Les femmes et les drogues : nouveaux rapports sociaux de sexe et nouvelles formes de subjectivité


 
ARTICLE ORIGINAL
publié dans La Santé de l’Homme, n°372, juillet-août 2004,
INPES, pp. 38-40


Résumé :

À deux reprises au cours de l’histoire, les femmes ont été associées aux drogues : entre dépendance et autonomie, ces consommations ont accompagné un changement de rôle. À la fin du XIXe, « les morphinées », figures de la Femme Fatale, incarnent la puissance maléfique des femmes ; c’ est là une figure traditionnelle mais elle participe de la conquête d’une individualité que leur refuse la division sexuelle des rôles. Dans les années 1920, la garçonne, figure de la Femme émancipée, revendique les mêmes plaisirs que les hommes ; elle aime l’aventure, la vitesse et la cocaïne. À la fin des années soixante, les drogues accompagnent l’expérimentation de nouvelles formes de la subjectivité, mais les femmes y jouent le rôle secondaire de partenaire. Les hommes par contre, s’emparent de qualités traditionnellement dévolues aux femmes, affectivité et soin de soi. La période actuelle est marquée par le retour de deux figures traditionnelles de la femme, la « Maman et la Putain. » Ces figures ont été réactualisées en partie par la menace du sida. Redoublement de la stigmatisation ou reconnaissance des droits de la Femme ? Ces deux logiques s’affrontent aujourd’hui. Donner aux femmes le moyen de choisir en termes de protection de leur santé comme plus largement en termes de choix de vie ou réprimer, telle est l’alternative.


  Les consommations de drogues ont-elle une signification différente pour les hommes et pour les femmes ? Il suffit de poser la question pour que la réponse s’impose à l’évidence, mais en France, la question n’a tout simplement pas été posée. Les recherches décrivent les usages de drogue « en général » et nous faisons comme si c’était à peu près la même chose pour les filles et les garçons.

Chacun sait pourtant confusément que la revendication de la consommation « pour le plaisir » est plus scandaleuse pour les filles que pour les garçons : les consommations de cannabis, si elles restent récréatives, font partie des expériences dans lesquelles se conquiert pour eux l’autonomie. C’est bien ce que démontrent les études épidémiologiques : d’un point de vue statistique, les filles expérimentent moins souvent que les garçons l’usage récréatif de cannabis tandis qu’elles consomment beaucoup plus de médicaments. On ne peut que constater qu’elles se conforment plus que les garçons aux normes sociales ou encore qu’elles sont plus affectées par le stress ; qu’elles ont ainsi moins confiance en elles-mêmes. Les interprétations vont rarement au-delà, laissant à chacun le soin de comprendre ces résultats en fonction de ses représentations. C’est aussi que les différences entre les hommes et les femmes sont si profondément ancrées dans notre façon de penser et d’agir, elles sont si évidentes qu’elles en deviennent invisibles. L’histoire des drogues peut, à cet égard, apporter des éclairages utiles ; la société dans laquelle nous vivons est obscure à nous-mêmes. Rétrospectivement, les relations que les consommations de drogues entretiennent avec les rapports sociaux liés au genre y apparaissent plus nettement.

