Les recherches de terrain françaises sur les toxicomanes

Chapitre, en coll. avec Nelly Boullenger et WEINBERGER M.
 Penser la Drogue, penser les drogues
Alain Ehrenberg (sous la direction de.),
Éditions Descartes, 1992
pp. 87-131

 

 

LE CHAMP DE L’ÉTUDE

 

Un progrès dans la volonté de savoir

Au cours des années 70, à l’exception de quelques rares enquêtes épidémiologiques, la recherche en toxicomanie est principalement clinique. Plusieurs facteurs vont contribuer au développement des recherches de terrain. La volonté de savoir est d’abord celle des acteurs, praticiens, responsables administratifs et décideurs. Confrontés à l’extension des toxicomanies et au changement de profil des toxicomanes de la fin des années 70, quelques cliniciens se spécialisent dans la recherche épidémiologique et amorcent une première description épidémiologique de leur clientèle. Parallèlement, les administrations directement concernées par les toxicomanes sont peu à peu sensibilisées à la nécessité de disposer d’outils d’évaluation du dispositif d’intervention et la priorité, dans la recherche épidémiologique, est accordée à l’amélioration du système de surveillance épidémiologique, qu’il s’agisse de recueil systématique ou de recueil sur une base de volontariat. Peu à peu, les services relevant du ministère de l’Intérieur, des Affaires sociales et de la Santé, et le ministère de la Justice, en particulier l’Administration pénitentiaire se dotent d’outils opérationnels, organisation de services responsables de la collecte de l’information (OCRTIS, SESI), informatisation et identification des circuits de l’information, discussion de la fiabilité et la validité de l’information.

Dans le domaine du soin, la réflexion méthodologique sur les catégories utilisées est menée en collaboration avec les différentes équipes intervenant en toxicomanie Sous l’égide de la DOS et de l’INSERM (Unité 302), un groupe de travail se met en place en 1984 associant cliniciens, chercheurs et responsables administratifs. Une base de données nationale permet désormais de connaître le profil des toxicomanes soignés dans les centres spécialisés et plus largement dans le système de soins. À la fin des années 80, on dispose d’une première description du système d’intervention, et les préoccupations deviennent plus opérationnelles. Des rapports administratifs, groupes de travail et enquêtes commencent à explorer les questions clés de l’intervention auprès des toxicomanes : protection sociale et accès aux soins, prise en charge des toxicomanes contaminés par le VIH, incarcération des toxicomanes.

L’extension des consommations de drogue ainsi que la menace du sida sensibilisent peu à peu les administrations, services et professionnels s’adressant à une population générale mais où les toxicomanes sont chaque jour plus nombreux. Les services où les toxicomanes sont identifiés en tant que tels, certains services hospitaliers, tels les services d’urgence ou encore les professionnels dits de « première ligne », confrontés directement à une clientèle de toxicomanes, médecins libéraux, pharmaciens, éducateurs spécialisés, comités de probation commencent à s’interroger sur cette population. La loi de décentralisation et les nouveaux modes de gestion des services, en particulier dans les différents dispositifs transversaux (DSQ, CCPD) marquent un tournant dans les préoccupations : le problème est envisagé dans son interface avec différents problèmes sociaux, processus d’exclusion, sentiment d’insécurité et délinquance, insertion et intégration des minorités culturelles. Une méthodologie d’intervention s’élabore, qui vise à une meilleure adéquation des réponses aux besoins et ces dispositifs interpartenariaux, conseils départementaux de lutte contre la toxicomanie, conseils départementaux ou communaux de prévention de la délinquance, comités d’environnement sociaux, services municipaux sont aujourd’hui demandeurs d’une connaissance locale voire micro-locale du phénomène.

image penser la drogue livre

Encore faut-il identifier et mobiliser les dispositifs et les hommes susceptibles de traiter l’information. Différents organismes sont sollicités soit dans le cadre de missions ponctuelles soit comme partenaires des dispositifs d’intervention chargés d’en assurer le suivi et l’évaluation : bureaux d’études, associations ou groupes informels de praticiens, services de recherches épidémiologiques, qui peuvent être rattachés à des CHU ou à l’INSERM, et particulièrement les Observatoires régionaux de santé. Les productions sont principalement des études de clientèle, mais aussi des enquêtes auprès de populations précises, jeunes scolarisés, professionnels de santé et services sanitaires et sociaux, l’approche de la toxicomanie et de l’usage de drogue en milieu naturel restant largement méconnue. Ces initiatives sont toutefois faiblement outillées : la collaboration avec les équipes de chercheurs et universités reste marginale et les praticiens ne sont généralement pas formés aux méthodologies de la recherche ; or, et c’est là une des difficultés du champ, l’interprétation des données, et particulièrement des statistiques issues des services, principale source d’information, exige une bonne connaissance des fonctionnements institutionnels, des pratiques professionnelles et enfin des toxicomanes eux-mêmes; la participation de praticiens à l’analyse des données se révèle d’autant plus nécessaire que les organismes et chercheurs spécialisés font défaut, à quelques rares exceptions près. Dispersées de par l’hétérogénéité des sites et des populations-cible, des organismes et professionnels impliqués, les études et recherches de terrain dans le domaine de la toxicomanie peuvent difficilement capitaliser l’expérience acquise et développer de nouveaux outils en terme de méthodologie ou de problématique.

 

Délimitation du champ et principe de classement

 

Sous le vocable « recherche de terrain », nous avons regroupé les différentes études et recherches qui contribuent à la connaissance des toxicomanes et usagers de drogues (significations sociales de l’usage de drogues, type de population, modes de consommations, trajectoires, insertion et processus de marginalisation, délinquance, recours aux institutions, mortalité et morbidité … ) ainsi que de leur environnement (familles, sociabilités micro-locales et sentiment d’insécurité, institutions répressives, éducatives, sanitaires et sociales, milieu de travail) à l’exclusion des recherches purement cliniques, psychologiques, biochimiques et historiques. Nous n’avons pas traité ici des approches économiques dans la mesure où un rapport de synthèse vient d’être effectué pour le Conseil de l’Europe (Fatela, 19921). Seuls les travaux portant sur les drogues illicites ont été retenus, leur développement posant des problèmes méthodologiques spécifiques que ce rapport se propose d’identifier. Ces études et recherche ont été classées en cinq rubriques selon le type d’objet soit :

1. Épidémiologie quantitative et descriptive

2. Enquêtes de consommation

3. Études de trajectoire et populations ciblées

4. Usages sociaux des drogues

5. Recherches opérationnelles

Les catégories retenues renvoient aux objectifs que se fixent ces études. Le classement par discipline n’a pas pu être retenu, tout d’abord parce que les recherches inscrites dans un seul champ sont rares. La plupart d’entre elles font appel à différentes sciences sociales, traditionnellement épidémiologie, démographie, psychologie clinique ou psycho-sociologie, et plus récemment, ethnologie et sociologie. Une grande part des études utilise des outils sociologiques ou sociodémographiques, mais les recherches purement sociologiques restent l’exception – du moins lorsqu’il s’agit de recherches spécifiques à la toxicomanie. Le développement des recherches exigerait un travail à la fois conceptuel et méthodologique propre à chaque science sociale, mais les ambitions de ce rapport sont plus modestes : effectuer un premier état des lieux, soit identifier les axes autour desquels se développent actuellement les recherches de terrain. Ainsi avons-nous regroupé sous le vocable « usages sociaux des drogues » les quelques recherches existantes, qu’elles relèvent de l’ethnologie, de la sociologie ou de l’anthropologie. Nous nous sommes contentés de signaler dans une catégorie donnée, par exemple les études sur le devenir des toxicomanes, les outils conceptuels utilisés, recherches psychosociologiques sur les facteurs de risque (Curtet, Davidson, 1982) ou encore recherches qui s’inscrivent dans une problématique sociologique (Castel et alii, 1992). Nous avons de plus privilégié les travaux descriptifs au détriment des approches conceptuelles sur la construction du problème de la drogue, sur les systèmes de représentations ou encore sur le système juridique, au contraire des modalités d’applications de la loi qui . relèvent du champ de l’étude niais qui sont encore peu explorées.

