La guerre du cannabis entre dans les jardins

Le marché du cannabis a longtemps eu une image cool, surtout comparé à l’héroïne ou la cocaïne. Ce temps est révolu : règlements de comptes et enlèvements, mafias transnationales et clubs de motards 1%, go-fast kamikazes et occupations de territoires, extorsions et braquages, vols de plantes et ripostes armées… Désormais cette violence endémique concerne autant le caïd de gang ou ses charbonneurs (dealers) que les riverains des fours (deal de rue), l’importateur de résine (haschich) que l’industriel local de weed indoor (fleurs de cannabis cultivées sous lampe), le cannabiculteur semi-pro que le petit autoproducteur (voir encadré de Jean-Pierre Galland). Partie du Canada et des USA dans les années 80/90, la guerre du cannabis s’est d’abord propagée à la Scandinavie, puis en Angleterre et au Benelux au début des années 2000, avant de toucher le reste de l’Europe dont la France. Si des mesures cohérentes et pragmatiques ne sont pas rapidement mises en œuvre, le principal risque du cannabis sera l’overdose de plomb par Kalachnikov.

Comment en est-on arrivé là ?


Pendant longtemps, le marché était alimenté par une multitude de micro-filières sur fond de commerce équitable en bus Volkswagen avec le Népal, le Maroc ou le Zaïre. Il y avait aussi des équipes du grand banditisme dans l’import en gros et des militaires de retour d’opérations extérieures comme le Liban. L’offre couvrait à peine une demande encore assez restreinte, le marché générait assez peu de conflits et de violence apparente.

C’est l’explosion de la consommation dans les années 90 puis le développement de la production en Europe qui ont considérablement modifié le marché. La fourniture des centaines de deals de rue contrôlés par des gangs très autonomes, mais aussi des milliers de dealers d’appartement et des dizaines de milliers de réseaux amicaux de quelques usagers, forment un nouveau paysage qui  devient un enjeu économique majeur et l’objet d’une lutte sans merci. Aujourd’hui, le trafic de cannabis structure le banditisme français. Sans oublier l’action, parfois violente, de la police et de la justice qui déstabilise les producteurs et les territoires mais relance aussi de nouvelles guerres, comme le démontre le rapport 2011 de la Global Commission on Drug Policy (p. 15).

Une première partie de ce dossier compile les souvenirs d’acteurs majeurs de la scène cannabique française sous le « parrainage » de Jean-Pierre Galland, auteur des ouvrages de référence Fumée clandestine 1 et 2, afin de décrire de l’intérieur l’évolution du marché du cannabis français. Une interview à deux voix d’anciens militants de Chanvre et Compagnie illustrera cette partie.


L’évolution du marché français du cannabis

La scène se déroule en 1999 pendant la 12e Cannabis Cup à Amsterdam. Je viens de projeter dans un bar mon film Cannabis TV à une trentaine d’Américains. Ils sont sidérés par les images de plantes géantes en Suisse. Félix, un des intervenants de mon film, est présent et en profite pour montrer des photos et vendre ses graines. Un groupe de trois femmes dans la cinquantaine, look hippie chic, se montre particulièrement intéressé. Elles sortent aussi des photos de leurs productions clandestines aux USA. Une chose me frappe : il y a des armes automatiques partout. J’ose remarquer que leur business n’a pas l’air très peace pour des hippies. La cheffe me répond : « On voit bien que vous ne cultivez pas beaucoup d’herbe en France. Si cela arrive un jour, vous porterez aussi des armes et ça risque de servir. »

La préhistoire

La consommation de cannabis est très faible dans la France de l’après-guerre. On trouve des groupes restreints de consommateurs chez les coloniaux militaires ou civils, les travailleurs immigrés, les voyageurs, les noctambules, les Antillais, les artistes… avec une augmentation après 1962 et le retour des rapatriés et des harkis puis avec l’accélération du recrutement des travailleurs immigrés.

La première explosion vient de Londres, Amsterdam et San Francisco, à partir de 1966, jusqu’à l’apogée du Summer of Love de 1969. Elle concerne principalement les hippies et les gauchistes les plus dévoyés. Quelques déserteurs américains de la guerre du Vietnam se planquent dans les communautés du Sud. J’en ai rencontré bien plus tard en Ardèche, ils cultivaient déjà des variétés californiennes. Des marginaux voyageurs collectent des graines dans l’Himalaya et en Turquie et les plantent ici avec succès. Il y a beaucoup plus de fourmis pour ramener de l’héroïne ou même de la coke que pour le cannabis. Le point de départ des voyages, le Magic Bus, est souvent Amsterdam où les Provos (un groupe de gauchistes bataves) tiennent des centres de jeunesse très cannabis friendly, le Melkweg deviendra le plus célèbre. Au fil des années, des milliers de hippies français camperont sur la place du Dam et dans le Vondelpark.