À deux reprises en effet, dans l’histoire des drogues en France, les drogues ont été associées au changement de relations entre hommes et femmes. La première épidémie de drogue que la France ait connue est incarnée par une figure féminine, la morphinée. Pour les médecins de l’époque, les morphinées, victimes d’un empoisonnement, sont d’abord des patientes ordinaires. La guerre de 1970 entre la France et l’Allemagne marque la première étape d’une utilisation massive de la morphine injectée. Médecins et patients s’enthousiasment également : la science moderne a enfin libéré l’homme de la souffrance. L’injection de morphine est bientôt utilisée à tout va : c’est le médicament universel, qui traite le diabète comme l’anémie, l’angine de poitrine et la nymphomanie. La morphine s’avère fort utile pour les maladies dont les femmes sont victimes, de par leur tempérament « froid et humide », leur système nerveux « trop facile à ébranler », la « mollesse de leurs fibres ». Leur corps fragile, fécond et souffreteux en font les victimes des vapeurs, du névrotisme, de l’hystérie. « Par l’effet d’une capricieuse mélancolie, elles (les femmes) trouvent dans leurs maux une sorte d’indolence qu’elles craindraient de déranger. Ce sont des vapeurs irraisonnées où les caprices triomphent. » Mais les médecins ne nient pas la réalité d’une souffrance liée à une faiblesse constitutionnelle qui les condamne, plus souvent que les hommes, à une mort précoce. Peu à peu, la morphine sort du cabinet médical et l’engouement, de médical, devient purement mondain. Les femmes du grand monde sont les premières à s’enthousiasmer pour ce médicament moderne. Les épouses de la « Haute Banque et la Sucrerie » sont prises d’une passion frénétique, leurs seringues sont véritables bijoux, délicatement ouvragées, qu’elles transportent sur elles comme des trésors avec de petits flacons et des aiguilles de rechange et l’on voit, en public, des comtesses « soulever leurs jupes et se piquer vivement », quelquefois au travers du vêtement. Les demi-mondaines sont saisies de la même passion qui leur font, à l’opéra, au bal, aux soirées, « le teint frais, les yeux brillants, l’esprit surexcité ». « Il n’y a pas de procédé en médecine qui ait connu une popularité aussi rapide, pas de méthode qui soulage plus durablement la douleur, pas de programme thérapeutique qui ait été utilisé avec aussi peu de précaution, pas de découverte thérapeutique qui ait causé à l’humanité un dommage plus durable que l’injection de morphine » écrit Kane en 1880 dans le premier ouvrage consacré à l’injection de morphine. Horrifiés, les médecins décrivent minutieusement les agissements des victimes de ce mal étrange qu’ils ont, malgré eux, engendré. Les dames se piquent délicatement, au bras, au poignet. La passion leur troue la peau; bientôt, elles s’injectent la morphine aux emplacements encore disponibles, les moins douleureux. Le corps, comme une pelote, boursouflé, tachetée d’auréoles enflammées devient pitoyable. Cyril et Berger décrivent cette femme « délicieuse, la fraîcheur d’une rose à l’aube, un Greuze habillé rue de la Paix », soudain envahie par une odeur de charogne « un abcès provoqué par une des nombreuses piqûres qui criblaient ses cuisses venait de crever, lâchant son pus comme une latrine qui déborde sa dalle ». Des instituts de morphine s’ouvrent, sortes de shooting gallery où les femmes qui ne parviennent plus à s’injecter elles-mêmes font appel à des morphineuses qui injectent le produit selon les règles de l’art. Le docteur Guimbail relate l’étrange aventure d’un ami accompagnant la morphinée à son institut. Le fiacre s’arrête dans un quartier désert ; à pied dans une rue sombre, ils gagnent une maison isolée « sans apparence ». Sur des divans, des femmes assises ou accroupies dans un état pitoyable, orbites creuses, yeux perdus, teints cadavériques ; les unes enfermées dans leur mutisme, les autres agitées de convulsion involontaires ou de gestes convulsifs ; d’autres encore prises de tremblements. L’impression est repoussante. « Tout d’un coup, une porte s’ouvre, une gerbe de lumière resplendissante se répandit dans la pièce voisine de la triste salle de réception et une femme admirablement belle vint la traverser d’un pas leste et élastique. Ses lèvres étaient empourprées, ses yeux vifs et radieux. « Bientôt, disait tout bas ma compagne, une autre de ces cargaisons lamentables en sortira aussi belle que celle que vous venez de voir. » « C’est ainsi que la morphinomanie clandestine se développe à l’ombre de la Civilisation et du Progrès » conclut Guimbail. « Ses effets pernicieux paralysent l’esprit et détruisent le corps. Les Pouvoirs Publics sont avertis. Puissent-ils se trouver suffisamment armés pour endiguer le fléau ».
Les morphinées, figures de la femme fatale

