La Toxicomanie : des Institutions vers leur environnement

Anne COPPEL * et Christian BACHMANN **,
Interventions, La toxicomanie en questions,
Hors Série de la Revue de l’ANIT, janvier 1987

 

C’est en termes de politiques sociales que nous situerons notre apport à ces journées. Mais encore faut-il s’entendre sur les mots. Nous ne nous placerons pas, comme il est habituellement de mise, au niveau le plus général, celui des options sociétales, mais plutôt à celui des dispositifs qui sont le produit de ces choix, tels qu’ils sont gérés au quotidien. Et nous tenterons de cerner dans quelles évolutions ils s’inscrivent, et quel peut être leur impact sur un problème tel que la toxicomanie.

LA BELLE EPOQUE DES EQUIPEMENTS MEDICO-SOCIAUX

Ces institutions, dont nous héritons aujourd’hui, sont nées dans une conjoncture qui leur était largement favorable.

A la fin des années soixante, et au début des années soixante-dix, l’ensemble des pays occidentaux, au faîte d’une période de développement, croyaient en l’efficacité des équipements. Tous s’étaient donc lancés dans une politique de création intensive d’institutions sanitaires et sociales. La démarche était simple. Aujourd’hui, on peut s’interroger : peut-être était-elle trop simple… La difficulté première, et la plus massive, consistait à identifier un problème ou à déterminer ce qu’on appelait une « population- cible ». Suivait une « analyse de besoins » locale. Ses résultats étaient dépouillés ; ils étaient généralement positifs. Qui s’en étonne ? Il suffisait ensuite de trouver les financements – en ces temps d’abondance, ce n’était pas une entreprise surhumaine -, de construire ou de trouver les locaux adéquats, et d’y loger des professionnels dont on allait parfaire la formation au fil du temps. De cette logique, sont sorties des crèches, des maisons de jeunes de la culture et des maisons pour tous, des foyers pour jeunes travailleurs ou pour personnes âgées, des clubs de prévention ou des clubs troisième âge, des établissements pour handicapés, des centres sociaux ou des centres de santé. Il fut un temps où chaque jour, un nouvel équipement était inauguré ; les élus coupaient des kilomètres de ruban.

Les établissements qui prenaient en charge les toxicomanes ont toutefois développé leur propre logique. Tout d’abord, la toxicomanie était une nouvelle venue. Arrivée plus tard que les autres, elle obtint la portion congrue. De plus, on avait pléthore d’idées pour gérer la petite enfance, le troisième âge, les loisirs populaires, voire 1’hygiène sociale. Mais pour traiter les toxicomanes, la France ne possédait pas 1’expérience d’un pays comme la Grande-Bretagne, et personne ne savait vraiment par quel bout les prendre. Il en résulta un modèle quelque peu bâtard. Pour une part tributaire du modèle californien des free clinics, certes. Pour 1’essentiel, produit original de la psychiatrie – discipline originelle des pionniers du secteur – ; mais d’une psychiatrie strictement attachée aux Droits de 1’Homme, ce qui a coloré d’une façon originale 1’approche française de la toxicomanie. Jouant à la fois sur 1’éclatement et sur la spécialisation, ce modèle possède une mobilité qui, nous le verrons, lui permettra peut-être de surmonter les difficultés auxquelles sont confrontées aujourd’hui toutes les institutions.

LES INSTITUTIONS EN PROCES

Une fois retombée 1’euphorie qui multipliait les structures et les professionnels, un constat s’est imposé : il n’était pas si facile de gérer une mosaïque éclatée… On espérait de ces institutions juxtaposées une coopération harmonieuse, et l’en- semble était menacé à tout moment de sombrer dans la cacophonie. Le scolaire contre le social, le médical contre le judiciaire… L’effort de coordination, constant depuis le milieu les années soixante, prit une nouvelle ampleur dont témoigne le train des lois sociales de 1975.

Certes, dans le secteur de la toxicomanie, la loi de 1970 avait déjà tenté, mais sans grand succès, d’articuler le juridique et le médical. Cet échec témoigne des difficultés que l’on éprouve lorsqu’il faut faire coopérer des corps professionnels différents – ce que la jungle des intervenants rendrait néanmoins indispensable : au nom de la libre adhésion au traitement, le corps médical s’est généralement refusé à une articulation trop directe avec le judiciaire qui, dans l’esprit du législateur, devait permettre d’éviter une criminalisation préjudiciable de la toxicomanie. Un peu plus tard, à la suite du rapport Pelletier, l’Etat est revenu à la charge, tentant de développer une logique d’ensemble du secteur par le canal de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Toxicomanie. Là encore, il fallut déchanter. Mettre les gens autour d’une table ne suffit ni à dissoudre les féodalités, ni à articuler les logiques professionnelles.

L’approfondissement de la crise et la montée des critiques libérales sont paradoxalement en train de remiser ces discussions dans le grand placard des débats sans issue. Après le temps des illusions rationalisatrices, est arrivé celui des sarcasmes. Mettre en cause les effets pervers sécrétés par des institutions dont autrefois on attendait tout est aujourd’hui un lassant exercice énarchique. On déplore d’abord leur coût, puis leur inefficacité, enfin leur contre-productivité. Loin de remédier aux problèmes sociaux, elles sécrètent un corps de professionnels routinisés, davantage attachés à les perpétuer qu’à y mettre fin. Jadis pont-aux-ânes de l1extrême-gauche, la critique des équipements est devenue le cheval de bataille du libéralisme, dans ses formes les plus radicales. En une décennie, la critique du « contrôle social » s’est muée en un procès de la société d’assistance et de sa permissivité criminelle.