La consommation des jeunes se développe dans les années 70, tant d’un point de vue social que géographique, au grand étonnement de la population qui ne comprend pas cet engouement pour une drogue de l’étranger. Lors des premiers festivals de rock de la révolution psychédélique française, on assiste à une guéguerre entre les hippies et certains gauchistes pour qui les drogues ne riment pas avec révolution prolétarienne. Il est alors simple de cultiver du cannabis car peu de gens connaissent cette plante, beaucoup de retraités la prennent pour du chanvre à graines, encore cultivé pour la pêche. L’immense majorité des consommateurs ne connaît rien à la culture ni à la transformation du cannabis. Ils ne savent souvent pas que le hasch vient de l’herbe ou que les feuilles ne contiennent presque pas de principes actifs.

À partir de 1975, le hasch de Turquie, d’Afghanistan et de la route de Katmandou se fait rare, les herbes de Colombie, du Mexique, de Thaïlande et des USA aussi. Les premières plaquettes de pollen marocain font leur apparition avec l’herbe zaïroise et sénégalaise/gambienne et toujours la ganja des DOM/TOM autour de ces communautés. Ces graines très peu adaptées à notre climat ont été majoritairement celles utilisées pour appliquer les premiers conseils de culture publiés dans la presse underground (Libération, Actuel) ou les ouvrages de hippies allemands, américains et surtout québécois par proximité linguistique (Mainmise, 1977). Cette erreur de génétique a découragé de nombreuses vocations et accordé pour longtemps une mauvaise réputation à « la locale ».

À partir de 1978, le marché se polarise sur le libanais jaune et rouge et l’africaine générique, de qualité très variable, au détriment du marocain, sauf l’huile très présente car facile à trafiquer, et de la diversité du cannabis ramené des voyages (premier renforcement des contrôles douaniers). Les squats des grandes villes commencent à héberger des scènes ouvertes de deal de cannabis puis d’autres drogues. Les affrontements entre dealers, la dépouille des clients et les raids de police sont fréquents mais très localisés.

À partir de 1980, on fume dans toutes les cours de lycées de France. L’usage s’est répandu dans toutes les couches sociales et les usagers vieillissent. Des réseaux de deal d’appartement apparaissent même à la campagne. La plupart sont des réseaux de taille modeste et conviviaux, mais le grand banditisme s’intéresse déjà au marché de gros, tout en privilégiant largement l’héroïne. Les militaires de retour de la Finul, la Force intérimaire des Nations unies au Liban, fournissent aussi une part du marché : on trouve du libanais rouge vraiment partout. Pour l’herbe africaine, les foyers Sonacotra sont des points névralgiques d’approvisionnement.

Le titre de Libé du 30/31 janvier 1982 est : « Drogues : le boum mondial ». Entre 1982 et 1984, les efforts de Joseph Franceschi, secrétaire d’État àla Sécurité, vont disperser les zones de deal et les repousser dans les banlieues. À partir de 1985, les médias se focalisent encore plus sur le fléau mondial de la drogue. Les contrôles policiers et douaniers augmentent considérablement. Le Liban convertit ses cultures de cannabis, plantant du pavot pour produire l’héroïne, drogue dominante du marché. Les premières pénuries apparaissent, les produits fréquemment coupés aussi. La situation se dégrade vraiment à partir de 1986 avec l’apparition puis la généralisation de la savonnette marocaine.

Les pionniers de la production française

Les premiers reportages sur les cultivateurs en herbe sont diffusés à partir de 1981, par exemple « Du hasch à la ferme » en prime time sur TF1.  Toujours en 81, la police saisit 18 913 pieds de cannabis, le double de l’année précédente.  Les magazines underground comme Viper ou L’Écho des savanes propagent la culture cannabique. Jusqu’en 1985, l’excellent rapport qualité/prix sur le marché ne pousse pas beaucoup à l’autoproduction. Pourtant, certains planteurs sont déjà des experts et produisent de bonnes quantités, notamment en Ardèche, Drôme, Alpilles, Luberon, Lot et dans toutes les zones montagneuses peu peuplées et ensoleillées. Le mouvement cannabique est déjà très fort aux Pays-Bas, en Allemagne et surtout aux USA. Amsterdam est la Mecque de la cannabiculture pour les Français qui apprennent l’anglais dans les ouvrages d’horticulture spécialisée.