En quelques quinze ans, la morphine a connu un parcours de stigmatisation qui la mène du statut de médicament-miracle à celui de fléau social, désormais associé aux représentations de la décadence. En cette fin de siècle, les drogues sont féminines. Ce sont des fées : fée blanche pour l’héroïne, fée grise pour la morphine, noire idole pour l’opium. Des fées ou des sorcières, qui telle Circée, enchantent les hommes et les poussent à la déchéance. Mais les femmes en sont aussi les premières victimes. Comment expliquer cet engouement ? Tout d’abord, la faiblesse de sa constitution. Jusqu’au XXe siècle, les femmes meurent plus que les hommes, en couche bien souvent, ou encore de maladies liées à leur sexe qui en font, de la puberté à la ménopause, d’éternelles malades. À la fragilité du corps répond la faiblesse de l’esprit, en proie, selon les aliénistes, au névrosisme, à la nymphomanie ou à l’hystérie. Mais pour les moralises, là précisément réside le mal : en prétendant surmonter toute souffrance, le progrès de la science a engendré un mal plus redoutable que la douleur qui conduit à la dépravation morale. La douleur annihilée ouvre à un monde de sensations et de plaisirs qui menacent les fondements mêmes de l’ordre social. Les morphinées, adultères ou lesbiennes, incarnent la malédiction originelle à laquelle la science et le progrès prétendaient échapper. Dès le milieu du XIXe siècle, les médecins, armés de l’hygiène, de la morale et de la science, s’affrontent à la dégénérescence qui menace notre race et notre civilisation. En un temps où la société a déjà payé le plus lourd tribut à la révolution industrielle, où l’Europe vient de conquérir le monde, où les progrès continus des sciences et des techniques peuvent faire espérer un monde meilleur, cette terreur collective de l’anéantissement a quelque chose de paradoxal. Mais la lente agonie de l’ancien monde se fait dans la plus grande confusion. Une conviction l’emporte peu à peu : la civilisation est menacée d’une grande catastrophe qui risque fort de l’anéantir. Dans les dix dernières années du XIXe siècle, la prédiction s’incarne dans une mode paradoxale : aussi désespérés que les punks un siècle plus tard, les décadents revendiquent le morbide et l’immonde, exalte les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants dans la ménagerie infâme de nos vices. « Décadents », « Hydropathes », « Hirsutes » et « Zutistes » s’abandonnent au désenchantement, à la lassitude de la vie, prônent la passion exquise, le frémissement des sens, l’excentricité, vouent enfin un culte idolâtre aux substances mortifères. « S’intoxiquer est la seule joie » et les odes à la noire idole se multiplient. L’homme qui s’adonne aux poisons de l’esprit se sait « pervers, efféminé, maladif », car s’adonner aux drogues, c’est s’abandonner à la toute-puissance du principe féminin et perdre par là même à la fois la force virile et la force de vie. Indirectement ou très directement, car les femmes sont souvent, en cette fin de siècle, les initiatrices, l’homme est la proie d’une nouvelle figure de la femme, la femme fatale. La peur des femmes n’est nullement propre au XIXe siècle, elle s’enracine au contraire dans une longue tradition, mais la figure de la femme fatale témoigne d’un nouveau rapport de forces entre sexes, qui n’est pas seulement exigé par les femmes, mais qui résulte de nouvelles exigences des hommes envers eux-mêmes comme envers leur compagne. Tout au long du XIXe siècle, l’organisation sociale qui devait protéger les hommes de l’affectivité et des émotions propres aux femmes, oppose la femme honnête, épouse et mère, et la prostituée. Le plaisir des hommes, des bourgeois du moins, se prend hors du mariage, avec des femmes vénales toujours associées à l’ordure et à la puanteur en même temps qu’au mal vénérien. Malgré cette organisation protectrice, la passion amoureuse fait de nouveaux ravages chez les hommes. Les grandes cocottes collectionnent les victimes, comme si, à leur tour, les hommes souhaitaient se prendre au piège des sentiments. Telle est du moins l’analyse que propose Shorter, qui oppose dans Le corps des femmes, la figure de la Présidente des Liaisons dangereuses où, comme il se doit, l’homme séduit tandis que la femme aime, à celle de Nana de Zola où les rôles masculins et féminins s’inversent. Les hommes eux-mêmes ne sont plus satisfaits de l’ordre des choses et partent à la recherche de leurs sentiments. Héritière de la puissance maléfique des femmes, les morphinées n’en sont pas moins des femmes modernes, à la recherche de nouvelles formes de subjectivité. En incarnant les vices et les roueries que la tradition chrétienne impute au sexe faible, les morphinées qui hantent les salons de Liane de Pougey ou de la Belle Otéro sont, semble-t-il, à mille lieux des vertueuses suffragettes. Et cependant la femme fatale comme la suffragette s’affrontent toutes deux, avec des stratégies diamétralement opposées, à une nouvelle définition des rôles sociaux et sexuels. Les unes et les autres sont face à une double contrainte : elles sont éduquées pour se soumettre dans une société qui exige chaque jour davantage l’expression de son individualité. Les contemporains ne s’y sont pas trompés. Tandis que les femmes « réclament avec exaltation leurs droits » , Jules Claretie, dans un article du Temps en 1881, ironise sur « le droit à la morphine », droit qu’elles viendraient de conquérir.

