Revue Esprit / Entretien / Samuel Kelton Roberts & Fabrice Olivet : Guerre à la drogue, guerre raciale ?

La question des drogues est déjà assez complexe pour ne pas y mêler celle de l’ethnicité et des minorités, nous dira-t-on. Pourtant, aux États-Unis, cette problématique a pris une véritable ampleur, en particulier depuis la parution du livre de Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness (The New Press, 2010), donnant naissance à un courant de pensée porté par des universitaires tels que le neuroscientifique Carl Hart ou l’historien Samuel Roberts. En France, en revanche, la question est pour le moment portée par la sphère militante et n’a pas réellement émergé dans le champ universitaire. La guerre à la drogue, enclenchée depuis Nixon, a-t-elle été le révélateur ou le prétexte à de nouvelles formes de discriminations, a-t-elle même été voulue dans ce but ? Sans partager toutes ces analyses dans leur radicalité, nous considérons qu’elles méritent d’être prises en compte et mises en débat, notamment parce qu’elles obligent à penser la question sous un angle politique et pas seulement sanitaire ou moral. Nous avons souhaité interroger sur ce sujet un Français et un Américain, un acteur militant et un universitaire, tous les deux historiens, pour croiser deux analyses proches l’une de l’autre par le poids qu’elles donnent au facteur racial, mais qui s’inscrivent dans deux contextes sociohistoriques et culturels très différents.

Samuel Kelton Roberts

Samuel Kelton Roberts dirige l’Institut de recherches en études africaines-amé-ricaines (IRAAS) de l’université de Columbia. Son enseignement et ses ouvrages portent sur l’histoire des Africains-Américains, l’histoire de la médecine et de la santé publique aux États-Unis, l’histoire urbaine, des politiques pénales et des mouvements sociaux. Il travaille actuellement à un nouvel ouvrage sur…


Fabrice Olivet

Militant historique de la réforme des politiques de drogues, Fabrice Olivet anime depuis 1996 l’association Auto-support des usagers de drogues (ASUD), qui travaille à impliquer les usagers dans le débat public sur les drogues. Historien de formation, il est également engagé dans les débats relatifs à l’« identité française », et l’auteur de la Question Métisse (Fayard, 2011).…


   Fabrice Olivet, vous avez participé de très près à la lutte pour la réduction des risques, en tant que président de l’association Auto-support des usagers de drogue (Asud) ; et en tant qu’historien, vous vous intéressez à la question raciale, notamment dans votre ouvrage la Question métisse1. Comment articulez-vous ces deux domaines ?

Fabrice Olivet – Avant de parler de l’articulation entre la question des drogues et la question raciale, il faut, je crois, s’attarder sur le déni de la question raciale dans le débat public français, en comparaison avec le débat américain. En France, on ne prend pas au sérieux la question des corps, et celle des corps noirs en particulier. Cette question est l’objet d’un tabou, qui va parfois dans notre société républicaine jusqu’au refus d’employer le mot « race » et au déni de certaines réalités connexes, comme le refus d’utiliser ce que l’on a l’habitude de nommer « statistiques ethniques ». Pour moi, il y a une tension entre cette dénégation du corps et la prétention française à l’universalité, qui en vient, paradoxalement, à justifier des formes de domination. La non-reconnaissance de la race en France s’appuie sur un universalisme qu’on retrouve dans l’argumentaire colonial d’hier et notamment à travers le concept d’assimilation qui s’oppose à l’intégration des Anglo-Saxons, une assimilation qui a pu parfois fonctionner de manière ambiguë avec les élites non blanches, les « évolués » comme Senghor, etc., ceux qui échappaient à l’assignation de l’« indigénat ». Aujourd’hui cet oubli vise à se débarrasser de l’Empire français et de sa mémoire, comme le dit très bien Pascal Blanchard2.

Pourtant l’enjeu du corps, donc celui de la couleur, est fort. Quand il n’est pas là, l’assimilation se fait peut-être plus facilement, comme pour les juifs, les Italiens, les Polonais ou les Portugais, mais elle est plus compliquée pour les populations d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, soumises à un autre régime de visibilité, caractérisées par le fait qu’elles sont non blanches.