Sans lien direct, la consommation de cannabis explose, à 90% de la résine marocaine ou du Border Afghan ramené des Pays-Bas. Les premiers convois de trois voitures reliées par CB ouvrent la route du sud de l’Espagne ou des moulins du Nord. Le prix de gros couramment constaté va de 800 à 5 000 FF le kilo de savonnette et de 6 600 à 16 000 FF pour le kilo de noir. Les premiers kilos de Skunk (fleurs de haute qualité) apparaissent à partir de 20 000 FF, mais cette variété est encore rare. La qualité de l’herbe est jugée excellente, le hasch juste passable.

À partir de 1990, la qualité de la résine est standardisée sur le pire, on fume du Volvo et du Mercedes (arborant les logos sur les savons) coupé à la paraffine, et ce de Lille à Marseille, de Strasbourg à Nantes. Certains lots sont si mauvais que les consommateurs baptisent ce shit vert-noir « Tchernobyl ». En 1992, le CIRC alerte les médias sur la qualité détestable du cannabis en France. De nombreux deals de rue s’implantent pourtant dans les villes et surtout dans les cités. Ils sont souvent tenus par les jeunes du voisinage et n’occasionnent pas beaucoup de nuisances.

En réaction au Tchernobyl, la production outdoor (en pleine terre) s’intensifie. De nombreux néoruraux développent un revenu de complément et assurent le ravitaillement de leur entourage. Certains établissent des relations avec les dealers d’appartements des villes. Mais cette production reste confidentielle. La masse des usagers est urbaine donc peu concernée par la guérilla verte. C’est la généralisation dans les coffeeshops des variétés indoor, la diffusion des magazines américains comme Hightimes et la popularisation des headshops et autres growshops néerlandais puis allemands qui ont conduit les plus aventureux des cannabinophiles français sur la piste de la Sensi Seed Bank et du Positronics Sensimilla Fanclub à Amsterdam, de Jaja à Breda ou d’Organic Earth à Maastricht. D’autres volaient les lampes de croissance sur les monuments aux morts et autres chapelles. Le sodium de floraison était souvent fourni par les municipalités et les drive-in de McDonald’s.

À partir de 1994, le CIRC communique largement sur l’autoproduction. La diffusion du savoir s’accélère avec les publications des éditions du Lézard et notamment Les très riches heures du cannabis en 1995. Les premiers sites Internet dédiés à la culture apparaissent en 1996. Les premières méthodes plus ou moins déguisées d’autoproduction sont publiées dans la grande presse entre 1997 et 2000. L’association Paka ouvre « Chanvre et Cie » en 1997, puis le CIRC-Lyon et le Jardin d’Eden ou encore le CIRC-Bretagne et le Jardin de Poche et le CIRC-Montpellier avec Mauvaise Graine forment ainsi le noyau « dur » des promoteurs de la production de cannabis indigène. À partir de 2000, l’autoproduction s’impose à toutes les associations militantes comme une résistance à la prohibition et un moyen de réduire les risques sanitaires et sociaux.

On assiste alors à une séparation entre les structures militantes qui diffusent les fameuses « graines à oiseaux », profitant d’un vide juridique sur les semences à destination de l’oisellerie, et les structures de jardinage d’intérieur, dont le nombre explose, qui diffusent exclusivement du matériel de culture, principalement hydroponique. À l’apogée en 2002, Paris compte une dizaine de boutiques. À partir de 2003, l’autoproduction apparaît plus précisément dans les statistiques de l’OFDT, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Des évènements comme le Salon du chanvre drainent des milliers de visiteurs. Les magasins fournissent des dizaines de milliers de graines, de lampes, de systèmes hydro, etc.

Une nuée d’autoproducteurs

À partir de 2003, la politique de tolérance zéro a d’abord frappé les usagers-revendeurs indépendants, les réseaux de dealers d’appartements et les réseaux intégrés aux cités. Cette répression a désorganisé le marché. Le deal de rue est devenu une affaire de gang structuré et plus violent, depuis le Go Fast, le Go Slow ou le Fly Fast jusqu’au « four » de cité (point de deal). Certains groupes contrôlent par la terreur des territoires achetés ou conquis violemment. Ils « checkent » les identités, filtrent le passage. Ils utilisent parfois des détecteurs de métaux et s’approprient des locaux collectifs et privés. Ils forcent souvent des habitants à collaborer comme guetteurs ou comme nourrice (planque du cannabis mais aussi de l’argent, des armes, des téléphones), comme « taxi » ou comme prête-nom dans le blanchiment. Les affrontements violents, les « carottes » (arnaques), les enlèvements et autres extorsions se multiplient exponentiellement.

