Exemple du débat français

Cahiers médico-sociaux
n°38, 1994, pp. 143-152

Résumé

L’auteur nous montre a travers l’analyse de la situation française tant du point de vue historique qu’actuel comment la politique de réduction des risques peut s’avérer extrêmement difficile à mettre en œuvre. En France domine une représentation des toxicomanes où alternent délinquance et modèle psychanalytique ne laissant pas de place à des hypothèses de santé publique qui se donneraient des objectifs concrets et datés historiquement. La place respective prise par chaque acteur social, avec possible confusion des rôles entre soins et justice, problématise l’émergence d’un nouveau paradigme.

Traitement de la toxicomanie et réduction des risques

De la clinique à la santé publique

Alors que la France est confrontée à une épidémie de sida d’une gravité exceptionnelle, et que les toxicomanes sont devenus le groupe le plus exposé au risque de contamination, ni le discours public sur la drogue ni les pratiques des professionnels ni plus généralement la conception de l’intervention auprès des toxicomanes ne se sont le moindrement modifiés. A cet égard, nous sommes devenus une exception en Europe. L’Agence Française de Lutte contre le Sida a bien fait de la lutte contre la discrimination et l’exclusion sa priorité, mais la question de la toxicomanie est restée étrangement marginale. La seule mesure gouvernementale a été la mise en vente libre des seringues en pharmacie en 1987, mesure dont l’impact a été déterminant puisqu’elle a entrainé les premiers changements de comportement des toxicomanes, et cette mesure, longuement débattue, s’est imposée contre l’avis de la majorité des experts. Tandis que les pays européens s’engagent un à un dans une révision de leurs conceptions en matière de lutte contre la drogue, que la priorité accordée à la lutte contre la demande et à la santé publique s’affirme au niveau européen,1 à la veille des élections de mars 1993, M. Quilès, alors ministre de l’Intérieur prétendait encore lutter contre le sida en éradiquant la toxicomanie, soit concrètement en pourchassant les toxicomanes de rue. Comment expliquer cet immobilisme ? Il nous a fallu attendre l’hiver 1993 pour que cette question là soit posée publiquement.

Une information étrangement parcellaire

Souvent incriminée parce que adoptant sur les problèmes de drogue un point de vue strictement répressif, l’opinion publique française a souffert tout d’abord d’un défaut d’information. Travaux de recherche et expérimentations étrangères sont restés très largement méconnus, de l’opinion publique comme du secteur professionnel. Alors que les résultats obtenus par la politique de réduction des risques adoptée d’abord par les Pays-Bas se diffusaient et modifiaient dès 1987 les orientations de la politique menée en Grande-Bretagne, puis de la Suisse et gagnaient une à une les grandes capitales européennes, Francfort, Berlin, Barcelone, Rome, ni la grande presse ni la presse spécialisée ne s’est fait l’écho de ces changements; quant aux recherches qui les fondent, elles sont restées ignorées y compris des spécialistes. Zurich ou Liverpool ont bien fait l’objet de quelques reportages, mais une seule question semblait préoccuper les journalistes, les hommes politiques mais aussi plus curieusement les experts: Allions-nous être amenés à accepter comme à Zurich que des toxicomanes se droguent publiquement? Allions-nous devoir «abandonner les toxicomanes à leur toxicomanie »? Allions-nous renoncer à lutter contre la drogue? Personne ne semblait informé des politiques de santé publique adoptées en Grande-Bretagne ou en Suisse.

Nous avons été frappés d’une étrange surdité et cette surdité a été collective. Nous recevions bien quelques informations de l’étranger mais elles sont restées curieusement inaudibles. Je me souviens d’un colloque que j’ai contribué à organiser en 1989 sur les villes européennes face à la drogue. Francfort y était invité et représenté par Daniel Cohn Bendit. Le discours qu’il a tenu a été entendu et discuté comme un héritage du gauchisme, un anti-prohibitionisme provocateur. Nous n’avions pas compris le changement de perspective qu’impliquaient les priorités de santé publique et d’intégration des toxicomanes, nous n’avions pas compris qu’une ville changeait de politique.