Les drogues de l’émancipation

Les morphinées n’étaient nullement dans une revendication égalitaire des droits. Il n’en est pas de même d’une nouvelle génération des femmes qui, après la première guerre mondiale, découvre à son tour les substances psychoactives. Après quatre années de travail où elles ont dû remplacer les hommes, à l’usine, à l’hôpital, dans les champs, les femmes partent à la conquête d’un nouvel univers social. La modernité féminine s’invente. Les femmes arrachent leurs corsets, coupent leurs cheveux, choisissent leurs amants. « Paris est une fête ». Une frénésie « de danser, de dépenser, de pouvoir enfin marcher debout, crier, hurler, gaspiller » s’empare d’une foule bigarée, où se mèlent classes sociales et nationalités. L’ivresse est de la partie, l’alcool bien sûr, que les Américains, fuyant la prohibition, viennent boire à Paris. Finie la décadence et la culpabilité, ces nouveaux consommateurs se veulent simplement festifs. La Garçonne est de la fête. Ce roman, écrit en 1922, fait un tabac. En trois mois, 150 000 exemplaires sont vendus, et au seuil des années trente, un million. Le livre fait scandale. Pour Anatole France, il marque « une étape inéluctable vers le féminisme ». Victor Margueritte, son auteur, n’en est pas moins radié de l’ordre de la légion d’honneur : le récit, obscène, déshonnore la France. Rétrospectivement La Garçonne apparaît comme une fable morale. L’héroïne, Monique Lerbier, est une fille d’industriel. Sur le point d’épouser le garçon que lui présente sa famille, elle accepte – gage d’amour suprème – de se donner à lui. Mais la veille de la cérémonie, elle découvre que son père la marie pour renflouer ses affaires, tandis que l’homme de sa vie épouse, quant à lui, l’usine paternelle, sans renoncer pour autant à sa vieille maitresse. Monique s’enfuit. Dorénavant, elle adopte « une morale identique pour les deux sexes » . Seule et libre, la garçonne construit son indépendance. Architecte d’intérieur, elle devient la propriétaire fêtée d’un magazin d’antiquité. Elle achète une voiture qu’elle conduit elle-même et, comme un homme, elle « couche au hasard de l’aventure ». Comme eux, elle boit de l’alcool et fume du tabac. Elle prise aussi de la coco, un vrai remède dit-elle. Une de ses amies, lesbienne, l’initie à l’opium. La garçonne fait fi des conseils hygiénistes : « une bonne pipe, une bonne prise, ça vous remet les boyaux en place. » Et de dénoncer la loi, votée en 1916 qui venait de prohiber les stupéfiants, opium, cocaïne et morphine. « Ce qu’ils nous embêtent, ces poireaux, au Parlement ! Ils me font rire… Les stupéfiants ! Ce sont eux qui le sont… Et si je veux m’intoxiquer moi ? D’abord, puisqu’ils parlent de poison, qu’ils s’occupent donc de l’alcool ! Mais ça, ils n’oseront pas. C’est le bistrot qui les nomme. » Mais, peu à peu, l’opium, la cocaïne l’asphyxient. Heureusement, un professeur de lettres, honnête et respectueux, la sauve du monde de l’artifice. La garçonne abandonne la pipe à opium, elle n’en renonce pas pour autant à sa morale égalitaire et à l’amour libre. Une nouvelle figure féminine est née, la chic fille. Autrefois inacessibles, les nouvelles femmes sont devenues des semblables, avec lesquelles les hommes peuvent partagent leurs plaisirs. La chic fille est courageuse et sincère, mais ces qualités viriles ne l’empêchent pas de revendiquer sans fausse honte sa sensualité. Lorsque les drogues menacent de la submerger, la garçonne s’échappe grâce à l’amour partagé. Les tabous brisés, les nouveaux rôles assumés, la garçonne renonce aux drogues. Le sort des drogues est bien jeté. Même si dans la furie de l’après-guerre, la cocaïne est consommée dans une boulimie de jouissance – les plaisirs les plus extrêmes sont moins meurtriers que la guerre – les drogues poursuivent leur parcours de stigmatisation. La cocaïne comme la morphine, l’héroïne et même l’aristocratique opium conduisent inexorablement à la mort, telle est désormais l’opinion commune.