Les gangs de cités importent et gèrent le stockage, ils distribuent en gros vers les dealers des quartiers aisés, ils vendent au détail dans les quartiers pauvres. Toutes les enquêtes observent une grande disponibilité des produits (OFDT 2012, p. 5), environ 80% des usagers savent où trouver ce dont ils ont besoin sous 24h. C’est surtout la consommation de fleurs de cannabis (dit « cannabis végétal » dans les enquêtes) qui augmente très rapidement. Plus de 50% des usagers réguliers de cannabis ont consommé des buds (fleurs) dans l’année, 47% des fumeurs d’herbe estiment qu’elle provient de l’Hexagone. L’autre provenance majoritaire étant les Pays-Bas, avec un pic d’herbe suisse de 1998 à 2007, et de plus en plus d’herbe espagnole depuis 2003.

En 2007, l’OFDT mène une étude sur la production française de cannabis, et en déduit que la France produit annuellement 32 tonnes de cannabis végétal pour un marché de 250 tonnes de résine importée. « Le volume de cannabis produit par autoculture n’est pas compris dans cette estimation. S’il était valorisé sur le marché au prix moyen du cannabis en vigueur (5,3 €), le produit de sa vente serait estimé à environ 83 millions d’euros. » (OFDT, 2007, p. 75) ; « (…) la proportion d’autoculture a été́ divisée par deux dans l’estimation finale (soit 1% parmi les usagers non réguliers, 4% parmi les réguliers et 8% parmi les quotidiens) » (p. 77).

Environ un joint sur neuf serait made in France. La tendance dans les festivals et les manifs pro-légalisation est clairement à l’herbe maison. On y sent beaucoup moins d’effluves suspects. En quelques années, ce marché très majoritairement de résine tourne à une forte demande de fleurs.

À partir de 2007, une vague de cannabis importé du Benelux et coupé à la bille végétale, minérale ou plastique entraîne une grosse panique sur le marché et une alerte sanitaire de la DGS. Cet évènement booste les usagers vers l’autoculture comme la qualifie la MILDT, Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies. Depuis 2005, le nombre de sites de vente de graines et de matériel est en constante progression. De nombreux magasins de culture ferment, mais le marché ne diminue en rien.

D’après l’ONDRP en 2010, il reste encore 400 points de vente en France. Il existe aussi des dizaines de sites traduits en français. L’étude OFDT 2007 évalue l’autoproduction française à 200 000 pratiquants, attestant par là l’estimation du CIRC. Les chiffres de ventes sur la France de gros sites de grainetiers cannabiques (communiqués en off) permettent d’affirmer sans risque que le phénomène est encore en extension. Depuis 2008, la presse consacre chaque semaine un article à un cannabiculteur pris la main dans le sac de beuh (herbe). Dans le rapport 2008-2011, le plan d’action de la MILDT fait grand cas de la lutte contre les producteurs de cannabis, qualifiés par Étienne Apaire, son président à l’époque, d’ennemis de l’intérieur.

De l’artisan cannabiculteur à l’industriel de la weed (herbe)

Un vendeur de four me déclarait récemment : « Si tu as 100 pochettes d’Amnesia, de la frappe, tu les charbonnes [vends] en deux heures avec un bon réseau de bolosses [pigeons] sur ton Blackberry Messenger. Si tu as 100 pochettes de teuteu [hasch], même du seum [shit de qualité supérieure], t’en as jusque tard dans la nuit et il t’en reste souvent. » Le même genre d’observation se retrouve chez des dealers d’appartement.