Un sujet tabou

Une des clés de ce silence a certainement été au cours de ces dix dernières années la peur de « faire le jeu de Le Pen ». Soupçonnés de laxisme dans la lutte contre la drogue, – ils étaient en 1978 favorables à la dépénalisation du haschich, les socialistes français se sont préoccupés d’abord de rassurer l’opinion. Considérée comme un problème de représentations sociales où s’affrontent selon Monique Pelletier « les valeurs d’effort, de travail, de réussite » et la contestation de l’ordre social, l’information sur les drogues est construite sur un double message qui oppose opinion publique et opinion éclairée. Tandis que l’Etat multipliait les preuves de son engagement dans une guerre qui fait appel aux valeurs fondatrices de l’ordre social, l’opinion éclairée était dûment chapitrée: il s’agit d’un problème purement symbolique, les toxicomanes sont une poignée, la dramatisation du problème est une arme politique aux mains des ennemis du gouvernement. L’ampleur de l’épidémie de toxicomanie et sida est ainsi devenue le sujet tabou par excellence. Les très rares évaluations du nombre des toxicomanes ont été explicitement construits dans «une approche minimisante, cherchant à établir un ordre de grandeur minimum».2 Encore les chiffres obtenus dans une étude produite par le service statistique du Ministère des Affaires Sociales, soit une fourchette de 150’000 à 300’000 toxicomanes sur la base des toxicomanes entrés en contact avec le système de soin n’a-t-il pas été retenu par le Ministère de la Santé qui présente en 1993 évalue le nombre de toxicomane de 100’000 à 150’000 avec un taux de contamination du virus du sida évalué à 40%.3 Mystère de la statistique: 17,6% des toxicomanes pris en charge sont des fumeurs de cannabis ….

La faiblesse et l’incohérence des données peuvent du moins être considérées comme un indicateur fiable de faible investissement dans le domaine. Nous ne disposons par exemple d’aucune étude sur la mortalité de toxicomanes à l’exception de quelques cohortes où le taux de mortalité s’élève à 8% dans une étude publiée en 1986, et de 11 à 13% dans des études menées en 1990 en Seine St Denis4 et ce taux est imputé, dans l’étude menée en 1986 par F. Curtet, aux tendances suicidaires des toxicomanes. Or la comparaison des recherches internationales permet désormais d’affirmer que le taux de mortalité (toutes causes de mortalité confondues, accidents, suicides, maladies … ) est fortement corrélé à la politique menée, soins et répression. La ville de Francfort s’est ainsi engagée dans un changement de politique parce que des taux de mortalité annuels supérieurs à 10% ont pu être observés alors que la ville d’Amsterdam relève pour le tiers de ses toxicomanes, pris en charge dans les traitement méthadone un taux de mortalité de 0,5% par an5. Moins on en parle, moins on y pense, mieux on se porte puisque lorsqu’on en parle, il faut hurler avec les loups, telle a été la philosophie des socialistes en matière de lutte contre la drogue. Ni la montée incessante de la répression, ni l’impuissance des services de police à remplir leur mission de contrôle, ni la dégradation des banlieues, la montée de la violence et des organisations mafieuses, ni enfin la menace du sida n’ont été posés comme problème à traiter en tant que tel. Même désintérêt dans le monde de la pensée. Experts, intellectuels, journalistes – indifférents et sous-informés pour la plupart, soucieux de se démarquer des nostalgiques de la contestation pour quelques uns – se sont défiés d’une question mal posée, qu’ils ont abandonné à la politique politicienne.Santé publique et dispositif législatif

Jusqu’au colloque Tri-Ville organisé en janvier 1993 par Bernard Kouchner,6 le concept même de «réduction des risques» n’avait pas traversé les frontières. Ce colloque a certainement marqué un tournant et les français découvraient avec les politiques de santé publique menées en Grande-Bretagne des alternatives réalisables autour de trois idée-force :

–  l’intervention auprès des toxicomanes ne se limite pas à la désintoxication ;

–  la menace du sida mais aussi une conception préventive de l’intervention auprès des toxicomanes impose d’entrer en contact le plus précocement possible avec les toxicomanes, en particulier les plus marginaux d’entre eux ;

–  l’offre de service doit regrouper dans une approche globale, soin, prévention et insertion.