Le coût social et individuel des stratégies de changement

Comme dans les années 1880-1890, les stupéfiants ont accompagné cette mutation des rôles sociaux. Certes, les représentations se sont infléchies. Les drogues de l’émancipation ont succédé aux drogues de la décadence mais, à ces deux moments, elles ont revêti une fonction de passage. Elles ont été un recours pour des femmes confrontées à un même dilemne : trouver leur place dans une société qui valorise chaque jour davantage l’autonomie de l’individu. Le changement est douloureux pour tous, mais les hommes sont mieux équipés pour y faire face. Le courage, l’intelligence, le goût de la découverte et de l’aventure sont des valeurs traditionnellement viriles. Les femmes, elles, se débattent dans une double contrainte : comment s’affirmer alors que la valeur cardinale de la femme, inculquée depuis l’enfance, est la soumisssion ? Les femmes ont adopté différentes stratégies selon leurs situations, les contraintes qui pèsent sur elles, leurs ressources et leurs choix. Toutes ces stratégies ont un coût. Les suffragettes sont brocardées et le destin est fatal aux femmes fatales. La chic fille est une troisième voie, qui n’a pas été imaginée avant les années 20, mais c’est une voie étroite. Les bonnes copines sont souvent promises à jouer back yard, la maîtresse cachée, confinée dans l’attente. Si elles ont un enfant, ce sera un batard qui porte la honte de sa mère. Les femmes sont nombreuses pour lesquelles le dilemne est sans solution. Lorsque la violence des aspirations se heurte à des interdits insurmontables, la double contrainte – se soumettre et s’affirmer – rend fou. L’hystérie est, au XIXe siècle, par excellence la maladie des femmes. La toxicomanie des morphinées est une autre réponse pathologique au statut de la femme.