Revenons un instant sur la question des statistiques ethniques. Sous couvert d’une parfaite égalité républicaine, on refuse une forme de réel, alors qu’on pourrait utiliser ces statistiques dans toutes leurs dimensions, non pas au service de la stigmatisation, mais en les croisant avec les données sociales ou psychologiques pour dessiner la réalité des conditions de vie des minorités. Cela touche à la façon dont chacun se définit, à l’origine, et au prétexte de n’assigner personne à cette origine, on finit par la nier.

Samuel Roberts, vous êtes professeur d’histoire à l’université de Columbia, auteur notamment de l’ouvrage Infectious Fears : Politics, Disease, and the Effects of Health Discrimination3, et vous dirigez un programme de recherche sur l’histoire de la réduction des risques aux États-Unis. Il existe aux États-Unis un courant de pensée qui place la question raciale au cœur de la politique des drogues, sous l’angle des inégalités sociales de santé, mais également sous l’angle de la domination politique. Comment vous situez-vous dans ce débat ?

Samuel Roberts Aux États-Unis, la question raciale est centrale dans le débat public, elle est au cœur de l’identité américaine. Contrairement à la France, nous disposons de statistiques ethniques qui nous permettent d’avoir une vision plus claire des problèmes, même si ces chiffres peuvent être l’objet d’interprétations et d’instrumentalisations politiques. C’est un mythe, par exemple, de penser que les Noirs consomment plus de drogues que les Blancs, c’est une affirmation totalement erronée. Mais si vous êtes un Noir dans la société américaine, vous êtes d’emblée considéré comme un toxicomane, non comme un usager récréatif, et votre consommation pose problème à la société. L’épidémie récente d’opioïdes dans notre pays vient pourtant contredire ces affirmations, car ce sont les jeunes Blancs qui sont accrochés aux opioïdes depuis quelques années. On peut considérer par ailleurs que cette épidémie a été créée, en partie, par les laboratoires pharmaceutiques et elle jette un jour nouveau sur la question de la dangerosité des drogues, qui reposait jusqu’ici sur la distinction entre produits licites et illicites. On voit bien aujourd’hui que celle-ci n’est pas opérante.

Je pense en effet que la guerre contre la drogue a été menée à des fins de domination de la communauté noire américaine. Elle introduit un contrôle des corps et une limitation des droits civiques, car en incarcérant de manière massive par l’incrimination pour usage de drogues, on prive les communautés de couleur (les Noirs et les Latinos) de leurs droits civiques, de leur droit de vote et de leur statut de citoyen.

Vous partagez donc une grille de lecture qui croise la question du traitement politique des drogues et la question raciale ?

F. Olivet – Oui. En France, c’est un lien que nous avons encore du mal à faire. Il met tout le monde mal à l’aise, les communautés qui se sentent stigmatisées et les acteurs de la réduction des risques qui ne voient pas le lien avec leur pratique, même si ce lien est bien réel. Le biais judiciaire contre les minorités est assez patent, et de ce point de vue on peut faire un rapprochement avec la situation des États-Unis et de celle des Noirs américains. Nos prisons sont remplies de Noirs et d’Arabes et beaucoup sont là pour des raisons liées au trafic. Il faut maintenant envisager la réalité de fortes inégalités devant la loi, voire de formes d’arbitraire, car les Blancs qui « dealent » sont moins visibles, donc moins mis en cause et incarcérés. Cette question rejoint aussi celle du contrôle au faciès. Au fond, l’assertion choquante d’Éric Zemmour, lorsqu’il dit que « la plupart des trafiquants sont Noirs et Arabes », est sans doute en partie vraie : les Noirs et les Arabes sont en prison ou dans les ghettos, car ils commettent des délits visibles. Mais à mes yeux, cette situation est un effet des discriminations au moins autant qu’une cause, une inégalité aujourd’hui reconnue par un sociologue spécialiste des prisons, comme Didier Fassin4. C’est en ce sens que je rejoins les thèses de Michelle Alexander ou de Carl Hart pour les États-Unis, qui disent que la guerre à la drogue, est aussi, ou peut-être d’abord, une guerre contre les minorités. Dans les représentations, et cela se vérifie en partie, la demande de drogue est blanche et l’offre est de couleur : cet état de fait nourrit des asymétries de traitement de la part d’un appareil policier encore largement favorable aux Blancs, et un biais racial dans les jugements, qui peut conduire à une forme d’incarcération de masse proche du modèle américain.