À des titres différents, ces orientations se heurtent au cadre réglementaire et juridique français. La pénalisation de l’usage de drogue est habituellement considérée comme l’obstacle majeur au développement d’une politique de réduction des risques: comment en effet promouvoir l’utilisation de la seringue stérile alors que l’usage de drogue reste prohibé ? Il y a bien incohérence en termes de droit, mais cette incohérence pouvait fort bien être gérée au moins dans un premier temps, avec les outils habituels – les lois se modifient plus lentement que les mœurs et elles ne sont pas faites pour répondre à l’urgence – soit réglementations et circulaires, ne serait-ce qu’en réactualisant la circulaire dite de Monique Pelletier qui en 1978, recommandait de ne pas recourir aux sanctions pénales pour ce qui concerne l’usage de drogue. La volonté politique pouvait suffire aux mesures les plus urgentes. Cette volonté politique a fait défaut. On s’est effrayé de devenir les complices d’un acte délinquant, l’usage de drogue, en offrant prévention, soins et aide sociale à des toxicomanes actifs – mais les plus légalistes ne semblent pas avoir été autrement troublés par cet autre délit, la non-assistance à personne en danger. Lorsque des professionnels de santé posent comme préalable à leur engagement dans des actions de réduction de risque le changement du cadre législatif, ils se montrent étrangement légalistes. Ce légalisme est pour une part imputable à la confusion que démontent Isabelle Stenghers et Olivier Rallet entre loi symbolique et dispositif législatif.7 Sans doute conviendrait-il ici de retracer l’histoire du soin spécialisé, de ses origines largement influencées par les mouvances contestataires et anti-psychiatriques à la phase d’institutionnalisation et de professionnalisation de la fin des années 70. Tandis que les premiers cliniciens se démarquent des tenants de l’ordre social et proposent dans le même temps une clinique fondée sur la création d’une « véritable relation fusionnelle au long cours»,8Ie rappel à la loi a été un des outils privilégiés de la clinique lors de la phase d’institutionnalisation de la fin des années 70 et début des années 80. Le rapport Trautmann célèbre ainsi la réconciliation entre la clinique et la loi: «Entre juge et médecins notamment, un consensus existe aujourd’hui sur la notion de loi, à la fois de point repère et rappel au principe de réalité »9 et que I. Stenghers et O. Rallet commentent en ces termes : « L’Etat se met ainsi en position de juger ce qui anime secrètement ceux qui violent l’interdit, transgresse la loi qu’il a édicté, d’entendre au-delà des actes le « message » dont il se fait alors le destinataire ( … ) « Curieuse dérive au sein d’un pays démocratique que celle qui confère à l’Etat un rôle paternel » qui, rappellent les auteurs, est tout aussi étrangère à la psychanalyse lacanienne qu’au fondement de la loi pénale dont la fonction est d’abord la sanction.