Rites de passage et société industrielle

De par leurs propriétés pharmacologiques, les drogues qui modifient les états de conscience accompagnent presque toujours dans l’histoire de l’humanité les moments de la vie qui exigent un changement de rôle social. Dans les sociétés traditionnelles, le passage de la puberté à l’âge d’homme, du métier de berger à celui de guerrier, du célibat au mariage, quelquefois le passage au statut de vieillard, mais plus souvent l’ultime passage vers l’au-delà, tous ces passages sont marqués par de cérémonies religieuses qui exigent l’absorption rituelle de drogues psychédéliques, du tabac au cactus et ces rites sont si systématiques que Peter Furst, ethnologue, les considère comme « une des expériences fondatrices de la culture humaine. » Quelque soit le produit, l’ivresse est recherchée, car l’oubli de l’identité première participe de la renaissance qui marque, selon Van Gennep qui en a construit le concept, tout rite de passage. Dans les sociétés occidentales, l’alcool est devenu seul adjuvant légitime des rites de passage qui subsistent encore, naissance, mariage, funérailles. Il accompagne les guerres. Celle de 1914 s’est faite à coups de gnole. L’alcool est le passage obligé vers l’occidentalisation des peuples indigènes soumis dans les conquêtes coloniales… Il y a ceux, Indiens d’Amérique, esquimaux, ou peuples d’Océanie, qui apprennent à boire en même temps qu’ils apprennent à s’inventer une place dans une société qui a condamné la leur, mais il y a aussi, ceux plus nombreux, qui sont pris de boisson, avec la même violence que le mineur de Germinal, paysan, arraché à sa terre et dont le seul refuge est le bistrot. La sortie de la société industrielle se fait aujourd’hui avec les drogues illicites. Ces nouvelles consommations commencent à s’expérimenter dans les années soixante.

Auto-biographie d’une droguée

Le récit d’une jeune femme, Jane Clark, La Confrérie fantastique, Auto- biographie d’une droguée, publié en 1961, est sans doute un des tous premiers témoignages des manières de consommer modernes. Dans un processus de démocratisation de la bohème, se forge un mode de consommation qui sert de référence aux consommations de drogues des années 60 et 70. Janet Clark a vécu dans les années cinquante dans le milieu du jazz. En quatrième de couverture, l’éditeur annonce les mythologies modernes de la drogue : « Celle qui a véritablement accompli un “voyage” au bout de la nuit, au bout de vérité, les yeux grands ouverts dans les ténébres (…) Le voyage de Janet fut un voyage sans retour. Il reste d’elle ce livre. » Janet Clark se décrit comme une jeune fille assez ordinaire, de la frange inférieure de la classe moyenne. Ses malheurs de jeune fille sont ni plus ni moins ceux de sa génération. Sa mère n’était pas heureuse en ménage, et pensait qu’elle n’était pas une femme à la hauteur avec les hommes. Janet, adolescente, recherche avec passion les garçons de son âge, tombe enceinte. C’est le drame, elle doit abandonner l’enfant. Elle se met alors à traîner dans les boites à jazz de la ville, écoute Charly Parker, Dizzy Gillipsy, lit La rage de vivre de Mez Mezzrow et commence à fumer de l’herbe avec frénésie, parce qu’elle était à un moment où pour survivre, je devais être très sociable, m’imprégner de gens, de tas de gens – et ça m’a toujours été très difficile. La consommation de psychotropes est d’abord décrite comme fonctionnelle : elle aide à cette performance sociale qui permet d’entrer en contact aisément, sans barrière.

