre le sida mais également quelques associations humanitaire s comme Médecins du Monde, des professionnels du soin, des médecins généralistes et enfin des associations que des usagers de drogues même conception de l’action. Cela n’a pas été possible. Seuls les acteurs du dispositif institutionnel sont restés mobilisés et la mobilisation est devenue purement défensive, notamment lorsque le dispositif a été menacé, et tout d’abord par des restrictions budgétaires. L’AFR fonctionne désormais comme une sorte de syndicat qui regroupe les acteurs du dispositif institutionnel. Le problème, c’est que les restrictions budgétaires ont une signification particulière dans ce domaine : c’est en fait le principe de la réduction des risques qui est remis en cause. Distribuer des seringues ou des kits d’information sur le snif à moindres risques est toujours assimilé à du laxisme et cela reste inacceptable pour la grande majorité de la classe politique. Dans ce secteur, il ne suffit pas d’exiger que « L’État prenne ses responsabilités », ce qui a été l’objectif commun des acteurs. Cette demande d’État a quelque chose de paradoxal, dans ce secteur associatif, qui spontanément serait plutôt assez libertaire et qui pourtant a bien recherché et obtenu un soutien de l’État – ou plus précisément, de l’administration de la santé.

Cosmopolitiques : Mais cette « demande paradoxale d’État » n’est-elle pas particulièrement insatisfaite à l’heure actuelle avec la diminution drastique des subventions versées par l’État ?

Anne Coppel : La demande est paradoxale mais elle s’inscrit dans la tradi- tion de l’action sociale. Dans des secteurs comme le handicap ou le troisième âge, l’État a pris le relais de l’action bénévole avec la création de dispositifs institutionnels spécialisés. C’est un peu ce qui se passe dans ce secteur, celui de l’action auprès des usagers de drogues, mais est-ce vraiment possible ou même souhaitable? Effectivement, le problème se pose d’abord en termes budgétaires. Les budgets sont venus en complément de l’action bénévole et ils sont d’autant plus insuffisants que le bénévolat s’est désinvesti. À AIDES, comme à Médecins du Monde (MDM), qui sont des acteurs-clé dans ce secteur, l’action auprès des usagers de drogues avait valeur de démonstration, dénoncer une carence, montrer comment faire pour y répondre. Ni AIDES ni MDM ne souhaitent devenir des acteurs du dispositif institutionnel, le problème, c’est que lorsque ces acteurs se désinvestissent, il n’y a personne pour prendre le relais. Il s’est produit le même phénomène en ce qui concerne les accueils pour les exclus ouverts par MDM. L’ambition de MDM était de donner une visibilité aux besoins de ces exclus du soin, de donner accès au droit commun et surtout pas de s’y substituer, avec une médecine précaire pour précaires. MDM a bien proposé une série de mesures afin que le dispositif généraliste s’ouvre aux précaires ; certaines des mesures ont bien été prises mais manifes- tement elles ne suffisent pas. Aujourd’hui, si MDM se retire, les exclus seront toujours aussi exclus. Un des problèmes, je crois, tient à la contradiction entre populations particulières et droit commun. Dans l’action sociale, le militantisme se développe à partir des besoins d’une population particulière. Cela a créé une masse de dispositifs spécialisés que les pouvoirs publics s’efforcent, à juste titre, de réintégrer dans le droit commun. C’est le cas, par exemple, de l’hébergement thérapeutique mis en place par les militants de la lutte contre le sida. Cet hébergement est subventionné mais est-ce un besoin prioritaire? Autrement dit, faut-il avoir le sida pour bénéficier d’un appartement thérapeutique ? La réponse est évidemment non et il a été demandé aux associations sida d’ouvrir leurs hébergements à d’autres pathologies. Or les militants de la lutte contre le sida n’avaient pas prévu de devenir des professionnels de l’hébergement social. Les bénévoles à l’origine de l’action perdent leur motivation. Mais au-delà de la motivation, chaque population a ses spécificités qu’il faut connaître, pour lesquelles il faut développer des savoir-faire particuliers. Le problème, c’est le fonctionnement du droit commun, qui s’adresse à un usager- type, qui n’a ni âge, ni sexe, ni pratiques particulières.Les associations qui se plient à ces exigences généralistes apprennent à faire des bilans d’activités qui justifient les demandes de subventions mais ces savoir- faire gestionnaires ont tendance à se substituer aux savoir-faire expérimentés sur le terrain auprès des populations particulières. Ainsi, en est-il de la prévention. Elle se veut généraliste et non pas spécialisée sur les drogues illicites, logiquement, elle doit intégrer l’alcool et plus généralement encore l’ensemble des conduites à risques. Cette exigence génère de nouvelles pratiques, les acteurs vont dans les écoles mais l’action hors institution est délaissée. Or personne, aujourd’hui, n’est en mesure d’évaluer ce que font ces acteurs de prévention. La régionalisation qui devait favoriser une meilleure prise en compte des réalités locales se fait sans que soient définis les objectifs de l’action et donc leur réalisation. Personne n’a pris en compte ce qui a fait l’eff i- cacité de l’action au temps où elle était expérimentale, les savoir-faire spécifiques à des populations particulières ou encore, les accueils en u rgence de tout public, sans exigence préalable. De telles pratiques vont à l’encontre des logiques institutionnelles, elles se perdent au fur et à mesure que l’action se professionnalise.

 

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