Les spécialistes et la loi

Que les professionnels du soin se retrouvent les défenseurs d’une loi qu’ils ont refusé d’appliquer relève du paradoxe. Les relations entre le système de soins spécialisés en toxicomanie et le dispositif judiciaire est peut-être un des meilleurs exemples des contradictions qui ont contribué à fermer le système sur lui-même. Car les praticiens français se sont traditionnellement défiés d’une approche punitive de la toxicomanie. Jacqueline Bernat de Celis rappelle que les premiers experts consultés au moment de l’élaboration de la loi de 1970 se sont opposés à la pénalisation de l’usage de drogue, persuadés que les mesures coercitives «ne pourront nullement être actives».10 Les co-producteurs de la loi eux-mêmes ne pensaient nullement « éradiquer la toxicomanie » en la punissant : ils se contentent de dresser une barrière symbolique, dont la fonction première est «d’exorciser les peurs» et non pas de traiter ni le problème de la drogue ni les drogués. Les soignants ont accepté la loi à ce titre, comme la réponse «la moins mauvaise », une concession nécessaire aux peurs collectives. Les soignants n’ont pas contesté la loi, ils se sont contentés de ne pas l’appliquer.

Volet sanitaire de la loi, l’injonction thérapeutique devait offrir une alternative à l’incarcération des toxicomanes. Alternative impraticable pour un soignant à un double titre. Le diagnostic de toxicomane fondé sur la dépendance ne recoupe nullement la définition judiciaire du délit d’usage. L’usager de cannabis n’est pas dépendant, il ne relève pas du soin or c’est d’abord pour cette catégorie d’usager que les juges souhaiteraient faire appel à cette alternative à l’incarcération, le délit étant vécu, en dépit de la loi qui ne distingue pas les produits, comme moins grave. Autre ambiguïté: la justice attend du traitement qu’il prévienne la récidive, tandis que les cliniciens se proposent de traiter la souffrance du patient, le recours ou non au produit ne déterminant nullement la réussite ou l’échec du traitement. Refusant de confondre rechute et récidive, les cliniciens français ont aussi refusé de servir d’instrument d’application de la loi, mais ce refus s’est fait silencieusement, sans débat ou négociation, les praticiens se retranchant dans leurs institutions. Construire un espace de soin qui échappe au champ de l’intervention judiciaire, telle a été l’ambition première des cliniciens, dont témoignent les principes de volontariat et d’anonymat qui régissent le système de soin spécialisé, mais cet espace protégé n’a pu faire contrepoids aux réponses répressives – tel était le rôle de l’injonction thérapeutique – puisque le système de soin s’est situé, si ce n’est hors la loi, du moins à ses marges.

Etrange paradoxe où la machine répressive s’alimente de ses refus. Le cloisonnement des pratiques n’a pas favorisé le développement de savoirs empiriques sur les processus par lesquels un toxicomane peut reprendre le contrôle de lui-même ni dans le monde judiciaire ni plus largement dans l’opinion publique. De fait, le retrait des cliniciens, justifié par une éthique du soin, n’a fait que renforcer la suprématie de l’approche judiciaire.

Une affaire d’Etat

C’est aussi au nom de l’éthique des soins que responsables administratifs et spécialistes en toxicomanie se sont refusés à décentraliser les budgets de la toxicomanie. Tandis que l’action sociale était décentralisée, la toxicomanie est restée affaire d’état. On craignait alors que les élus ne renoncent à offrir les soins utiles ou encore qu’ils ne respectent pas les principes éthiques – volontariat et anonymat – sur lesquels est fondé le système de soins spécialisés aux toxicomanes. De fait, les élus se sont consacrés à la seule question qui relève de leur compétence, soit le sentiment d’insécurité (la sécurité elle-même relevant elle aussi des compétences de l’Etat). En termes de moyens (budgets, services, professionnels), les élus ont été découragés de développer des réponses sociales et sanitaires. La centralisation de l’intervention s’est ainsi révélée un frein aux expérimentations locales et par là même un obstacle au changement. Car le changement européen est venu en très grande part des collectivités locales. Au contraire des spécialistes institutionnels que consultent des toxicomanes qui souhaitent se soigner, habitants, parents, professionnels de santé et du social sont confrontés à des jeunes qui se droguent sans nécessairement formuler de demande de désintoxication. Comment faire avec ces jeunes – ou moins jeunes – qui se réunissent là sur la place du marché, en bas des escaliers et qui se droguent ? Cette question, posée de fait aux élus, a souvent été dans différentes villes européennes à l’origine d’expérimentations sociales, actions de terrain et services «bas seuil» destinés à cette population qui échappe au dispositif de soins spécialisés en toxicomanie comme aux dispositifs sanitaires et sociaux de droit commun. Leur souci – la gestion locale de la question de la drogue – a rejoint cette priorité de la prévention du sida : entrer en contact avec les toxicomanes actifs.