Restent des zones de recouvrement qui ont été traitées en fonction de la cohérence propre à chaque catégorie. La catégorie « évaluation » est particulièrement difficile à délimiter, dans la mesure où toutes les enquêtes épidémiologiques, en particulier celles qui traitent des statistiques issues des services, en relèvent ; de fait, elles fournissent des indicateurs indispensables mais limités en ce qu’ils sont purement descriptifs. Ont été classées dans cette catégorie les recherches strictement finalisées. C’est le cas d’études portant sur des dispositifs ou mesures précises, telle l’étude sur La libéralisation de la vente des seringues (IREP 1988), étude qui mêle enquête statistique et observation ethnographique. Les recherches opérationnelles cumulent le plus souvent différents modes d’approche: Pour une réponse communautaire au défi de la drogue, la commission toxicomanie de la ville d’Orly (FIRST 1988), comporte à la fois une partie d’enquête épidémiologique (recueil et analyse des données existantes, production de données sur le profil des clientèles), une partie ethnologique (approche qualitative de terrain dans les quartiers) et une partie évaluative du dispositif mis en place (construction d’indicateurs de résultats) ; c’est toutefois l’aspect accompagnement du dispositif d’intervention qui a été retenu ici et qui a justifié son classement dans la catégorie recherche-action.

Sources d’accès

 

Le recueil des productions présentées ne se prétend pas exhaustif. Le recensement des travaux de recherche entrepris par Toxibase, réseau national de documentation sur les pharmaco- dépendances, se heurte aux caractéristiques de ce champ mal délimité. Il n’existe pas de laboratoires de recherche spécifiques au champ ni au CNRS ni à l’INSERM, même si deux laboratoires sont particulièrement producteurs, l’Unité 185, unité d’épidémiologie en population générale (santé des jeunes) et l’Unité 302, unité relevant de la santé mentale. Deux organismes sont rattachés à des instances de recherches, l’IREP rattaché au CREDA de l’Ecole des hautes études en sciences sociales et le CNDT rattaché à l’université Lumière, Lyon II, ce centre étant d’abord un centre de documentation. À ces deux exceptions, les recherches se développent aux marges des différentes instances de recherche en sciences sociales, à l’initiative de chercheurs individuels. Difficulté supplémentaire, l’usage de drogue peut être abordé sans que l’appartenance au champ de la toxicomanie soit pour autant revendiqué – c’est le cas aujourd’hui des derniers travaux sur la jeunesse ; ces travaux ne sont donc pas recensés comme relevant du champ de la toxicomanie, et cela, bien que la signification de l’usage de drogues participe pleinement de la compréhension du phénomène.

La majorité des études et recherches portant de façon spécifique sur les toxicomanes est étroitement liée au dispositif d’intervention spécialisé. Les différents organismes, tels le GEERMM dans l’est de la France, le CEID à Bordeaux, Drogue et Société à Créteil peuvent s’engager dans des études contractuelles mais seules les grandes institutions de soins, Marmottan et l’Abbaye à Paris, ont entrepris un développement plus systématique des travaux de recherche. Quelques associations ont été créées à l’initiative de praticiens telles FIRST à Paris, l’IRS à Reims, ARCADE en Seine-St-Denis, A3 à Lyon, associations qui peuvent être rattachées à des institutions spécialisées ou regrouper des praticiens intéressés au développement des recherches de terrain. Ces différentes initiatives sont extrêmement fragiles : la fonction recherche n’est pas identifiée dans les services et sa budgétisation est précaire, qu’il s’agisse de budgets d’Etat ou de recherches contractuelles. Ces recherches sont menées le plus souvent par des praticiens qui y consacrent le temps que leur pratique professionnelle laisse disponible, les chercheurs qui s’y investissent ne pouvant que se marginaliser de par la faiblesse institutionnelle du champ.

Les études épidémiologiques menées dans un cadre institutionnel, particulièrement celles de l’INSERM (U .302, U .185) ou menées avec son soutien technique, sont bien identifiées. Elles ont donné lieu à des publications dans des revues scientifiques ou ont fait l’objet d’ouvrages et sont répertoriées dans « Toxibase ». Nous avons pu ainsi en décompter environ 60 réalisées en France entre 1986 et 1989. Lorsque le cadre institutionnel est moins bien identifié, lorsqu’il s’agit d’études ponctuelles, d’études régionales ou d’études menées dans le cadre d’organismes supra-nationaux telle la CEE, les études sont plus difficilement accessibles; d’une façon générale, la diffusion des rapports administratifs reste le plus souvent confidentielle. D’un ministère à l’autre, d’un bureau à l’autre au sein d’une même administration, l’information ne circule quelquefois que par le biais des relations interpersonnelles.

Un recensement de l’information statistique sur les drogues et les toxicomanies vient d’être effectué dans un rapport établi à la demande de la Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (R. Padieu, 1990). Les statistiques ont été classées en séries continues ou périodiques (23 séries correspondant à 15 organismes) et sources ponctuelles ou occasionnelles (22 études correspondant à 12 organismes). Il s’agit principalement de statistiques de service mais quelques-unes de ces séries ont fait l’objet de recherches épidémiologiques. Les difficultés de l’inventaire sont liées à la diversité des sources de données ; l’amélioration du recueil et de l’analyse de ces différentes données suppose pour une part « l’amélioration des relations entre organismes : harmonisation des définitions et procédures, organisation et contrôle des transmissions, clarification des rôles et des mentions d’origine » (Padieu, 1990) . Il suppose aussi d’élargir le recueil des données, au-delà des administrations centrales, à des partenaires non spécialisés – décideurs locaux, mouvement associatif, mutuelles, organisations professionnelles – confrontés à la drogue et à la toxicomanie dans son interface avec la santé, le sentiment d’insécurité et la délinquance, l’intégration des communautés ethniques ou l’insertion des jeunes, et qui sont aujourd’hui à l’initiative d’approches locales du phénomène.

Le recensement de ces études opérationnelles se heurte plus encore à la diversité des commanditaires et à la dispersion des sources de diffusion qui en découle. Pour ce premier état des lieux, nous avons sollicité certains commanditaires publics ou organismes tels que la MIRE, la DAS, la DOS, la DIV, la DGLOT, l’INSERM, l’ANRS, l’AFLS, le CESDIP et l’Administration pénitentiaire. Nous nous sommes également adressés aux associations, le GEERMM, l’IRS, FlRST. Drogues et Société pour obtenir leurs travaux. Le CNDT, le comité de liaison des associations socio-éducatives de contrôle judiciaire (CLCJ), les antennes Toxicomanie des prisons, la fondation Toxicomanie et Prévention Jeunesse, le JET (Jeunes en Equipes de Travail) ont également été sollicités. Les collaborations du Centre DIDRO et du service documentation de la DGLDT· ont été particulièrement précieuses.

Rapports et enquêtes souffrent d’un manque de valorisation qui pourrait contribuer à soutenir les équipes engagées dans ces recherches. Quelques initiatives répondant à ces préoccupations, rencontres, séminaires, publications de n° spéciaux de revue nous ont permis d’identifier des travaux en cours tels que le compte rendu de la réunion scientifique de l’IREP, « Recherche et méthodologie dans le champ de la toxicomanie et du sida », publié dans Rétrovirus, t. III, décembre 1990, n°8 ou encore la journée épidémiologique organisée annuellement par l’ANIT. Des rencontres de praticiens ont également ouvert des pistes :  » Champ d’action, gens d’action  » animée par l’AFLS, « Les cités européennes face à la drogue », dont le compte rendu a été publié par FIRST et par l’INJEP ainsi que la publication dans des n°spéciaux des travaux et recherches de praticiens tels que Perspectives psychiatriques 1991, n° 27/II ou le Dossier toxicomanie de l’Union sociale, UNIOPS, décembre 1989.

