Extrait – Livre du Professeur Pittet / Histoire d’Elliot Imbert, d’Apothicom : réduire les risques liés aux consommations de drogues


Ci-dessous un extrait du livre « Adapter pour adopter », de Thierry Crouzet évoquant la réduction des risques, une histoire d’Elliot Imbert, d’Apothicom, du steribox au « bout des doigts d’abord »


 La prévention des infections donne parfois lieu à des adaptations imprévues. En France, près de Paris, au début des années 1980, Elliot Imbert, un jeune médecin bientôt spécialisé en cardiologie, ne veut pas tant soigner les gens que les empêcher de tomber malade, ce qui le décourage d’ouvrir un cabinet comme de travailler dans un hôpital. Mais, paradoxalement, il aime les collaborations pluridisciplinaires. Il trouve son Graal dans un centre de santé situé à Ivry-sur-Seine.

« Traditionnellement, la médecine est découpée entre médecins de soin, qui travaillent à l’acte, et médecins de prévention (en milieu hospitalier, scolaire, professionnel…), raconte Imbert. Ce sont deux métiers séparés. Et moi je cherchais à faire les deux, le centre faisait les deux. »

Bientôt directeur du centre, il développe les unités spécialisées dans les différents domaines et très vite accueille des usagers des drogues, d’autant qu’en 1985 le Sida fait rage.

« À l’époque, les médecins et les hôpitaux n’acceptaient de traiter les toxicomanes que s’ils étaient d’abord abstinents, ajoute Imbert. On leur demandait d’être guéris avant d’accepter de les soigner. Bien sûr, ça ne marchait pas. Ils n’allaient pas consulter. »

Le centre passe outre la doxa « abstinence d’abord » et leur ouvre ses portes. Imbert décide de tester leur séropositivité. Les résultats sont effrayants : 60 % sont touchés, ce qui est synonyme d’arrêt de mort. « C’étaient des gamins que j’avais vaccinés, que je soignais pour des angines, pour leur signer des certificats sportifs… et je les voyais à vingt ans contaminés. »

Imbert et ses collègues remontent la filière, étudient comment les toxicomanes s’injectent les drogues et découvrent un monde qui échappe à la médecine traditionnelle. « On va voir les pharmaciens, qui alors n’ont pas de droit de vendre des seringues, et on leur demande de tricher. Quelques-uns marchent. »

Finalement, en 1987, la ministre de la Santé autorise la vente libre des seringues contre l’avis de la plupart des médecins. Imbert et ses collaborateurs forment les pharmaciens, leur expliquent qu’avec les seringues il faut donner des sachets avec des tampons imbibés d’alcool, un préservatif et un bon pour aller se faire dépister du Sida. Peu à peu, Imbert devient addictologue de terrain. Avec les usagers, il crée l’association Apothicom dont le but est de réduire les risques liés à la consommation de drogues.

En 1991, ensemble, ils imaginent la Stéribox, un kit contenant deux seringues, une ampoule d’eau stérile, deux tampons imbibés d’alcool, un préservatif, ainsi qu’un mode d’emploi. En 1994, à la demande de Simone Veil, alors ministre de la Santé, la Stéribox est diffusée dans toutes les pharmacies. Par la suite, Imbert se rend compte qu’il subsiste un risque infectieux, entre autres par le virus de l’hépatite C, lors du partage du matériel annexe à l’injection, notamment la cuillère et le coton utilisés pour la préparation et le filtrage. Il complète la Stéribox en lui ajoutant un récipient stérile en aluminium (pour remplacer la cuillère), un filtre en coton (pour remplacer le filtre artisanal), et un tampon sec pour nettoyer le point d’injection. Désormais, la Stéribox et ses variantes sont disponibles dans tous les pays qui ont une politique de réduction des risques — une nécessité, car il y a seize millions de personnes qui s’injectent des drogues dans le monde.