Des logiques administratives cloisonnées

Si les professionnels du soin reconnaissent la nécessité d’actions de prévention du sida, rares sont ceux qui s’y sont engagés. Pour la très grande majorité, ces actions ne relèvent pas leur compétence: pas de soin qui ne repose sur la demande du toxicomane. La répartition des compétences entre administrations renvoie à cette conception de la division des tâches. Soin, prévention et insertion relèvent d’administrations différenciées. Si les spécialistes français se sont refusés à utiliser la méthadone comme traitement de la toxicomanie, quelques uns d’entre eux et par exemple le Dr Olievenstein, conviennent de son utilité dans la prévention du sida mais le secteur de la prévention n’est pas habilité à offrir ce qui est institutionnellement considéré comme un traitement. En termes institutionnels, les programmes méthadone à visée préventive ne sont pas concevables. Les actions de terrain en direction des toxicomanes connaissent des difficultés analogues liées à la définition des compétences administratives: les toxicomanes relèvent en principe du secteur de soin spécialisé vers lesquels les renvoient les services sanitaires et sociaux généralistes. Et les services de soins spécialisés se refusent à intervenir s’il n’y a pas de demande de soin, c’est à dire demande de désintoxication. Soins de santé primaire et aide sociale ne sont pas considérés comme du soin en toxicomanie par les spécialistes, au contraire de la conception de santé publique de l’intervention qui envisage toute intervention auprès des toxicomanes comme favorisant une démarche d’intégration et donc de contrôle de l’abus de drogue.

Une conception du soin limitée au traitement de la toxicomanie

Ces questions (s’agit-il de soin, de prévention ou d’insertion?) peuvent sembler purement formelles, elles renvoient à la définition même du traitement des toxicomanes. Tout fonctionne comme si la désintoxication était le seul acte thérapeutique légitime alors que, autre paradoxe, les cliniciens français ne sont nullement des adeptes forcenés de la désintoxication. Les cures sont du reste peu nombreuses et difficiles à obtenir. De façon consensuelle, la toxicomanie est considérée comme un symptôme où le produit – et donc la désintoxication proprement dite – joue un rôle secondaire. Seule la relation à long terme est considérée comme soignante dans une trajectoire que les cliniciens savent longue, émaillée de rechutes. A l’illusion collective d’un traitement de la toxicomanie analogue à celui de la tuberculose avec cure et post-cure, les cliniciens opposent le travail psychique, qui s’effectue dans le long terme, avec la pleine adhésion du patient. Pour le praticien, la demande de soin du patient participe du travail psychique et donc du traitement. Pour le toxicomane et son entourage, elle est le sésame du traitement dont le professionnel détient la clé. Le malentendu est entretenu par le dispositif tant législatif que sanitaire fondé sur la désintoxication, il n’a pas été levé par les cliniciens qui se sont protégés de la demande de cure par la demande de soin.

Outil clinique, lié à l’approche psychothérapeutique, la demande de soin est aussi liée au débat sur le contrôle des drogues, contrôle juridique ou social. Au début des années soixante-dix, les premiers cliniciens se refusent à soigner ceux qui ne veulent pas l’être. Le Dr Olievenstein entend soigner « ceux qui souffrent » et non pas « outrepasser ses droits »8 pour répondre à l’inquiétude des familles et de la société. Comment l’exigence d’une « demande » conçue pour protéger l’usager de drogue des pressions de son environnement s’est-elle transformé en obstacle que les plus marginalisés ne parviennent pas à franchir ? La distance culturelle entre soignant et soigné est certainement une des réponses. Elle s’est accrue avec la démocratisation de l’usage de drogue et la précarisation des conditions des vie. La demande, pour être entendue, doit être formulée dans les termes dans lesquelles le soignant entend la traiter, soit en termes de souffrance psychologique. « J’ai faim, j’ai mal, j’ai peur, j’ai sommeil » n’est pas entendu comme une demande de soin. Dans un système marqué par la pénurie, la demande de soin est devenue un outil de sélection des patients : seront entendus et peut-être hébergés, soignés, protégés des violences de la rue, ceux qui peuvent produire un discours qui témoigne d’un travail psychique.