En conséquence et la crise aidant, un certain nombre d’autoproducteurs ont opté pour la production artisanale. De quelques centaines de grammes annuels, ils sont passés à une fourchette entre 3 et 20 kilos. Ils embauchent des amis saisonniers pour faire les trous, arroser, sécuriser, tailler et manucurer les têtes après séchage. Dans certaines régions, ils sont des moteurs de l’économie de proximité, surtout lorsque la saison touristique est terminée comme en Ardèche, dansla Drôme, l’Aude, le Lot, l’Ariège…

Des gangs ont organisé des filières d’importation depuis le Benelux. Ils participent largement à l’achat des 800 tonnes annuelles d’herbe locale (selon une évaluation des polices néerlandaises et belges). Depuis la fin des années 90, ces plantations sont contrôlées soit par des organisations locales : forains, immigrés marocains, gangs locaux sous couvert de sociétés légales ; soit par des organisations criminelles internationales : mafia vietnamienne, clubs de motards 1% (Hell’s Angels, Bandidos, Outlaws, Mongols…), mafias slaves. Nous reviendrons en détail sur les gangs vietnamiens dans la seconde partie.

Ces organisations sont souvent impliquées dans plusieurs pays. Elles ont d’abord délocalisé au Royaume-Uni, en République Tchèque, en Allemagne, en Suisse, autant pour fournir le marché principal d’Europe du Nord que pour se rapprocher des clients locaux et contourner la parano sécuritaire post 11 septembre. En France, on rapporte depuis le début des années 2000 de nombreuses rumeurs (parfois vérifiées) de productions d’envergure et d’artisans fournissant exclusivement les coffeeshops néerlandais. Bien malin(e) qui peut dire de quel placard, de quel entrepôt vient l’herbe qu’il achète : elle parcourt souvent un chemin hallucinant.

À partir de 2009, les affrontements pour le contrôle des fours deviennent hebdomadaires. On trouve de plus en plus d’herbe dans les cités, elle est très standardisée autour d’une qualité supérieure assez constante à 10 € le gramme (prix officiel, jusqu’à 17,50 € prix réel). La police saisit du matériel de culture lors des opérations contre les gangs de cité. À partir de 2010, les médias se font plus souvent l’écho de saisies de plantations industrielles comme à Vergèze près de Nîmes (un entrepôt de centaines de pieds géants), à la Courneuve (750 pieds), plus récemment dans l’Aube (3 000 pieds) ou encore en Alsace (2 appartements et une maison-usine), série en cours…

La lutte gagne les routes de la résine : les braqueurs de convois sont très violents, les convoyeurs utilisent des armes de guerre et des grenades pour se défendre. Il y a aussi une lutte pour le contrôle des fours les plus rentables, surtout à Marseille et en région parisienne. Il y a des rivalités entre vendeurs de shit et vendeurs d’herbe. Des gangs de braqueurs attaquent les producteurs indépendants, des bandes de racaille rackettent le moindre gramme dans un jardin ou sous lampe. Le vol se répand, par l’entourage, les voisins, les chasseurs, les randonneurs, les cueilleurs de champignons…

On oublierait presque les nombreuses dénonciations, le quadrillage de larges zones rurales par la gendarmerie et ses hélicoptères, les photos satellites, les enquêtes des stups, les descentes des GIR constitués depuis 2002 (groupes d’intervention régionaux, associant police, gendarmerie, douanes, fisc), la faute à pas de chance et enfin, les prédateurs naturels. La vie du cultivateur d’herbe, comme celle du dealer, n’est plus un long fleuve tranquille. Les agressions se multiplient, les acteurs du marché s’arment lourdement, la parano règne au-delà des limites, les victimes s’amoncellent.

Laurent Appel ( avec le soutien de Jean-Pierre Galland et Olivier Poulain )

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Le temps des pionniers

Ruderalix, militant du chanvre global, Florent, jardinier-chef en herbe, ont animé la boutique « Chanvre et Cie » à Montreuil jusqu’à la fermeture définitive de 2007. Ce Little Amsterdam aux portes de Paris a largement contribué à l’expansion de la culture du cannabis. Aujourd’hui en retrait de l’activisme, ils ont préféré garder l’anonymat même si de nombreux cannabinophiles sauront les identifier.

Y a-t-il un profil type du cultivateur de cannabis ?
Florent : Jeune majeur urbain, mâle, de toutes les tribus, mais essentiellement du lascar du 93, notre clientèle locale, puis du nobody invisible mais à capuche, puis du bio tendance Nouveaux Robinson, puis du teufeur/punk à chiens, et marginalement des mamans pour leur fiston. Et enfin, après un bon travail d’information, les premiers usagers thérapeutiques.

Ruderalix : Entre 20 ans et 50 ans, plutôt masculin, mais vraiment tout type de gens surtout avec la vente de produits légaux au chanvre, c’était même étonnant.