Femme, drogues and rock and roll

Le voyage de Janet n’est pas décrit comme le voyage d’une femme, mais comme celui d’un membre de la confrérie fantastique. Que Janet soit une femme n’est pas anecdotique, mais son voyage est celui d’une individualité, le sexe étant l’une de ses caractéristiques. Dans ce voyage à la recherche de soi-même s’est forgée une nouvelle sensibilité, de nouvelles exigences d’épanouissement personnel en même temps que de nouvelles relations à l’Autre, qu’il appartienne à d’autres cultures, à d’autres sexes, à d’autres âges. Le couple en sort profondément modifié. L’exigence d’un épanouissement individuel de deux partenaires a comme premier effet la multiplication des divorces. Au terme du grand mouvement de transformations sociales des années 60, à la fois sphère publique et sphère sociale sont retravaillées. Les drogues de la contestation ont accompagné ce changement en construisant une nouvelle forme de participation à l’espace public qui intègre la quête du bonheur privé. Selon Charles Reich (The Greening of America, 1970), elles ont contribué à produire « un nouvel état de conscience de l’Amérique. » Dans les années 60, les consommations de drogues sont marginales, étroitement liées aux milieux artistiques, jazz ou poésie avec les beatnicks. À la fin des années 60, les consommations de drogues s’élargissent dans un processus décrit comme une démocratisation de la bohème. Sex, drugs, and rock and roll : le slogan fait le tour du monde porté par la musique. Ces consommations de drogues toutefois ne sont plus associées aux femmes mais aux jeunes. Voilà, qui en principe comprend à la fois garçons et filles: les filles sont effectivement présentes dans ces mouvements, mais elles y jouent un rôle secondaire, le plus souvent comme partenaires. Contrairement à la garçonne, les hippies ne sont pas dans une revendication de leurs droits, toutefois le rapport au corps, à la sexualité et enfin à la féminité en sort profondément modifié. Les filles hippies se veulent sans artifices, seins nus, jupes gitanes, cheveu fou. Simone de Beauvoir vivait le corps féminin comme une servitude : « la femme est adaptée aux besoins de l’ovule plutôt que d’elle-même », les règles comme « un état de semi-aliénation », la maternité comme la transformation de la femme en « un instrument passif de la vie », la ménopause enfin comme la délivrance de « la servitude de la femelle. » Les filles hippies, au contraire, refusent la honte, enlèvent leurs soutien- gorge, affichent leurs gros ventres lorsqu’elles sont enceintes. Simone de Beauvoir préconisait l’assimilation des femmes aux hommes, c’est-à-dire, pour elle, au genre humain, mais les filles hyppies sont bien loin de souhaiter partager les pouvoirs qui enferment les hommes dans une société violente et inhumaine. Turn in, turn on, turn out est le mot d’ordre.

La féminisation des hommes

Et les hommes laissent tomber. Les cheveux longs, ils s’habillent comme leurs compagnes, et quelquefois osent, comme elles, le khol sur les yeux. Ambigus et provoquants, ils se veulent sensuels et désirables. David Bowie, Loo Reed, Mick Jagger n’hésitent pas à s’approprier les charmes des femmes. Tandis que l’homosexualité peut enfin se dire – et se vivre. La liberté sexuelle que préconise les années 60 n’est-elle que la mise à disposition des femmes pour le plus grand plaisir des hommes ? La séparation de l’affectif et du sexuel va-t-elle à l’encontre des désirs féminins ? Le débat traverse le mouvement féministe mais, quoi qu’il en soit, le couple en sort profondément modifié. Une plus grande égalité entre hommes et femmes se traduit aujourd’hui par des fidélités successives.

La droguée

Entre les années 1880 et les années 1920, trois figures de femmes sont associées aux drogues, la patiente, la décadente, la femme émancipée. Ces trois figures restent aujourd’hui des repères dans l’interprétation de leurs consommations. Les patientes auxquelles les psychotropes sont prescrits se sont démultipliées avec les médicaments psychotropes. Les barbituriques qui ont fait mourir Marilyn Monroe étaient à la mode à Hollywood dans les années 60 ; ils ont été remplacés par les anxiolytiques. Ces psychotropes restent une spécialité féminine, témoins des souffrances psychiques propres aux femmes ainsi que du poids de la norme sociale. Ces Mummy helpers, les petites pillules qui aident Maman et que chantent les Rolling Stones restent légitimes, même si leur usage est déconsidéré ; elles sont trop utiles. Cependant, les drogues de l’émancipation poursuivent leur chemin ; elles trouvent une nouvelle actualité avec le mouvement techno. Du point de vue des femmes, la principale innovation de ces trente dernières années tient à l’apparition d’une nouvelle image de la droguée, relevant de la grande exclusion, sans domicile fixe, sans ressources, issues de familles violentes et désunies et – aux États-Unis d’abord, mais maintenant en France – appartenant aux minorités ethniques. Les junkies à l’héroïne ou crackeuses sont les arrières-petites-filles des morphinées décadentes mais désormais, elles sont pauvres, le plus souvent prostituées et, comble de l’horreur, elles peuvent aussi être mères.