 

ÉPIDEMIOLOGIE QUANTITATIVE

 

Les études quantitatives portant sur les clientèles des différentes institutions constituent aujourd’hui la première source d’information sur les toxicomanes et servent de base à la majorité des recherches (recherche épidémiologique, recherches opérationnelles, en particulier études régionales du phénomène et recherches évaluatives). À ce titre, et bien que les statistiques issues des services aient été recensées et analysées dans le rapport Padieu, nous en avons conservé une présentation sommaire en indiquant les limites de ce recueil, non par goût de la critique mais parce que ces limites justifient le développement de recherches complémentaires. Celles-ci sont liées à la nature de l’information traitée : les populations décrites (profil, évolution, besoins sanitaires et sociaux … ) reflètent les missions des services, les moyens mobilisés et les pratiques qui s’y développent.

Pour que ces études participent de l’évaluation du phénomène ainsi que de l’évaluation du dispositif d’intervention, le traitement de l’information doit, au-delà du recueil des données de base, franchir différentes étapes qui en permettent l’interprétation. Même si la comparaison des statistiques issues des services ne peut s’effectuer terme à terme dans la mesure où les catégories ne sont pas homogènes, des indicateurs tels que la proportion et le profil des clients des services de soins spécialisés ayant été incarcérés, la proportion et le profil des détenus ayant été en contact avec une institution de soins spécialisés, le profil des toxicomanes pris en charge dans les services généralistes (services d’urgence, maladies infectieuses … ) comparé aux usagers des services spécialisés fournit des informations précieuses à la fois sur la représentativité et la signification des différents échantillons et sur les services qui les produisent. À terme, ce faisceau d’indicateurs doit permette de construire des hypothèses sur la population générale des toxicomanes et sur l’évolution des besoins, dans la mesure où il est confronté à d’autres sources d’information, enquêtes, en population générale ainsi qu’enquêtes ethnographiques, données qui doivent être intégrées dans un dispositif d’ensemble (voir, par exemple, le dispositif épidémiologique de la ville de New York, Frank,1990), (cf Approches ethnologiques et épidémiologiques).

 

Enquêtes quantitatives et services de soins

 

Difficilement collectées, les données issues des services sanitaires et sociaux ont été l’objet d’un travail de recherche épidémiologique systématique marqué par la volonté d’homogénéiser les catégories. Jusqu’au milieu des années 80, les seules statistiques nationales existantes étaient l’enquête dite quatrième trimestre menée auprès des établissements sanitaires et sociaux accueillant une population de toxicomanes. Lancée en 1974, l’enquête n’était pas véritablement exploitée et souffrait de graves insuffisances. Il n’existait aucune statistique commune aux toxicomanes pris en charge dans le système de soins spécialisés. Les premières descriptions des clientèles ont été effectuées par des praticiens de services hospitaliers puis des centres de soins spécialisés, travaux qui se sont multipliés avec l’extension des toxicomanies au début des années 80 (voir les travaux de D. Baudrier et alii, 1982, Caroli et alii, 1983, J.-J. Le Corre et alii, 1983, H. Loo, 1981, D. Rösch, 1984). Quelques initiatives visent à confronter l’information de différents services: en 1981-82, une étude est menée dans trois centres parisiens (Marmottan, Hôpital Fernand-Widal, Association Charonne) ; elle identifie en particulier, le premier recours au système de soins dans une recherche effectuée pour l’INSERM, Pour une recherche épidémiologique sur la pharmaco-dépendance (Olievenstein et Ingold, 1983). En Gironde, à la même période, un groupe informel réunit spécialistes et administratifs; une base de données est élaborée qui permet de traiter systématiquement et sans double compte les données sur le soin dans le département.

La nécessité de disposer d’un outillage statistique national, nécessité à laquelle le milieu professionnel est peu à peu sensibilisé, mais aussi les difficultés méthodologiques (technique de l’entretien, choix des variables, échantillonnage … ) et techniques (moyens en personnel, en temps, traitement informatique) ont conduit à une collaboration accrue entre chercheurs et praticiens (Facy et Rösch, 1988). Cette collaboration devient systématique en 1986 pour la base de données proposée aux centres de soins spécialisés, enquête ponctuelle qui a débouché sur une enquête quinquennale, l’enquête « toxicomanies » (Facy, 1988).

Avec le soutien de la Direction générale de la santé et de la MlLT, l’INSERM (U.302), le SESI et l’AP ont entrepris une réflexion méthodologique commune : définition de la toxicomanie, examen de la fiabilité de l’échantillon, amélioration de la couverture des enquêtes, sensibilisation des partenaires institutionnels. Il existe aujourd’hui quatre enquêtes nationales dont les catégories sont cohérentes :

–L’enquête toxicomanie (dite de novembre) : elle est effectuée par le service des statistiques du ministère des Affaires sociales et de l’Emploi (SESI). Depuis 1986, la couverture du champ (établissements répondant à l’enquête) s’est améliorée, le recueil des données a été réduit à un mois (mois de novembre) au lieu d’un trimestre afin de limiter les doubles comptes et les catégories utilisées par les différents types d’établissements sanitaires et sociaux sont désormais homogènes. Les informations recueillies sont les suivantes : profil socio-démographique, produits consommés, prise en charge précédente et premier recours institutionnel ainsi que nature de la demande et de la prise en charge.

–l’enquête toxicomanies : elle est effectuée par l’INSERM (U.302) auprès de centres de soins spécialisés volontaires. Cette enquête quinquennale fournit les informations socio-démographiques les plus complètes ainsi que des éléments d’information sur l’état de santé (VIH), protection sociale, éléments de trajectoire tels que recours antérieur au système de soins, incarcération, tentatives de suicide, etc.

–recueil permanent : recours aux soins par les toxicomanes. L’enquête, mensuelle, est effectuée par l’Assistance publique, service d’épidémiologie. Elle comptabilise consultations et hospitalisations en Ile-de-France et vise à évaluer l’activité des services. Depuis 1984, l’enquête a été coordonnée avec l’enquête toxicomanie (novembre) effectuée par le SESI avec une grille de saisie unique. Après trois années de référence (1984-86) des améliorations sensibles ont été introduites (informatisation, animation d’un réseau de correspondant, articulation avec la DGS et la DRASS Ile- de-France). Sont comptabilisés tous les actes médicaux (demande de soins pour une pathologie associée à la toxicomanie ou directement en rapport avec la toxicomanie : surdosage, manque, sevrage).

–toxicomanes vus dans les antennes toxicomanie : l’enquête est effectuée par l’INSERM en collaboration avec les praticiens des antennes qui font la passation du questionnaire. Elle porte sur les toxicomanes incarcérés qui font appel aux antennes (démarche volontaire) sans qu’il soit possible d’évaluer précisément la représentativité de cet échantillon par rapport à la population globale des toxicomanes incarcérés. Elle permet de comparer cette population avec celle qui a accès au système de soins spécialisés.

