La guerre aux drogues : une guerre raciale ?

Voir aussi : La lutte contre les drogues, une « guerre raciale » ? 9 avril 2015

Louis-Georges TIN, Président du Conseil représentatif des associations noires (Cran)
Fabrice Olivet, Secrétaire général de l’Association française pour la réduction des risques (AFR)

« La plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est un fait», déclarait Eric Zemmour le 6 mars 2010. Dès lors, si vraiment «c’est un fait», de deux choses l’une, soit les Noirs et les Arabes sont prédisposés à la délinquance, soit il y a un biais racial dans le système. Aujourd’hui, trente ans après la fameuse «Marche pour l’égalité», la génération des marcheurs a subi une véritable hécatombe. Nombreux sont ceux qui sont morts à cause de la drogue, ou plutôt à cause de la manière dont est menée cette croisade. La guerre aux drogues n’est-elle pas en fait une guerre raciale ?

Aux Etats-Unis, cette hypothèse a été confirmée avec brio par plusieurs chercheurs, et notamment par Michelle Alexander. Dans son livre célèbre, The New Jim Crow, Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, elle évoque la «guerre aux drogues» lancée par Nixon dans les années 70. Conçue à une époque où la consommation de drogue était plutôt en baisse, cette campagne massive permit de focaliser l’attention des médias sur les toxicos et les dealers noirs, bien que toutes les statistiques montrent qu’en matière de consommation et de trafic, les Noirs n’en font pas plus que les Blancs. Les médias, la police, la justice, tout le système a ciblé non les circuits de la drogue en général, mais les circuits noirs de la drogue. Ainsi, la détention de 5 grammes de crack (drogue des Noirs pauvres) devint aussi grave pénalement que la possession de 500 grammes de cocaïne (drogue des Blancs des classes moyennes). Des milliards ont été investis dans cette guerre racialisée, permettant de rallier au camp des élites sociales les pauvres Blancs, soucieux de se démarquer des pauvres Noirs. Ainsi, les progrès relatifs engrangés dans les années 60 par les militants antiracistes purent être stoppés, voire effacés par cette contre-offensive raciale, d’autant plus efficace qu’elle n’était pas perçue comme telle – elle était colorblind (indifférente à la couleur, du moins en apparence).

Dès lors, la population carcérale des Etats-Unis passa de 300 000 personnes environ à la fin des années 70 à environ 2,3 millions en 2011 – la moitié de ces prisonniers étant des Africains Américains, le plus souvent «tombés» du fait de la guerre antidrogue. D’après une enquête menée par des chercheurs de l’université de Seattle, dans l’Etat de Washington, les Noirs et les Latinos ont 13 fois plus de «chances» de se faire condamner pour usage de cannabis par rapport aux fumeurs blancs, pourtant majoritaires. A Chicago, 80% des Noirs en âge de travailler ont un casier judiciaire, le plus souvent, du fait de la guerre antidrogue. Barack Obama a eu le courage de raconter son expérience des substances illicites dans sa jeunesse. S’il avait grandi dans le «ghetto» de cette ville (et non pas à Hawaï, avec ses grands-parents blancs), selon toute vraisemblance il aurait été arrêté, condamné, il aurait perdu son droit de vote, et toute chance de devenir un jour président des Etats-Unis.

Par ailleurs, un travailleur en prison, que l’on paye au lance-pierre, coûte beaucoup moins cher qu’un travailleur en liberté. L’industrie carcérale l’a bien compris, et c’est aussi pourquoi il y a plus de Noirs derrière les barreaux qu’il n’y avait d’esclaves en 1850. L’augmentation du nombre de prisonniers, et de prisonniers noirs en particulier, n’est donc pas le signe de la faillite du système pénal américain, qui serait incapable de «contrôler» le crime, c’est au contraire la preuve de l’efficacité du système capitaliste, qui a su inventer de nouveaux moyens de se procurer une main-d’œuvre à bon marché et sous contrôle. De fait, comme l’explique la sociologue Hélène-Yvonne Meynaud, on est passé «des prisons de l’esclavage à l’esclavage des prisons». C’est le «modèle économique» qui se développe aux Etats-Unis, intérêts capitalistes et logiques racialistes conjuguant leurs effets délétères, comme le dénonce régulièrement Angela Davis.

Mais qu’en est-il en France ? A l’évidence, les minorités ethniques ont souffert de la guerre aux drogues, telle qu’elle est menée, elles ont payé le prix fort. Mais il n’est guère possible de savoir dans quelle mesure. Dans notre pays, les statistiques ethniques ne sont pas interdites, mais elles constituent un tabou, favorisant la politique de l’autruche.

Partant, le déni se maintient – les discriminations aussi. Rien ne prouve que soit vraie l’affirmation péremptoire de Zemmour, car si les trafiquants de rue sont souvent noirs et arabes, il n’en va pas de même pour les «gros» trafiquants, qui ne sont pas dans la rue. Aux Etats-Unis, on a pu démontrer que cette hypothèse est fausse. Mais en France comme aux Etats-Unis, le profilage policier cible les minorités ethniques, d’une part, et les pauvres d’autre part, justice de race et de classe se renforçant mutuellement. Il ne serait pas si difficile de montrer en France, chiffres à l’appui, que la guerre aux drogues, inefficace et coûteuse, est en outre une guerre racialisée. Mais pourquoi cette dimension discriminatoire n’est-elle pas dénoncée comme un argument supplémentaire, voire rédhibitoire du caractère inique de la loi de 1970 sur les stupéfiants ? C’est que si les discriminations individuelles sont déjà difficiles à combattre, il est tout à fait périlleux de dénoncer le racisme d’Etat, les institutions pouvant mobiliser à l’encontre des citoyens isolés des ressources qui rendent le rapport de force disproportionné. Par ailleurs, les personnalités issues de la «diversité» un peu en vue dans la société française ont tout à perdre à être assimilées à la défense des dealers et des drogués.

 

 

Voir aussi : Réunion publique au Comptoir général, 80 quai de Jemmapes, Paris Xe, débat Carl Hart (Columbia University).

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