La maman, la putain, le retour

Il aura fallu la menace du sida pour que ces deux figures traditionnelles de la femme acquièrent une place légitime dans le dispositif sanitaire et social. Ces deux catégories de femmes sont effectivement exposées à des titres différents aux risques liés au sida. Que les toxicomanes puissent être des mères n’avaient pas été imaginé. Ces femmes étaient invisibles dans les maternités comme dans les services hospitaliers. Le test sida les a fait apparaître brusquement, brouillant les représentations sur les toxicomanies. Ainsi, les toxicomanes pouvaient aussi avoir des relations sexuelles, pouvaient avoir des enfants, pouvaient vivre en couple. En 1987, le Prof. Charles-Nicolas, alors directeur du centre de post- cure Pierre Nicole a ouvert le premier service accueillant mères et enfant en France. Pour la première fois en France, des médecins hospitaliers tel le Prof. Henrion se sont souciés de ces nouvelles patientes qu’ils ne pensaient pas avoir à connaître. Pour la première fois, les toxicomanes ont acquis une existence, et un corps, qu’il fallait soigner. C’est là un des paradoxes de cette épidémie. Touchant les catégories les plus stigmatisées de la population – homosexuels, toxicomanes, blacks Africains ou Antillais – le sida nous a contraint à repenser les préjugés enracinés dans notre culture. Parmi ces catégories, les prostitué(e)s, qui, autre découverte, ne sont pas seulement des femmes. Quand on lit la littérature anglo-saxonne – on n’a guère le choix puisqu’il n’y a pas de recherche française – on a souvent l’impression de lire des évidences: bien sûr, les femmes subissent des violences, violences conjugales, violences sexuelles ; on le sait, mais en France, la victimologie agace les femmes elles-mêmes ; nous ne voyons pas la nécessité de faire des recherches et pas davantage la nécessité de mener des actions qui leur soient spécifiques ; nous ne savons que faire avec ces évidences que personne ne nie. Autrement dit, nous les acceptons. Redoublement de la stigmatisation ou reconnaissance des droits de la Femme ? Ces deux logiques s’affrontent aujourd’hui. L’épidémie de sida a brusquement éclairé des femmes qui jusqu’alors étaient invisibles. Les usagères de drogues en bénéficieront-elles ? On peut l’espérer, mais on peut craindre tout autant qu’elles ne subissent une opprobre redoublée par la criminalisation. C’est ce qui se passe aux États-Unis où des femmes enceintes et usagères de drogues sont condamnées à des années de prison pour l’empoisonnement de leur bébé. Jusqu’à présent, en France, nous avons tout simplement passé la situation de ces femmes sous silence. Les seules campagnes de prévention qui leur sont destinées portent sur les risques qu’elles font courir à leur bébé avec le tabac. L’information sur les risques est indispensable, mais les campagnes doivent prendre en compte que la culpabilité redouble le stigmate au lieu de renforcer la confiance en soi. Voilà qui est parfaitement contre-productif, pour les femmes comme pour les hommes d’ailleurs. Donner aux femmes le moyen de choisir en termes de protection de leur santé – comme plus largement en termes de choix de vie – ou réprimer, telle est l’alternative : ne l’oublions pas.   


Bibliographie


  • Bachmann C., Coppel A. Le Dragon domestique. Deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue. Paris : Albin Michel, 1989 : 672 p.
  • Coppel A. Sexe, drogue et prévention. In : F. Edelmann (sous la dir.). Dix clefs pour comprendre l’épidémie. Dix années de lutte avec Arcat sida. Paris : Le Monde Éditions, 1996 : 85-90. Pour une présentation en français des recherches anglo-saxonnes, voir le chapitre « Les prises de risques dans les relations sexuelles » In : Coppel A. Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques. Paris : La Découverte, 2002 : 300 p.
  • Coppel A., Bragiotti L., Vincenzi I., Besson, S., Ancelle R.-M., Brunet J.-B. Recherche-action Prostitution et santé publique. Centre collaborateur OMS, novembre 1990

 

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