Dans ces quatre enquêtes, l’homogénéisation des catégories utilisées se heurte à des limites liées aux logiques de services. La définition de la toxicomanie adoptée est celle de l’OMS, elle est fondée sur le concept de dépendance, soit une consommation « régulière et prolongée au cours des derniers mois de toxiques licites et illicites ». Cette définition qui peut faire consensus en terme conceptuel, ne prend pas en compte le fonctionnement des services et les définitions pratiques qu’ils produisent. Il est probable – et sans doute souhaitable pour ce qui concerne l’évaluation des besoins – qu’un patient hospitalisé pour un surdosage dans un service d’urgence soit comptabilisé comme toxicomane même si cette consommation est purement occasionnelle. De même, tout patient s’adressant à un centre de soins spécialisés aura tendance à être comptabilisé comme toxicomane, quelle que soit sa pratique récente, de l’abstinence au cours des derniers mois pour un toxicomane lourd à une consommation occasionnelle ou expérimentale de haschisch pour un jeune en difficulté. Quant aux toxicomanes dépendants de l’alcool qui relèvent de la même définition, ils ne sont vraisemblablement comptabilisés comme tels que dans la mesure où ils s’adressent à un service spécialisé en toxicomanie, la standardisation avec les services non spécialisés se heurtant ici aux représentations communes de la toxicomanie. La volonté de ne pas entrer dans une distinction entre les différents produits est légitimée par une problématique de traitement de la dépendance, le rapport au produit et non le produit étant considéré comme déterminant, mais elle rend difficile l’évaluation des autres besoins du toxicomane, particulièrement en ce qui concerne le risque sida.

Autre élément de standardisation, « la demande de soins » qui remplace depuis 1986, le « motif du recours au système de soins », jugé ambigu. Ce terme de « demande de soins » renvoie, comme le note Padieu, à une pratique propre au dispositif de soins spécialisés et liée à la loi de 70, la démarche de soins devant être volontaire; mais il risque d’exclure les toxicomanes qui utilisent les services sanitaires et sociaux sans pour autant formuler une demande de cure ou de suivi pour leur toxicomanie, ce qui est le plus souvent le cas dans les services non spécialisés. La standardisation des données limite ainsi les champs d’investigation et ne permet pas d’évaluer les besoins indirectement liés à l’usage de drogue. Des enquêtes complémentaires qui prennent en compte le fonctionnement propre à chaque service et les définitions de la toxicomanie qu’ils produisent s’avèrent ainsi indispensables à une évaluation des besoins globaux, sanitaires et sociaux des toxicomanes.

 

Etudes quantitatives et services non spécialisés en toxicomanie

 

Moins sensibilisés à la nécessité du recueil des données, les services non spécialisés sont aujourd’hui confrontés à la nécessité d’une nouvelle mobilisation face à l’extension du phénomène dans son interface avec les problème de santé, et particulièrement le risque sida, ainsi qu’avec les problèmes d’insécurité, de délinquance et d’insertion. Les études quantitatives dans ces services posent des problèmes méthodologiques spécifiques qui doivent être identifiés avant de procéder à tout effort de standardisation. Dans la mesure où la prise en charge des toxicomanes ne fait pas partie des missions du service, leur comptabilisation n’est pas prévue. Même lorsque celle-ci est souhaitée, elle est difficile à construire : le phénomène apparaît le plus souvent aux marges des services.

Dans nombre de services et équipements tel l’hébergement social ou les clubs de prévention, le diagnostic de toxicomanie est d’autant plus difficile à poser qu’il peut impliquer l’exclusion du service ; aussi son évaluation varie-t-elle grandement selon les perceptions et les pratiques des professionnels. Certains professionnels des secteurs socio-éducatifs évitent, même lorsqu’ils acceptent de prendre en considération les difficultés liées à l’usage de drogue, de poser un diagnostic de toxicomanie dans la mesure où l’usage de drogue est souvent considéré comme « le révélateur des difficultés du jeune » et non pas « une maladie »: ce sont donc précisément ces difficultés aux quelles s’attache le personnel socio-éducatif et ce d’autant que les demandes de soins sont rarement formalisées (CIRBA, 1985). Une étude nationale menée par le Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisé La prévention spécialisée et le dispositif de lutte contre la toxicomanie (Rösch et Cagliero, 1989) a sans doute été confrontée à ces difficultés de diagnostic, le taux de non-réponse (336 réponses exploitables pour 617 équipes) pouvant renvoyer à l’absence de motivation des équipes mais aussi à la difficulté de délimiter la population des toxicomanes. Comment traiter par exemple la consommation « régulière au cours des derniers mois » de cannabis, consommateurs considérés comme toxicomanes dans la définition épidémiologique de référence ? La définition est loin de faire consensus chez les professionnels, et particulièrement dans les milieux où la consommation de cannabis s’est banalisée.

Cette difficulté est plus aisément surmontée dans des enquêtes locales qui peuvent associer plus directement les professionnels dans la définition du champ de l’étude telle l’enquête menée à Lille, Enquête sur les jeunes consommateurs de produits toxiques rencontrés dans les Clubs de prévention du département du Nord (Marty et Tillard, 1988). dans la mesure où la compréhension du processus par lequel le diagnostic de toxicomanie est posé participe de l’enquête elle-même, l’approche qualitative associant les professionnels aux objectifs et à l’élaboration de la démarche méthodologique se révèle un préalable indispensable à la comptabilisation.

Dans les services hospitaliers, les consommations de drogues sont généralement signalées lorsqu’elles donnent lieu à une intervention spécifique. C’est le cas des services d’urgence qui commencent à être étudiés par des praticiens. telle l’étude menée auprès de deux services hospitaliers à Marseille, Une enquête sur les services d’urgence, (Hodgkinson et Prat. 1991) ou encore sur Les usagers de psychotropes et les services d’urgence (Tabouada, Menerath C., 1990), enquête menée auprès de trois services hospitaliers. Cette dernière enquête traite les feuilles d’urgence remplies dans les services, la réponse apportée et sa notification apparaissant très liées aux pratiques des services hospitaliers face aux demandes de sevrage ou de prescriptions médicamenteuses, ainsi qu’aux ressources institutionnelles dont dispose l’hôpital (existence ou non d’une consultation spécialisée) ; la demande de soins apparaît ainsi intrinsèquement liée à l’offre, ce dont témoigne la grande variabilité des demandes enregistrées selon les services. Une étude systématique de l’accueil des toxicomanes dans les services d’urgence est actuellement en projet à l’Assistance publique. Cette étude peut contribuer utilement à la connaissance des toxicomanes les plus marginalisés qui n’ont accès aux soins que dans l’urgence, à condition d’intégrer à l’enquête cette dimension une moyenne nationale effectuée entre les services d’urgence qui acceptent de prendre en considération la demande du toxicomane et ceux qui s’y refusent, reflétant sans doute l’activité des services mais non les besoins de santé exprimés dans l’urgence ; car seule l’activité est comptabilisée, voire comptabilisable, les refus de prise en charge ne donnant pas lieu à enregistrement.

 

Enquêtes quantitatives et services répressifs

 

Les statistiques des services de police, de gendarmerie et des douanes sont regroupées et traitées systématiquement par l’OCRTIS. Construites dans un objectif opérationnel, soit fournir aux services de police et aux parquets les informations utiles, les statistiques de l’OCRTIS sont les seules statistiques nationales à être exploitées annuellement, la marge d’erreur étant identifiée et réduite par différentes mesures organisationnelles (maîtrise du circuit de l’information). Une même saisie informatique dans les différents services concernés doit encore réduire cette marge (projet FNAILS).