À partir de 2010, Imbert et l’association Apothicom développent un filtre capable de purifier les liquides à injecter, éliminant les plus grosses particules et évitant les problèmes veineux et pulmonaires, repoussant aussi les bactéries et donc réduisant les risques d’infection. Lorsqu’après des années de recherche le filtre est testé en Suisse, puis en Australie, les usagers continuent à avoir toujours beaucoup d’abcès. Après plusieurs études décourageantes, et non moins déprimantes, Imbert comprend que les infections transitent par les mains au moment de la manipulation du filtre. Mais il ne voit pas comment demander aux toxicomanes de se les laver, d’autant qu’ils ont rarement un point d’eau à disposition. Il plonge alors dans les travaux de Didier Pittet, discute avec lui. Finalement, il a l’idée d’ajouter à la Stéribox une lingette imbibée d’alcool.

Pittet le dissuade. Par le plus grand des hasards, son équipe vient de publier une étude démontrant que le frottage des mains avec une lingette est moins efficace que la friction hydroalcoolique. Il l’explique à Elliot et ajoute : « Il est regrettable que la formulation hydroalcoolique ne puisse être envisagée, car c’est la solution la plus efficace, et qui pourrait à la fois être utilisée pour l’hygiène des mains et la désinfection cutanée de la peau avant injection. »

Cette réponse ouvre des perspectives à Imbert, même s’il n’y voit pas encore clair. Il répond à Pittet : « Si on peut utiliser l’alcool à la fois pour l’hygiène des mains et pour la désinfection du point d’injection, cela change tout. »

Dès lors, la graine n’a plus qu’à germer. Accompagné d’un groupe d’auto support d’usagers de drogue et de l’inserm de Marseille, il rencontre l’équipe de Pittet à Genève. Reste un problème : les usagers ont un bras immobilisé et ne se piquent qu’avec leur main libre. Comment pratiquer la friction d’une seule main ? Le hasard fait bien les choses : la méthode « le bout des doigts d’abord » est publiée au moment au Imbert se pose cette question. Si les usagers réussissent à se désinfecter ne serait-ce que le bout des doigts, ce sera un immense progrès. L’équipe des HUG démontre alors que quinze secondes de friction suffisent contre les très fréquents Staphylococcus aureuset Escherichia coli. Imbert et son équipe inventent alors une capsule de solution hydroalcoolique que les usagers perforent d’un doigt de leur main libre. L’alcool coule sur leurs doigts, puis leur main, qu’ils frictionnent en fermant les doigts et les frottant les uns contre les autres.

L’inserm de Marseille mène en 2009 auprès de soixante usagers de drogue (ASUD à Nîmes, Nouvelle-Aube à Marseille et AIDES à Béziers) l’étude d’acceptabilité de la friction hydroalcoolique. « Au début des tests, je n’étais pas très confiant. Le plus souvent les toxicomanes ont les mains sales. Et la friction hydroalcoolique est supposée fonctionner sur les mains propres. »

Lors de l’analyse des résultats, c’est la stupéfaction. Outre la très bonne observance mesurée, le nombre d’abcès est divisé par trois, preuve que la méthode bout des doigts d’abord reste efficace sur des mains souillées, ce qui est une surprise et une bonne nouvelle pour la communauté au sens large. Hors des hôpitaux, la friction hydroalcoolique est efficace même après une semaine de crapahutage dans la nature ou après une séance de bricolage.

« Nous allons devoir refaire avec les usagers des drogues le parcours qu’a fait Pittet avec les infections liées aux soins, résume Imbert. Changer de système, adapter la méthode multimodale, demander le support des institutions… en commençant par les chercheurs, qui vont lancer une grande étude randomisée, comportant plusieurs centaines d’usagers de drogues avec groupe témoin, pour confirmer les résultats et les étendre au plus grand nombre. »

Ce pas de côté nous démontre que la friction hydroalcoolique peut et doit sortir de l’hôpital et irriguer la communauté. Il faut adapter les règles, les réinventer, nous avons tous à y gagner, nous pouvons tous sauver des vies.

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