Qu’elle était l’installation type ?
F : Des petits systèmes d’environ un mètre carré, 1 lampe de 400 watts, 9 pots de6,5 litres, ils cultivent de préférence en terre puis en coco/bille d’argile/laine de roche pour ceux qui veulent se faire de l’argent de poche, dans un placard discret (en fait c’est impossible à cause de l’extraction et du bruit). L’objectif était presque toujours de produire un gramme par watt, très difficile à atteindre. Un demi-gramme par watt était une base plus réaliste.

R : Dans un premier temps, une grande majorité de stricts autoproducteurs à petits besoins, car nous étions une structure militante. Alors que les boutiques conventionnelles ont fourni les plus grosses installations, nous aussi à partir de 2002.

D’où venait la génétique de vos graines de cannabis ?
F : À l’ origine les graines étaient prélevés dans la beuh, avec des résultats très variables, surtout avec les africaines, vraiment décevantes. Avec les variations de Skunk et de Northern Light, on arrive à des graines vraiment très adaptées. Nos premiers acheteurs s’informaient sur le catalogue de la Sensi Seed Bank, les pubs Hightimes, les premières pages perso sur le Web, puis avec la globalisation de l’information par Internet (mais sans encore acheter en ligne). La filière française de graines était le système graines à oiseaux (Grainaoizo). Ne pas faire germer ! Comme indiqué pour tout chènevis alimentaire sur le marché.

R : Nous vendions ainsi une sélection d’au moins dix variétés de graines de cannabis en provenance des meilleurs grainetiers récréatifs de l’époque, additionnées à un mélange de graines pour oiseaux de luxe. Il suffisait de faire le tri. Commercialement, ça a fait un carton

Combien de systèmes, combien de grainaoizos ?
F : Au plus fort, environ 20 systèmes par semaine et une centaine de pochettes de graines. Gros succès pour les leaders néerlandais à partir de souches américaines, mention spéciale pour Skunk Number 1 et Jack Herrer de la Sensi Seed Bank ; White Widow, Super Silver Haze, de Greenhouse ; AK 47, Chronic pour les cités et Bubblegum pour les amateurs chez Serious Seeds, KC 33 et Special Haze de chez KC Brain. Puis nous avons développé nos propres croisements avec : la base suisse : Heaven, Bubalina ; la base hollandaise avec la Jack Herrer, la Hash Plant ; la base canadienne avec la Blueberry et la Skunk sweet tooth.

Combien de magasins similaires ?
F : Beaucoup ont essayé mais ont rapidement fermé. Certains ont eu beaucoup d’ennuis comme Lyon et Rennes. À la fin, une demi-douzaine.

R : Au moins cinq avec le Cannabar de Rennes, vraiment militant, et de nombreux autres vendant la génétique sous le manteau. Nous avions un menu comparable à ceux des seeds shops d’Amsterdam.

Quels rapports entre les autoproducteurs et les pros ?
F : Nous n’avions pas un stock important. Les gros besoins s’orientaient sur les grossistes en jardinerie d’intérieur. Nous avions surtout les autoproducteurs. Les lascars des cités venaient surtout pour les graines, nous avions un bon capital de confiance.

R : Au magasin, la peur du gendarme intéressé par la vitrine militante faisait fuir le pro ou le dealer de cité. Nous avions le tout-venant. J’ai rarement eu des commandes de 10 ou 20 lampes. Les gros passaient vraiment par les boutiques « ordinaires ». Les forums ont ensuite aiguillé les gens vers les grossistes Internet. À partir de 2007, le marché militant disparaît, la parano gagne mais pourtant Internet se généralise.

Y a-t-il une dérive de l’autoproduction à la production ?
F : C’est une question de place. Le producteur sait tout de suite s’il a la place de faire plus. C’est rare qu’à Paris la place soit suffisante. Avec les tentes, la production augmente, tu produis pas mal, pas de quoi inonder le quartier mais tes amis. Mais ce n’est pas le débit des cités.

R : Cela reste mineur en quantité absolue. La plupart se contente du réseau d’amis, mais il y a aussi les fous qui partent sur de centaines de mètres carrés. On a vu de gros systèmes hydro (type Colyseum) partir de chez notre grossiste hollandais vers Paris.

Combien de lampes, combien de graines dans votre carrière ?
F : 2 500 lampes et 260 000 graines environ. Juste pour un magasin.