Au regard de la connaissance du phénomène, l’interprétation des résultats exige d’abord une bonne maîtrise des logiques de services, qui peut s’effectuer plus aisément au niveau local (mouvement du personnel, restructuration des services, élargissement des activités … ). D’autres informations pourraient être exploitées dans un objectif de connaissance, telle la récidive qui pourrait permettre de mieux connaître l’évolution de la population, usagers et trafiquants (renouvellement ou non … ). Certaines informations sont aujourd’hui indisponibles telle l’interface entre délinquance connexe et infraction à la législation des stupéfiants, l’OCRTIS n’enregistrant que les infractions à la législation des stupéfiants (ILS) alors que les statistiques de la Direction centrale de la police judiciaire (DEDG) n’enregistrent que l’infraction principale. Une recherche en cours au CESDIP vise à décrire l’entrée dans le système pénal, recherche fondée sur l’exploitation des rapport de police, services de sécurité publique et BRP (Barré, recherche en cours). Des recherches portant sur les catégories opérationnelles de trafiquant et de toxicomane devraient permettre d’intégrer et valider des éléments de connaissance empirique sur par exemple, la structure du trafic (selon que les trafiquants sont eux- mêmes en contact avec les toxicomanes, selon les connexions avec le trafic international … ).

Le ministère de la Justice produit également des statistiques relevées annuellement auprès des parquets en matière de stupéfiants qui sont destinées à la constitution du Compte général de l’administration de la Justice. Elles comprennent les statistiques des décisions des parquets ainsi que les statistiques des condamnations. Le premier traitement de cette information pour ce qui concerne les ILS (infractions à la législation sur les stupéfiants) date de 1981 Stupéfiants et Justice pénale, enquête pour l’année 1981 (J. Gortais, 1983). Il n’y a pas eu de publications depuis lors, les systèmes d’exploitation n’étant pas encore opérationnels. La population pénale est mieux connue : sont comptabilisées par la Division de la statistique et des études (ministère de la Justice) les infractions principales de tous les entrants. À cette statistique, il convient d’ajouter la statistique trimestrielle de la population carcérale (recensement et mouvement), comptabilisant le nombre de condamnés mais non les prévenus. Ces statistiques ne permettent pas d’évaluer le nombre de toxicomanes incarcérés, pour deux raisons : les infractions à la législation des stupéfiants et la toxicomanie ne se recoupent pas entièrement ; seule l’infraction principale est enregistrée. Quelques études statistiques ont été menées par le Service des études (AP). La plus récente porte sur 800 entrants qui se sont déclarés eux- mêmes toxicomanes (Kensey A., Cirba, 1989), biais auquel est également confrontée l’étude des antennes Toxicomanie (voir statistiques des services de soins). Elle fournit quelques indicateurs sur l’histoire des consommations de drogue (durée quelquefois de plus de 10 ans) et trajectoire institutionnelle (cures de sevrage répétées, récidives) ainsi que sur l’importance des infractions autres que ILS (44,5% des entrants qui se sont déclarés toxicomanes). Cette population est à confronter avec celle qui est vue par les antennes.

 

 

ENQUÊTE DE CONSOMMATION

 

Population générale

 

Les enquêtes en population générale qui traitent des drogues illicites sont peu nombreuses. Pour ce qui est des adultes, les seules enquêtes existantes sont des enquêtes d’opinion comme celle du CREDOC (questionnaire additionnel à l’enquête sur les conditions de vie et aspirations des Français) ou d’enquêtes qui englobent le phénomène drogue dans les opinions et comportements face à la santé (enquêtes INSERM). Quelques instituts de sondage fournissent également des informations quant aux opinions sur la drogue, mais quelquefois aussi sur les consommations de drogues, telle l’enquête SOFRES sur la consommation de haschich (SOFRES, juin 1992). Signalons que seul le haschisch parmi les drogues illégales peut être appréhendé dans ce type de cadre dans la mesure où ces consommations sont suffisamment étendues et plus aisément avouables. Les enquêtes en population générale concernant l’usage de drogues illicites sont confrontées à des obstacles méthodologiques : les populations les plus marginales sont sous-représentées, et ce d’autant qu’il s’agit d’activités illégales, les délais d’obtention des résultats sont importants et elles rendent mal compte des disparités locales. Elles fournissent toutefois une photographie précieuse sur le profil des consommateurs et, lorsqu’elles sont répétées, permettent d’identifier des tendances. C’est à ce titre que le rapport Padieu propose un système d’enquête en population générale (voir Annexe D 4, Padieu, 1990).

 

Population jeunes

 

La population générale des jeunes a donné lieu à des enquêtes dans les différents cadres où elle peut être atteinte de façon systématique, soit l’année et l’institution scolaire. Dans la mesure où elle porte sur tous les jeunes incorporés, l’enquête « Apetox » des centres de sélection des Années, Toxicophilie dans les armées, fait fonction d’enquête en population générale, avec toutefois le filtre de l’examen clinique (les personnes interrogées étant celles qui sont orientées vers la section psychiatrique). Elle ne permet donc pas d’évaluer les consommations de drogue mais seulement les cas où cette consommation est posée comme problème.

Les premières enquêtes de l’INSERM auprès des jeunes (Davidson et alii, 1973, Davidson et alii, 1980, Choquet et alii, 1983) décrivent les consommations de drogues licites et illicites des jeunes scolarisés. Ces enquêtes s’attachent particulièrement à identifier les facteurs de risque, la toxicomanie étant envisagée comme une déviance de l’adolescence. Les consommations de drogues illicites y sont intégrées aux comportements face à la santé et traitées au même titre que les consommations de psychotropes licites (alcool, médicament, tabac), ce qui en permet la comparaison mais tend à en sous-estimer l’usage dans la mesure où ces comportements sont illégaux. Elles retiennent deux types de variables : variables socio-démographiques et variables psycho-sociologiques (relations familiales, mode de vie, scolarité, aspirations, troubles psychologiques et psychopathologiques … ). L’enquête La Santé des adolescents : approche longitudinale des consommations de drogues et des troubles somatiques et psychosomatiques, (F. Choquet, S. Ledoux, H.Menke, 1988 ) s’inscrit dans cette perspective : les facteurs de risque du comportement toxicomaniaque sont comparables à ceux des autres comportements à problème des adolescents (vols, violences, absentéisme scolaire, tendances dépressives) au contraire de la consommation de médicaments psychotropes.

Au cours des années 80, les enquêtes auprès de jeunes se sont multipliées, mais elles ne prétendent plus à un échantillonnage national. Il s’agit au contraire d’enquêtes portant sur des groupes bien circonscrits au niveau régional, dans tin type d’établissements ou permettant la comparaison de différents types d’établissements. Citons les travaux de l’INRDP : Tabac, alcool, drogues ? Des lycéens en répondent, 1985, auprès d’élèves de 16 à 18 ans de 26 établissement scolaires parisiens et ceux de l’INSERM (U 169 ) : La consommation de drogues licites et illicites, approche longitudinale, 1983, élèves de seconde et CAP de Haute-Marne; Les lycéens de Meurthe- et-Moselle, 1984 ; Lycées classique, technique et LEP, Enquête épidémiologique auprès d’adolescents dans la Haute Marne, effectuée auprès de 3 288 élèves de 23 établissements scolaires du second degré, 11 ans à 19 ans, collèges, lycées, LP, SES (Choquet, Ledoux, 1989). Ces enquêtes systématiques peuvent être effectuées en collaboration avec les services de santé scolaire ou parfois initiées par ces services telle l’Enquête auprès des jeunes de 14-15 ans en milieu scolaire effectuée auprès de 2 334 élèves du Pas-de-Calais (Dassonville, Tillard, 1990).

Avec la montée des consommations de drogues dans les quartiers défavorisés, les enquêtes s’élargissent à des jeunes non scolarisés dans des enquêtes qui peuvent être ou non spécifiques aux problèmes de drogues, soit, pour les enquêtes non spécifiques aux drogues illicites : Santé des jeunes en voie d’insertion sur les troubles de la conduite et sur la dépressivité (OLCT de l’Ain, 1988); Troubles de la conduite rencontrés chez les jeunes du département de Haute-Savoie (CNDT, 1989), portant sur 6 groupes cible de jeunes, jeunes scolarisés (enseignement public et privé, SES), jeunes hébergés (maisons familiales et rurales), apprentis, IMP, IMPRO et Dispositif 16-25 ans, menée par l’ORS Haute-Savoie ; Les jeunes de 16 à 25 ans sans emploi : description épidémiologique et proposition pour un suivi médico-social (CAREPS, 1987) pour l’ORS Rhône-Alpes et la ville de Valence, enquête associant toutes les structures intervenant dans le dispositif jeune.