Pour des raisons qui tiennent à l’histoire, la toxicomanie est le lieu privilégié des exercices de style dramatisants et moralisateurs, un abcès de fixation des discours les plus naïvement passéistes. La critique ultra-libérale des institutions de traitement de la toxicomanie a donc pris des formes aiguës. Avec, parfois, une ambition avouée : recourir à deux outils privilégiés. La répression la plus ferme, pour tout ce qui touche au trafic. Le bénévolat, la militance, le sursaut responsable des parents et de la société civile pour tout ce qui concerne la prévention, et même l’essentiel de la cure et de la post-cure. On voit réapparaître en force le modèle juridico-moral, décrit autrefois par Helen NOWLIS. C’est la vertueuse indignation, après chaque overdose : « mais que font donc les institutions et les professionnels ? ». Et de tonitruer contre la bureaucratie médico-sociale, frileusement calfeutrée dans ses boutiques, invisible sur le terrain. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

Mais ce discours risque désormais, comme dans d’autres pays, d’induire des passages à l’acte financiers…

LA MOBILISATION DES RESSOURCES ET LE DIALOGUE AVEC L’ENVIRONNEMENT

II nous semble que cette nouvelle conjoncture impose non pas une argumentation simplement défensive, mais de réinventer une professionnalité d’intervention.

Nous avons vu que deux illusions technocratiques s’étaient successivement évanouies. Celle des années soixante : un maillage cohérent des équipements locaux, un échiquier dont il resterait à remplir quelques cases. Mais aussi celle des années soixante-dix : qu’une meilleure coordination des professionnels pourrait porter remèdes aux fractionnements et à la diversité des approches. La situation est donc mûre pour que se définisse un nouveau cadre. Les évolutions les plus récentes d1entreprises, telles les commissions nationales ou locales pour le développement social des quartiers ou pour la prévention de la délinquance, viennent, semble-t-il, l’illustrer.

Nous pourrions le résumer en quelques mots. Il ne suffit pas de mieux utiliser l’acquis institutionnel, c’est indispensable, certes, mais en période de crise, ce n’est plus suffisant. Il faut également savoir potentialiser l’ensemble des ressources territoriales, c’est-à-dire construire avec les divers partenaires techniques un projet local, impliquer les populations dans les interventions professionnelles en travaillant quotidiennement avec la vie associative – ce qui est traditionnel, tout au moins dans les intentions -, mais aussi en associant les réseaux d’entraide spontanés – ce qui est facile à dire et difficile à faire.

Que peut signifier ce discours aujourd’hui ? Non pas une mutation radicale des pratiques, mais sans doute aucun leur infléchissement. Pas de grand chambardement, mais un aggiornamento réel. On demande désormais à 1’ensemble des professionnels de développer une double qualification. Et nous ne pensons pas que les professionnels de la toxico- manie échappent au sort commun. Ils doivent évidemment posséder une technicité de la prise en charge de la population qui leur est propre ; il leur faut même, aujourd’hui, la réactualiser et la renforcer. Mais il leur faut aussi identifier les interlocuteurs des institutions avec lesquelles leur population est en contact, en dresser une sorte de cartographie, saisir le niveau de dialogue pertinent avec chacun, constituer des réseaux, les entretenir et les développer. Il faut repérer quel peut être l’apport de l’un ou de l’autre, comment il s’articule avec 1’ensemble, quels projets peuvent être inventés sur cette base, à court terme comme à long terme.

Par sa nature même, ce nouveau savoir-faire transversal ne saurait demeurer invisible : dans le cadre d’une sensibilisation communautaire, outre une valorisation de l’action menée, une réflexion systématique et explicite sur les interventions menées s’avère nécessaire. En effet, selon l’attitude des professionnels, les initiatives issues de la société civile peuvent changer de sens. Le social se médiatise et les média se socialisent de Coluche en Régine et de Jean-Luc Lahaye en Balavoine, et pour diverses raisons, on peut supposer ce processus irréversible. Ces initiatives que le champ de la toxicomanie ont récemment rencontrées peuvent doubler et concurrencer 1’action professionnelle. Elles peuvent aussi la potentialiser et la valoriser. Précisons que le social médiatique n’est pas seul en cause : on pourrait reprendre exactement le même raisonnement à partir des entreprises bénévoles et des mobilisations communautaires.

Là nous semble être le noeud de la question, fort embrouillée, de « l’évaluation », trop souvent abandonnée à l’opinion publique ou aux décideurs. Les professionnels peuvent-ils mieux identifier leur place au sein d’un maquis institutionnel ? Mieux cerner les évolutions obligées de leur intervention en un temps où redoublent les problèmes sociaux ? Mieux rendre compte de ce qu’ils font à l’ensemble de leurs partenaires et à l’opinion publique ? Peuvent-ils élaborer des outils de communication qui permettent à chacun d’identifier clairement le type d’action menée et son impact ?

Pendant longtemps, l’action sociale a souhaité travailler dans la discrétion – Sainsaulieu parlait encore, il y a quelques années, des « acteurs de l’ombre » – et proclamé que les résultats obtenus étaient nécessairement lents, insensibles, peu spectaculaires, presque impalpables. Cette époque nous semble révolue. Une évolution inéluctable des dispositifs médico-sociaux impose une coloration nouvelle de 1’intervention technique. Autrefois conçue dans le secret des forteresses médicales, elle doit désormais acquérir une visibilité qui, seule, lui permet son inscription dans la société civile.

*  Université Paris XIII, Centre Pierre Nicole, 27,
   rue Pierre Nicole, 75005 PARIS.
** Université Paris XIII.
Posté dans Revues.