Les murs des institutions avaient su résister aux pressions de l’environnement, familles, professionnels de santé ou du social non spécialisés en toxicomanie, juges ou élus; ils ont montré la même résistance face aux changements – précarité et sida – qui affectaient leurs patients. Quelques voix au sein du dispositif spécialisé ont pu au cours des années 80 signaler la montée, si ne n’est des demandes de soin, du moins des besoins. Ces voix sont restées marginales : à ceux qui se proposaient d’aller travailler en prison ou dans les quartiers chauds sans attendre la sacro-sainte demande du patient était opposée l’éthique de soin fondée sur le volontariat. Les mêmes principes éthiques ont été opposés aux actions de prévention du sida dans la mesure où celles-ci exigeaient d’aller au devant des usagers de drogue, soit d’intervenir sans demande et, à ce titre, contrevenir à l’éthique du soin et à la liberté de choix.

Les institutions appréhendent mal ceux qu’elles excluent et les professionnels n’ont pas su mesurer la nécessité d’un changement à la fois sanitaire et social que les outils cliniques laissent mal percevoir. Précarité, .marginalité sociale et sida ont bien été déplorés, ils ont été vécus comme une fatalité qu’il importait d’affronter avec dignité, en maintenant coûte que coûte l’éthique du soin, fondement du système spécialisé. C’est au nom de l’éthique qu’avaient été refusées à la fin des années 70 les méthodes anglo-saxonnes de traitement, communautés thérapeutiques et programmes méthadone, méthodes jugées coercitives et déresponsabilisantes qui ont semblé privilégier l’ordre social au détriment du patient. C’est au nom du respect de la liberté du patient que la majorité des professionnels français s’opposent aujourd’hui encore aux traitements de substitution.

Entre l’éthique de la responsabilité et l’accompagnement

Deux logiques s’affrontent ici, qui sont aussi deux conceptions de la clinique et du rôle du praticien. La première fait appel à une morale de la responsabilité: prescrire un traitement de substitution ou recourir à une communauté thérapeutique, c’est reconnaitre qu’un sujet ne peut se passer de drogue, c’est le traiter en irresponsable et c’est, au bout du compte, «baisser les bras devant la toxicomanie». Le rôle du soignant est de rappeler au toxicomane sa condition d’homme libre. Mieux vaut laisser le sujet prendre des risques – la prise de risque est du reste considérée comme structurante – et laisser la Liberté de choix. La seconde repose sur la connaissance de l’histoire naturelle de la toxicomanie: les toxicomanes finissent le plus souvent par sortir de leur toxicomanie mais c’est au terme d’un long parcours où le toxicomane reprend progressivement le contrôle de lui-même. Le rôle du soignant est d’éviter – autant que faire se peut – les détériorations les plus graves, maladies, suicides, exclusions et de favoriser les passages d’une étape à l’autre du parcours: renoncement à l’injection, meilleure maitrise des produits, éloignement du monde de la drogue … Les français n’aiment guère cette gestion mesurée du risque, vécue comme contrôle social et perte de la liberté individuelle. Nous avons voulu laisser le toxicomane libre de ses choix, nous nous sommes refusés à cet accompagnement trop maternant à notre gré, nous avons préféré traiter le toxicomane «comme les autres», nous n’avons pas tenu compte que les obstacles – exclusion, maladie – devenaient insurmontables, nous avons préféré «entendre la souffrance du toxicomane» que de la soulager.