Pour les enquêtes portant de façon spécifique sur les consommations de drogues: Jeunes en stage d’insertion : environnement, personnalité et consommation de drogues parmi les jeunes en désertion scolaire face aux drogues (Choquet, 1986,) enquête menée en 1984 dans les Yvelines ; Etude de la consommation des drogues licites et illicites chez les jeunes scolarisés du département du Doubs (Comité départemental d’éducation pour la santé Doubs, 1988), la comparaison des résultats de deux enquêtes, 1982 et 1985, montrant que les LEP connaissent la plus forte progression des consommations de drogues ; Le recours aux substances toxiques licites et illicites chez les collégiens et lycéens de la région Rhône-Alpes (CAREPS, 1989) et services de santé scolaires, pour le Conseil régional Rhône-Alpes ; Etude du phénomène toxicomanie en Vaucluse III, milieu scolaire (Ethnologies AV APT, 1990), pour le Comité départemental de lutte contre les toxicomanies, étude portant sur 295 élèves tirés au hasard dans 22 établissements.

Les résultats obtenus dans ces études frappent par leur hétérogénéité, hétérogénéité liée en partie à l’échantillon et particulièrement l’âge, les 16-25 ans pouvant difficilement se comparer aux 12- 19, mais qui témoignent aussi d’une grande disparité des situations locales. Ainsi les drogues illicites sont expérimentées au moins une fois par 30,6% de l’échantillon dans l’étude régionale menée en Haute-Savoie dont 26% des jeunes scolarisés et jusqu’à 63% des jeunes appartenant au dispositif jeune (CNDT, 1989), résultats comparés à ceux obtenus précédemment dans les lycées parisiens soit 25 % de l’échantillon (Leselbaum et alii, 1985) alors qu’il est de 15,24% dans l’étude menée en milieu scolaire en Vaucluse (Ethnologies A V APT, 1990), résultats que les auteurs comparent à ceux de l’étude menée en Champagne-Ardennes soit 9% (Bulart et alii, 1987). Reste à déterminer ce qui relève de la méthodologie de recueil des données ou de l’échantillonnage et ce qui relève des caractéristiques locales.

 

TRAJECTOIRES ET POPULATIONS CIBLES

 

Les études de trajectoires ou follow-up ont donné lieu à de très nombreuses recherches dans les pays anglo-saxons, mais ont été peu étudiées en France (pour une synthèse et une discussion de ces recherches, voir P. Moutin et G. Briole, 1984, F. Lert et E. Fombonne, 1989). Les populations ciblées décrites sont majoritairement définies par les institutions qui les prennent en charge, soins spécialisés et prison (voir Trajectoires institutionnelles), le risque sida faisant émerger de nouvelles populations, particulièrement mère-enfant et prostituées (voir Morbidité et infection à VIH). Ces différentes études peuvent être considérées comme des moments de la trajectoire des toxicomanes et c’est ainsi qu’elles ont été traitées ici, soit les étapes suivantes : entrée dans la toxicomanie et facteurs de risque, trajectoires institutionnelles (soins et incarcération), morbidité et infection à VIH, mortalité, sorties de la toxicomanie, classification qui reprend en partie le travail de synthèse effectué par l’ORS Ile-de-France, Etude documentaire sur les effets des drogues et le devenir des toxicomanes (ORS Ile-de-France, 1989).

 

Entrée dans la toxicomanie et facteurs de risque

 

Les premiers travaux épidémiologiques de l’INSERM ont intégré à la description des comportements toxicomaniaques l’identification des facteurs de risque avec des variables psychosociales telles que la structure familiale (dissociation du couple parental, alcoolisme ou consommations de psychotropes des parents … ), antécédents psychopathologiques (tentatives de suicide, hospitalisations psychiatriques … ) et enfin profil sociopathique (fugue, délinquance … ), le groupe des toxicomanes présentant des caractéristiques analogues à celles des autres groupes déviants (F. Davidson, F. Facy , F. Laurent, 1981). Une recherche met en relation typologie des modes d’usage et variables socio-démographiques, Mo4es d’usage de toxiques et facteurs corrélés (H. Collet et D. Rösch, 1986). Mais le plus souvent ces recherches sont purement descriptives, les théories explicatives s’inscrivant dans un cadre clinique (Olievenstein 1983, 1987), qui peut être purement psychanalytique (Ferbos et Magoudi, 1986), dans une approche psychodynamique du toxicomane et de son environnement (Bergeret, 1990) ou encore dans un cadre de référence systémique (Angel et Angel, 1989). Aussi les dernières recherches sur les facteurs de risque se proposent d’intégrer épidémiologie et clinique du toxicomane et de sa famille. L’étude menée par les Centres de thérapie familiale de Monceau et de Saint-Germain-des-Prés, en collaboration avec l’Unité INSERM 302, Genèse socio-familiale des conduites d’intoxication, se fixe comme objectif la construction d’un outil méthodologique rendant compte de la constellation familiale qui intègre système émotionnel et informations événementielles (Collet H., Colle X., Rösch D., Moricet J., 1992). Une autre étude prolonge ces travaux menés dans trois directions, image du toxicomane, dimension historique des représentations sociales de la toxicomanie et approche clinique d’orientation psychanalytique : l’Etude des comportements du noyau familial à l’égard du problème de la toxicomanie (Brulart C., Freda H., Lahaye D., 1992).

 

Trajectoires institutionnelles

 

Si le profil des toxicomanes pris en charge est relativement documenté (voir Enquêtes quantitatives dans les services de soins), l’absence d’études longitudinales en rende l’interprétation délicate. Quelques praticiens ont souhaité effectuer un suivi de leur clientèle; citons par exemple la Recherche SUT le suivi institutionnel des toxicomanes (Digonnet et Krestzschmar, 1982) mais l’étude n’a pu être répétée faute d’un dispositif adapté. Deux études rétrospectives ont pu être effectuées, l’une après 4/5 ans pour une file active de 138 sujets (81 sujets retrouvés) (Boukhelifa, 1986) et l’autre de 4 à 9 ans après la prise en charge

pour une file active de 185 (117 sujets retrouvés) (N. Boullenger et D. Spinnhirmy, 1990). Ces études ont été effectuées à l’initiative de praticiens, le plus souvent dans le cadre de recherches personnelles, sans le soutien d’un dispositif institutionnel : les études de suivis ne sont pas intégrées au recueil des données institutionnelles faute d’un investissement suffisant dans la construction d’outils d’évaluation (Ingold, 1987). C’est à cette difficulté que se heurte la recherche en cours menée par l’INSERM sur Les itinéraires des toxicomanes dans les structures sanitaires et sociales : la recherche, initiée en 1987, se proposait de mener des entretiens à deux moments mais ne parvient pas à retrouver les sujets. Outre les caractéristiques propres à cette clientèle relativement mobile, le système de soins, organisé autour du concept de « chaîne thérapeutique » (soit une offre de service limité à un moment précis du cursus de désintoxication : accueil et orientation, cure, postcure, réinsertion) rend difficile le suivi au long cours, difficulté redoublée par la faiblesse des services de suite.