S. Roberts – Aux États-Unis, où la question raciale structure la société en profondeur, le lien entre guerre à la drogue et guerre raciale est très fort. La lutte contre la drogue a été l’un des moteurs les plus importants de l’incarcération massive de la population américaine, et en particulier des Noirs, dans les trente dernières années. La politique de réduction des risques mise en œuvre par les communautés a permis de lutter contre ce phénomène d’incarcération de masse, à la fois en demandant la décriminalisation de l’usage et en encourageant une critique radicale du racisme structurel aux États-Unis. La réduction des risques permet de considérer l’usager autrement que sous l’angle de l’irresponsabilité, elle lui redonne au contraire une place d’individu responsable avec un rôle à jouer dans la société. Mais la stigmatisation des usagers de drogues persiste dans la société américaine, et cette stigmatisation nourrit un manque d’estime de soi chez les usagers qui favorise le passage de la catégorie d’usager à celle de toxicomane.

C’est une hypothèse forte que vous formulez tous les deux, d’une volonté de l’État de recourir à la guerre à la drogue pour opprimer des communautés. Ne faudrait-il pas prendre en considération les facteurs sociaux dans ce débat ? Peut-on réellement accorder le même poids aux facteurs sociaux et raciaux ? Comment s’articulent-ils à vos yeux ?

F. Olivet – Je crois en effet à une forme de désir de contrôle des minorités ethniques à travers la guerre à la drogue, ou du moins un usage prétexte de celle-ci à d’autres fins. Du point de vue des résultats, cela revient au même et je crois qu’on peut reconnaître qu’il y a quelque chose de délibéré dans la mise en place des politiques de guerre à la drogue tournées contre les jeunes ou les marginaux (l’exemple de la loi de 1970 est très parlant à ce sujet) ou contre ceux qui sont perçus comme des étrangers.

S. Roberts – Le gouvernement américain a créé certains mythes autour de la dangerosité des drogues à des fins politiques, pour limiter la mobilité sociale des communautés asiatiques dans l’ouest des États-Unis et des communautés noires dans le Sud. Le mythe de la superpuissance de la cocaïne et de la violence associée aux personnes qui en consomment a justifié une surveillance accrue et un contrôle violent des populations noires dans le Sud, entraînant notamment l’utilisation de balles de plus grand diamètre par la police. C’est par leur association avec des minorités, et non à travers une étude informée et impartiale de leurs effets biologiques, que certaines drogues ont été jugées plus ou moins dangereuses. Cette notion de dangerosité a ensuite été un moyen de stigmatiser des communautés et de les opprimer par le biais de l’incarcération de masse.

F. Olivet Au même titre qu’il a existé une culture raciste dans les forces de police des années 1960 qui ont mené en métropole la répression anti-FLN, on pourrait faire l’hypothèse que la guerre à la drogue prend le relais avec les enfants de cette génération, nés eux sur le territoire français. La stigmatisation du drogué ou du dealer, infiniment plus présentable d’un point de vue moral, rejoint à un certain moment la discrimination liée à la couleur de peau.

S. Roberts – Les conditions sociales d’existence jouent un rôle dans l’usage de drogues, et la question raciale tout autant. Ces éléments sont étroitement liés et leurs effets se cumulent. Il est difficile de distinguer la dimension sociale de la dimension raciale, et toute politique qui ne prendrait en compte qu’une dimension du problème serait vouée à l’échec. Il faut lutter sur tous les fronts.

Vous êtes historiens de formation : comment ces phénomènes s’inscrivent-ils dans la durée ?

F. Olivet – Il reste à faire une histoire souterraine de l’héroïne en banlieue, pour raconter ces quartiers qui ont subi une demande énorme de la société française. Cette demande a pesé sur des lieux vulnérables, où sont apparues les premières filières de trafic d’héroïne. Au départ, la drogue a pu apparaître comme une manière de s’intégrer, la « shooteuse », c’était l’Occident, presque une forme d’intégration. À travers des pratiques festives des années 1970 et 1980, elle a pu représenter une manière de trouver sa place. Mais c’est vite devenu la guerre de tous contre tous, la fin des règles, la mise en péril de la vie communautaire. Au fond, les quartiers ont dû inventer par eux-mêmes des stratégies sociales pour se débarrasser de l’héroïne, tout en subissant les effets coercitifs forts de la répression. L’État n’a pas apporté de véritables solutions, comme en 1972, avec l’interdiction de la vente des seringues. Des solutions sont plutôt apparues de l’intérieur : ce sont les cités qui ont réagi et « expulsé » l’héroïne pour faire face à sa dangerosité, avec des effets de rejet forts, comme on le voit en prison ou dans les cités où les toxicomanes sont méprisés, voire persécutés.