Comme pour la ceinture de sécurité, il n’est pas sûr que nous ayons le choix. En termes de santé publique, la réduction des risques a fait ses preuves. Les toxicomanes sous traitement de substitution meurent sept fois moins que les autres, résultats obtenus dans une étude comparant des toxicomanes sous traitement et des toxicomanes en liste d’attente, l’usage de drogue illicite et les injections – et donc les risques de contamination – sont réduits de 70%, l’état de santé et la qualité de vie sont améliorées,11 et les toxicomanes dont on désire si ardemment protéger la liberté choisissent le recours aux traitements de substitution pour plus du tiers d’entre eux lorsqu’ils en ont la possibilité. C’est le cas en Suisse aujourd’hui avec une offre de 9 500 traitements de substitution, conçus comme traitement dans la mesure où le toxicomane, en entrant en contact avec le système de soin, s’engage dans un processus de contrôle de sa toxicomanie. Les chiffres agacent les cliniciens français: jamais une statistique n’abolira le hasard, et les comportements ne se changent pas par des mesures réglementaires ont soutenu des cliniciens opposés à la vente libre des seringues. Le raisonnement est peut-être légitime en termes de clinique individuelle; il ne l’est plus lorsqu’il se substitue à la santé publique.

La vente libre des seringues est aujourd’hui acceptée par tous et les programmes méthadone ont fait au cours de l’année 1993 une percée, soit un millier de places prévues pour l’année 1994. Le changement ne sera guère sensible pour les toxicomanes, du moins la nécessité d’un changement s’est-elle imposée dans les esprits. Encore les voies du changement restent-elles largement obscures. Car il nous faut désormais intégrer une logique de santé publique aussi étrangère aux fonctionnements institutionnels qu’à nos conceptions cliniques. Comment infléchir le fonctionnement des institutions de soin pour qu’elles participent pleinement de la lutte contre le sida qui est aussi une lutte contre l’exclusion? Répondre à cette question, c’est aussi ouvrir le débat sur la clinique.

Références bibliographiques

1- Commission des communautés européennes, « Séminaire scientifique sur les stratégies et les politiques de lutte contre la drogue », Florence, 9-11 décembre 1993

2- COSTES Jean-Michel, « Pour une estimation du nombre de toxicomanes », Service des Statistiques d’Information (SESI), Ministère des Affaires Sociales, 14.08.92

3- Ministère de la Santé et de l’Action Humanitaire, Direction Générale de la Santé, Toxicomanie, Faits et chiffres, 1993.

4- GREMY 1.: Suivi de la toxicomanie en Ile de France 1986-1990, sept. 1992, ORS Ile de France.

5- BUNING E.: 1991, Drugs and Aids, The Amsterdam situation, G.G.G.D., Conférence de Barcelone.

6- « Toxicomanie, sida, exclusion, New York, Londres, Paris, » Les Temps Modernes, 49ème année, Octobre 1993, n°567.

7- STENGHERS 1. et RALLET O.: 1991, Le défi hollandais, Les Empêcheurs de tourner en rond, Paris.

8- OLIEVENSTEIN C. : 1978 La drogue, suivi de Ecrits sur la toxicomanie, Gallimard, réédition de La drogue, 1970 et Ecrits sur la toxicomanie, 1973, Ed. Universitaires.

9- TRAUTMANN, Lutte contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants; rapport au premier ministre présenté par Catherine TRA UMANN, présidente de la Mission lnterministérielle de lutte contre la toxicomanie, Octobre 1988.

10- BERNAT de CELIS J. : Fallait-il créer un délit d’usage illicite de stupéfiants ?, CESDIP 1992, n0 54

11- Conseil National du Sida, Toxicomanie et sida, rapport et avis du Conseil national du sida relatif à l’infection par le VlH parmi les usagers de drogue, 8 juillet 1993.

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