Au-delà des études de trajectoires, les bilans d’activité des services ainsi que la base de donnée toxicomanies (INSERM) fournissent quelques informations sur le passé institutionnel des toxicomanes pris en charge, en particulier la première prise de contact avec le .système de soins, mais on ignore le plus souvent le type de service offert ; peuvent être traitées au même titre, une hospitalisation qui se limite à quelques jours et une prise au charge au long cours impliquant différentes modalités d’intervention (consultation, cure, post-cure, psychothérapie ambulatoire … ). Quelques études plus approfondies ont été effectuées sur l’évolution de la clientèle de l’Abbaye (Rösch, 1984), sur la nature de la prise en charge et le motif du recours aux différents services des patients de Marmottan (Vion, 1988) ou encore quelques études menées dans un cadre régional avec pour objectif la description de l’utilisation du système de soins par les toxicomanes (Delmas-Saint-Hilaire, 1988).

Reste à interpréter les résultats : que signifie un recours ponctuel au système de soins ? Peut-il être considéré comme une réponse adaptée à un moment précis de la trajectoire d’un toxicomane ou s’agit-il d’un échec de la prise en charge ? A contrario, le recours réitéré aux institutions doit-il être considéré comme intrinsèquement lié à la toxicomanie et à son traitement, la durée du traitement étant considérée comme un facteur de réussite dans nombre de recherches évaluatives (Lert et Fombonne, 1989), s’agit-il d’une spécificité de la clientèle des centres spécialisés qui serait constituée de cas particulièrement lourds, ou encore le système n’a-t-il pas tendance à secréter ou renforcer une forme de chronicité ? Répondre à ces questions exige une discussion de l’échantillon que représentent les toxicomanes pris en charge dans le système de soins spécialisé. Nous avons mentionné supra (voir Etudes quantitatives et services non spécialisés en toxicomanie) les quelques études portant sur des établissements et services s’adressant à une population générale (services d’urgence, clubs et équipes de prévention) et qui seraient susceptibles de toucher une clientèle différente des centres de soins spécialisés mais les résultats sont trop fragmentaires pour élaborer des hypothèses comparatives. Quelques recherches récentes permettent du moins d’affirmer que tous les toxicomanes n’ont pas recours au système de soins telle l’étude sur le Recours des héroïnomanes aux institutions et perception de leur situation, enquête menée auprès de médecins généralistes en région parisienne et auprès de la brigade des stupéfiants : 56% des toxicomanes enquêtés n’ont ainsi jamais eu de contact avec une institution psychiatrique ou spécialisée, la moitié de ceux qui restent n’ayant fait que consulter (Y. Charpak et P. Hantzberg, 1989). L’étude menée auprès des services d’urgence et des services de police dans le Tarn-et-Garonne aboutit à des résultats comparables (CREAI, Midi-Pyrénées, 1988).

Les toxicomanes qui n’ont pas recours au système de soins spécialisés ont été bien identifiés dans le milieu carcéral à partir de deux études menées en 1985, l’une sur des toxicomanes incarcérés à la prison de Fresnes et l’autre à la prison de Fleury-Mérogis (Toro, Jouven, 1985; Ingold et Ingold, 1985). La prison semble bien, pour certains, être utilisée dans une logique de  » gestion de la dépendance « , selon l’hypothèse d’Ingold soit un temps d’arrêt de la prise de drogue qui peut être indispensable en l’absence d’autres réponses. Ces

résultats sont comparables à ceux obtenus auprès de 96 toxicomanes de la maison d’arrêt de Dijon, 1987 (Lereuil et Verpeaux, 1987) ou encore au CMPR Lyon (Ballot, Chevry, Vaquier, 1987) (pour une revue des études effectuées sur les toxicomanes incarcérés, voir Espinoza, 1989).

S’il existe bien différents types de trajectoires institutionnelles tant dans le rapport aux soins que dans le rapport aux institutions répressives, les variables macro-sociologiques dont on dispose actuellement ne suffisent pas à différencier les clientèles. Une meilleure compréhension du rapport des toxicomanes aux institutions, soins et répression, nécessaire à l’amélioration du dispositif institutionnel, exige la construction d’hypothèses plus fines et ce, dans différentes directions : typologie des modes de consommation et signification de rus age de drogues en relation avec le moment de l’intervention, la nature de l’offre de service, récidives et processus de chronicisation, et par exemple étude des prises en charge institutionnelles antérieures (Aide sociale à l’enfance, secteur psychiatrique, etc.) et plus généralement relations aux institutions (santé, éducation, répression) en les rapportant aux groupes sociaux d’appartenance afin d’éviter d’attribuer aux toxicomanes ce qui relève de leur appartenance communautaire (origine sociale, ethnique, ou groupe d’âge).

Morbidité et infection à VIH

Avant le risque d’infection à VIH, la morbidité des toxicomanes a été peu étudiée. Les premières études sur les taux de séroprévalence des toxicomanes ont été effectuées par des cliniciens sur des cohortes de patients de consultations spécialisées (Reynes et alii, 1985; Petithory et alii, 1986; Jacob, 1987; Laqueille, 1987; Prat et alii, 1991). Dans les centres de soins, les taux de contamination varient de 41 et 48%, avec de grandes disparités, selon les cohortes, de plus de 70% à Nice (Reynes et alii, 1985), et selon les régions, soit en moyenne, 64,3% pour ceux de PACA, 53,6% en région parisienne, 11,5% à l’est de la France (Serfaty, 1990). Une enquête épidémiologique sur les clients des trois programmes d’échange de seringue (Marseille et Paris), soit 476 questionnaires remplis, donne une fréquence de la séropositivité de 47% à 50% avec 5% de non- réponses et 83% de personnes dépistées (INSERM-DGS 1992).

Les taux de contamination des toxicomanes UDVI incarcérés ont également donné lieu à différentes études (Bouchard, 1985; Kergoyan, 1985; Espinoza, 1988; Provost M., 1987; Bourree P. et alii, 1988), les taux de contamination apparaissant extrêmement variables, soit par exemple 61 % à Fresnes en 1985 (Espinoza, 1989) et 54% des 400 toxicomanes testés à la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan en 1985- 1986 (Benezech et alii, 1987) et généralement très élevés pour les toxicomanes intraveineux dépendants à plus d’une prise par jour « supérieur à 50% voire 70% notamment en Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte-d’Azur » (Espinoza, 1990).

Depuis 1988, le statut sérologique a été intégré aux différentes statistiques nationales de soins, enquête « Toxicomanies » auprès des centres spécialisés volontaires, enquête SESI ainsi que les antennes Toxicomanie. Trois enquêtes en 1988, 1989 et 1991 ont été menées spécifiquement dans le cadre de l’enquête « Toxicomanies » avec un taux moyen de 40% de séroprévalence pour l’ensemble des toxicomanes pris en charge et 61 % de toxicomanes IV. Ce taux, inférieur aux premières études dans les centres spécialisés et en milieu pénitentiaire, peut être lié à l’échantillonnage, et particulièrement l’extension géographique des l’enquêtes, enquête nationale qui ne rend pas compte des disparités nationales; en outre, l’enquête menée sur les centres de soins résidentiels reflète la majorité des départements mais trois régions sont mal représentées: la région parisienne, la région bordelaise et la région Rhône-Alpes « où sont situés les centres ne répondant pas » (Facy, 1991), régions qui sont précisément des régions à forte prévalence.

En milieu naturel, le nombre des toxicomanes séropositifs est de 21,7% dans la dernière enquête menée par R. Ingold sur un échantillon de 203 interviewés dans la rue, moyenne effectuée à partir des sites de l’enquête, Paris, Metz et Marseille (IREP, 1992), alors qu’il est de 37,2% pour les 156 toxicomanes interviewés en institutions ; signalons toutefois que les toxicomanes ne connaissant pas leur statut sérologique sont intégrés dans ce pourcentage, soit 36,5%. Dans une étude menée en Seine-St-Denis, le taux de séroprévalence apparaît très variable selon les enquêteurs et les réseaux auxquels ils ont accès, variations allant d’un tiers aux deux tiers des toxicomanes testés (Boullenger, 1990). Effectuer des moyennes sur des données aussi disparates risque de rendre mal compte de la progression du phénomène et nécessite le développement de recherches régionales et locales (voir Oddou, recherche en cours).