S. Roberts – Dans l’histoire des États-Unis, le traitement social et politique des drogues renvoie systématiquement à la question raciale. Le whisky renvoie à la communauté irlandaise, l’opium aux Chinois, la marijuana aux Mexicains, le crack aux Noirs, et plus récemment les opioïdes aux Blancs. Au cours du temps, chacun de ces phénomènes a entraîné une réponse répressive, avec la volonté de l’État de criminaliser et de stigmatiser des communautés de couleur. Quand les Noirs ont consommé du crack/cocaïne, c’est devenu un problème social alors que quand les Blancs consommaient de la cocaïne avec le même principe actif, l’image de ce produit était positive et valorisée. Ce n’est pas tant la drogue qui pose problème pour l’État, mais les usagers qui en consomment, leurs caractéristiques sociales et raciales. Dans le contexte de l’épidémie d’opioïdes à laquelle les États-Unis sont confrontés aujourd’hui, l’État propose enfin, pour la première fois, une solution de santé publique au problème des drogues, certainement parce que cette épidémie touche des jeunes Blancs. Avec beaucoup de retard on se rend compte aujourd’hui que la criminalisation est une erreur de jugement et que cela ne fonctionne pas. Mais il faut en passer par la question raciale pour changer réellement de cap.

Fabrice Olivet, vous êtes un acteur, un militant de la réduction des risques. Peut-on réellement comparer la situation française et américaine ?

F. Olivet – Il est certain que la réduction des risques a mis du temps à s’installer car le stéréotype du Noir ou de l’Arabe toxicomane freinait les initiatives dans ce sens. Pour être clair, à l’image des différences de traitement aux États-Unis, soulignées par les travaux de Samuel Roberts par exemple, c’est quand l’épidémie s’est répandue partout, y compris dans la population blanche intégrée, que les choses se sont mises à évoluer, que le modèle sanitaire a gagné des points. Et même dans son déploiement, la réduction des risques a pu donner lieu à une forme de discrimination, par exemple, l’échange de seringues, les automates et les traitements de substitution ont beaucoup de mal à irriguer des quartiers où vivent les populations issues de l’immigration africaine, même au pire temps de l’épidémie de sida. À l’inverse, la prescription de Subutex® a plutôt été un succès parmi les classes moyennes blanches insérées, touchées par la vague d’héroïne des années 1980 et 1990. L’hypothèse de deux poids deux mesures, avec aux uns le soin et aux autres la répression, est une grille de lecture que l’on a du mal à esquiver même si elle choque. Au fond, la drogue (qui vient, au moins dans l’imaginaire, du Maghreb ou de l’Asie) et l’étranger sont souvent associés l’un à l’autre dans la marginalité et souvent pour le pire.

S. Roberts La dangerosité perçue d’une drogue est le plus souvent liée à qui utilise cette drogue. Quand on pensait que la marijuana était principalement consommée par les Noirs, on considérait que cette drogue était un premier pas vers les drogues dures, selon la théorie de l’escalade. Maintenant qu’on sait très clairement que les Blancs sont aussi des consommateurs de marijuana, un mouvement social et politique s’est créé afin de proposer la décriminalisation, voire la légalisation de l’usage de cette drogue. Ce mouvement, qui est intéressant d’un point de vue politique et qui constitue la réponse adaptée, ne doit pas nous amener à relâcher notre vigilance. En décriminalisant l’usage du cannabis perçu aujourd’hui comme une drogue de Blancs, on ne résout pas la question du statut illégal et de la stigmatisation associée aux autres produits comme la cocaïne et l’héroïne, ce qui laisse de côté toute une partie de la population qui consomme des drogues.   


Notes :

  • 1. Fabrice Olivet, la Question métisse, Paris, Fayard, 2011.
  • 2. Voir notamment Nicolas Bancel et al., la Fracture coloniale. La Société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
  • 3. Samuel Kelton Roberts, Infectious Fears: Politics, Disease, and the Effects of Health Discrimination, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2009.
  • 4. Didier Fassin, l’Ombre du monde, Paris, Seuil, 2015.
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