Donc, Alain Bauer aurait raison ? C’est bien un petit noyau qui a propagé la culture du cannabis en France ?
F : Le pauvre, s’il savait vraiment… En effet, l’origine du monde du cannabis français était très restreinte, mais l’extension de la lutte dix ans après est phénoménale, la beuh pousse tant que ça peut. Nous avons lancé une marée verte.

R : Même dans mon patelin, quand je rencontre un jeune, il fait pousser et il a les deux livres de base : J’attends une récolte et Fumée clandestine.

Croyez-vous que le marché se soit professionnalisé ?
F : Certains ont franchi le pas, beaucoup n’ont pas eu les résultats escomptés et ont éteint leurs lampes, certains sont devenus des experts, la crise a généré de nouveaux amateurs, les prix ont flambé, la tentation est grande.

R : Oui certainement mais la violence et l’agressivité sont bien plus présentes qu’avant.

Avez-vous constaté plus d’herbe française sur le marché ?
F : Avant, la majorité venait des Pays-Bas. Depuis 2009, elle semblait sortie des maraîchers français puis la qualité s’est standardisée sur une qualité haute, un prix fou et un débit constant. Certains fours de la région parisienne proposaient de manière régulière trois variétés d’herbe de qualité « à 50 mètres du producteur ».

R : Il y a beaucoup de petits malins qui vendent de la française pour de la hollandaise. Tu passes les boutures, tu sors les lampes et cela ressemble. Il y a tellement d’herbe de type hollandais sur le marché qu’elle ne peut plus avoir uniquement poussé aux Pays-Bas.

Et la demande, elle a évolué ?
F : Non. Le marché de la culture s’est stabilisé, il se ferme plus de magasins qu’il ne s’en ouvre, Internet n’est pas si discret. Le marché stagne à cause de la peur du gendarme et du voleur. Il y a beaucoup d’intermittents de la production et aussi des amateurs devenus pros. C’est tentant.

R : Le marché gonfle quand même. Avant, un planteur contaminait dix fumeurs et aujourd’hui, c’est plutôt deux ou trois. Mais il y en a moins qu’avant qui se lancent. De fait, au XXe siècle, il fallait produire pour fumer de l’herbe. Le produit standard est devenu l’herbe locale, surtout à la campagne. Le shit se fait rare.

On parle de racket, de maquereautage, d’extorsion…
F : J’ai entendu des histoires mais pas trop proches de moi. Braquage au pétard se finissant par un « Maintenant, tu plantes pour moi », nourrices de plantes dans des « frigos », forcées à devenir jardinières. Les très bons producteurs approchés par les coffeeshops, surtout pour l’herbe de luxe et le hasch d’élite. Nous n’avions ni la place ni l’envie de faire de la grosse production. Nous avons aussi assisté au lancement de futures grosses écuries, en mode contrôlé jusqu’à cinq lampes, puis dérivant en free style, avec inondations, incendies, fortes odeurs… Et aussi des dealers de tous bords en reconversion de l’import vers la production, les gangs du 9-3 et 9-2 en force dans la place.

R : La masse d’argent attise les comportements violents et les menaces. La consommation d’autres produits, coke, alcool, speed, n’aide pas à calmer le jeu. Je confirme, le passage du petit artisanat à la production de masse n’est pas simple. C’est beaucoup de boulot. Les fumeurs idéalisent le plan, mais c’est un vrai travail, il faut peu ou pas fumer, sinon cela part en couilles. Avec l’apport financier et le dérapage dans d’autres produits, l’extorsion, c’est devenu plus courant mais pas directement sur nous.

Depuis que vous avez quitté ce milieu, quelles grandes tendances peut-on observer ?
F : Le deal de cité marche très bien. Maintenant on vend beaucoup de weed, merci aux Viets ! Haute qualité, approvisionnement constant, certes prix excessif mais comparé à l’africaine, c’est du lourd. Avant, on fumait de tout, dont les branches d’africaine grainée et même d’autres pays comme la Thaï ou la St-VincentFil rouge compressée. Parfois bonne, parfois dégueu. Aujourd’hui c’est l’Amérique, avec des sachets d’un gramme de weed dense, bien épluchée, odorante et gavée de résine. Le hash est encore majoritaire dans les fours mais plus dans les réseaux amicaux, l’herbe locale et l’import de provenance indéterminée ayant remplacé le marocain.

R : La vraie tendance, c’est de chercher à se détourner du marché noir. Mais j’habite maintenant dans un trou paumé. Dur de faire des stats.

Connaissez-vous des producteurs en plein cannabis rush ?
F : C’est le temps de l’extension du domaine de la production au maximum possible. Donc d’abord la fume perso, puis la fume de la tribu, et aussi l’argent de poche sur les copains fumeurs. Ensuite, certains deviennent des pros, indépendants ou bien connectés en premier avec les gangs du quartier, mais aussi avec des organisations plus structurées. Le risque est que de nombreux autoproducteurs deviennent plus professionnels et inondent le marché. La réaction des gangs et des mafias sera sans doute de chercher à les contrôler par la corruption et la violence.

Avez-vous été des ennemis de l’intérieur ?
F : Du point de vue de l’idéologie sécuritaire, certainement, mais cette posture ne fait rien changer, elle n’apporte pas de solution. La France serait capable de s’autosuffire en deux ou trois ans de régulation du marché. Si on continue la prohibition actuelle, la demande de beuh étant exponentielle, la tendance majoritaire devrait s’inverser vers la weed en deux ans. Et encore, l’immense majorité ne connaît pas le teuteu maison sinon cela serait plus rapide. Heureusement pour eux, les dealers de shit proposent aussi de l’herbe et de la coke. Le business multicarte sauve leur marché.

R : Je pensais être un citoyen qui travaillait pour la cause du peuple, mais de leur point de vue j’ai certainement été un ennemi de l’intérieur. Je me sentais utile sur le terrain. Nous avons même été attaqués par les proprios de magasins dits « conventionnels », alors qu’en fait nous leur avons ouvert un immense marché. Nous avons aussi popularisé le chanvre autant que l’autoproduction dans des salons d’importance. Les militants sont devenus des commerçants, ou ont disparu dans la production. Avec la répression et les boutiques trop bien intégrées, j’ai l’impression d’avoir reculé de trente ans, sauf qu’il y a beaucoup plus de planteurs.

Propos recueillis par Laurent Appel

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Les jardiniers ciblés par les braqueurs 

De plus en plus de petits producteurs sont attaqués par des malfrats, exemple vécu récemment par Jean-Pierre Galland dans cet extrait de l’article « Cannabiculteurs en danger » publié dans Asud-Journal 51 de l’hiver 2012 :

« On m’a rapporté que si vous êtes dans une région connue pour être un grenier à beuh, que vous avez le look du fumeur et que votre maison est isolée, et bien vous prenez le risque d’être méchamment agressé par des apprentis gangsters persuadés que vous plantez du cannabis. Mais le pire est à venir et je l’affirme en connaissance de cause. J’ai été, alors que je rendais visite à un jardinier de mes amis, le témoin oculaire d’un braquage dans les règles de l’art.
Il fallait s’y attendre, la prohibition (l’herbe se négociant entre dix et quinze euros au détail dans la rue) est une aubaine pour les gangs. Il y a un marché à prendre et à partager avec quelques agents de la force publique corrompus, comme ce fut le cas aux États-Unis quand l’alcool a été interdit, comme c’est le cas de façon criante au Mexique et comme ce sera bientôt le cas chez nous. La preuve en est les agissements douteux de la BAC des quartiers Nord de Marseille.
Quand ils ont surgi de la nuit, portant cagoules et gants, brandissant qui un fusil à pompe, qui une arme automatique, nous avons cru que c’était les flics. Lorsqu’ils nous ont aboyé l’ordre de nous coucher visage contre terre et qu’ils ont frappé mon ami à coups de pieds et de crosse, nous en avons douté, mais la suspicion demeure. Ils étaient violents sans pour autant perdre leur sang-froid, avares en paroles mais bien renseignés sur la vie privée du principal intéressé. Avant de décamper, ils nous ont lié les mains dans le dos avec de la ficelle, ont confisqué nos téléphones (nous les avons retrouvés le lendemain au fond de la poubelle) et ils sont partis avec la voiture du propriétaire débordante d’herbe en nous assurant que nous la retrouverions avec les clés dessus sur le parking d’un supermarché… Finalement, ils l’ont brûlée.
Ces agressions sont d’autant plus traumatisantes pour les victimes qu’elles se sentent totalement impuissantes. Le jardinier à qui l’on a posé un flingue sur la tempe ne porte pas plainte au commissariat, il se tait et rumine. Agriculteur compétent et commerçant honnête, il a tout perdu en quelques minutes. »

Jean-Pierre Galland

 

Première publication dans Criminalités, Revue de géopolitique
Revue n°4 – février 2013 > Dossier / n°4

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