Les comportements des toxicomanes face au risque sida sont indiqués dans certaines de ces études. Ils ont donné lieu à des études spécifiques (Facy, 1988 ; Ingold et Ingold, 1989; Espinoza et alii., 1988), les changements de comportements en matière d’échange de seringue étant bien attestés, et progressant de 52% en 1988 à 67% en 1992 selon les deux études de l’IREP (IREP, 1988 et 1992), tandis que l’étude menée par l’INSERM identifie un groupe « réfractaire » de 39%, tandis que 22% ont cessé d’échanger leur seringue et 39% ont renoncé à l’usage de seringue – rappelons qu’il s’agit de toxicomanes en traitement (Facy, 1988).

Les changements en matière de comportement sexuel sont moins bien attestés, les comportements sexuels des toxicomanes étant du reste peu décrits ; dans l’étude menée par l’IREP, 57,7% des toxicomanes disent avoir un partenaire régulier et 78% disent avoir une vie sexuelle active, dont 33,8% de partenaires eux-mêmes toxicomanes (IREP 1992). Une étude sur le comportement sexuel des toxicomanes sur une population de 75 toxicomanes incarcérés fournit des informations relativement comparables : 52% des cas (39/75) ont des partenaires eux-mêmes toxicomanes, avec une sexualité active, soit une fréquence des relations sexuelles avant l’incarcération de plusieurs fois par semaine pour 52% d’entre eux, même si 73% (55) estiment que la toxicomanie diminue globalement leur activité sexuelle (Espinoza et alii, 1988). Toutes les études signalent une progression lente mais effective de l’utilisation du préservatif, les toxicomanes séropositifs les utilisant davantage: la dernière étude de l’IREP signale 43% d’adoption du préservatif chez les toxicomanes séropositifs et seulement 16% pour les séronégatifs. Le risque sexuel est toutefois mal identifié : des recherches sur l’intégration du risque sida dans les pratiques sexuelles, et particulièrement les modalités d’adoption du préservatif devraient permettre d’identifier les processus de changement et d’élaborer des stratégies de prévention adaptées; une recherches en cours, La gestion du risque sida chez les jeunes des quartiers “à risque” (A. Coppel, N. Boullenger, P. Bouhnik, étude en cours) se fixe ainsi pour objectif la description des comportements affectivo-sexuels face au risque sida de jeunes, usagers ou non de drogues, inscrits dans des réseaux de sociabilité comprenant des toxicomanes, dans trois quartiers de Seine-Saint-Denis.

La menace du sida a fait émerger de nouvelles populations qui commencent à être étudiées, particulièrement les mères et leurs enfants. Outre les études épidémiologiques portant sur l’infection VIH chez les femmes enceintes (Couturier et alii, 1991), il s’agit de descriptions cliniques portant sur la femme enceinte (Boubilley, 1988, Henrion, 1989, Parquet et alii, 1988) sur les relations mère-enfant (Charles-Nicolas et alii, 1991, Ebert, 1988, Weil-Halpern, 1988), la prise en charge de ces femmes ayant donné lieu à un rapport (Perez et alii, 1990). La population des prostitués, hommes et femmes (Toussirt, 1991, Coppel et alii, 1990) commence également à être décrite sous cet angle, ces deux enquêtes présentant la particularité d’allier enquête épidémiologique et approches ethnographiques (voir Approches ethnologiques et épidémiologie).

L’état de santé des toxicomanes est connu par l’enquête « Toxicomanies » menée par le SESI soit 12 538 toxicomanes au mois de novembre 1990, dont un quart souffre de maladies infectieuses, les pathologies liées à l’infection à VIH étant les plus fréquentes et le nombre de sida avérés ayant doublé en deux ans, soit 352 en 1988 et 814 en 1990 (Belliard, 1991). La question de l’accès aux soins des toxicomanes a donné lieu à deux rapports administratifs, l’un sur la protection sociale des toxicomanes (Trouvé C. et alii, 1989), le second sur l’hébergement des toxicomanes infectés par le VIH au sein du dispositif spécialisé (DOS, 1991). Reste à problématiser les processus d’exclusion dans leurs différentes dimensions, fonctionnement des services, comportements des toxicomanes mais aussi relations entre les services sanitaires et sociaux et les différents groupes sociaux auxquels appartiennent les toxicomanes (femmes, jeunes, migrants ou deuxième génération, prostitué, etc.).

Mortalité

Les décès de toxicomanes sont particulièrement mal connus. L’étude, menée par R. Ingold en 1985 sur les overdoses recensées à Paris identifie les conditions de recueil de la statistique des overdoses comptabilisées par l’OCRTIS : il s’agit des décès pour lesquels un diagnostic médical de surdose est posé sur la voie publique (R. Ingold, 1985). Les suicides, morts accidentelles ou violentes et décès résultant . de causes médicales liées à la prise de produit ne sont pas connus alors qu’ils font l’objet en Grande-Bretagne, par exemple, d’une surveillance épidémiologique systématique et doivent être considérés comme un indicateur précieux en terme d’épidémiologie. A New York, l’examen de 7 884 décès de 1978 à 1986, avec un nombre croissant de pneumopathies, endocardites et tuberculoses, ont été « un premier signe que quelque chose de fâcheux était en train de se passer dans la population des toxicomanes » (B. Frank, 1990). Les quelques observations sur les morts de toxicomanes sont le fait de cliniciens qui confirment· les situations à risque identifiées dans l’étude d’Ingold soit « ancienneté de l’usage d’héroïne, caractère récent du sevrage (volontaire ou involontaire), usage régulier de médicaments psychotropes et d’alcool » (R. Ingold, 1986). Des enseignements peuvent également être tirés de quelques bilans d’activité de services de soins tel l’ADATO (9 décès sur 44 toxicomanes suivis) et des quelques études de trajectoires, soit 13,6% sur 81 sujets retrouvés à 6 ans (Boukhelifa, 1986) et 14 morts sur 117 sujets retrouvés de 4 à 9 ans après le premier contact selon les sujets (Boullenger et Spinnhirny, 1990) ou encore 8% de décès sur une cohorte de 302 sujets (Curtet, 1986), les décès étant mis en relation avec les antécédents psychiatriques.

Les sorties de la toxicomanie

La sortie de la toxicomanie est sans doute un des aspects de la toxicomanie le plus mal connu. Bien que la toxicomanie soit une conduite rarement attestée au-delà de- 35-40 ans (Lert et Fombonne, 1989), les toxicomanes qui s’en sont sortis sont paradoxalement quasi invisibles. Ce -phénomène est pour une part lié au lieu d’observation, institutions de soins ou institutions répressives qui, de par leur fonction sont précisément confrontés à des toxicomanes en activité. C’est à partir de ces institutions qu’ont été menées deux recherches avec pour objectif l’étude du devenir des toxicomanes. La première recherche a été initiée en 1977 sur une population de 100 appelés hospitalisés au cours de leur service militaire dont 33 dossiers seulement ont pu être analysés (Moutin et Briole, 1984). La seconde étude a été initiée en 1979 sur 150 toxicomanes pris en charge au Trait d’Union ou incarcérés. La moitié seulement des toxicomanes a pu être retrouvée (Curtet et Davidson, 1982). Dans ces deux recherches, les toxicomanes ont été classés en trois catégories à peu près équivalentes, soit 1/3 d’évolution favorable, 1/3 dans une situation intermédiaire et 1/3 dans une situation inchangée ou aggravée. Dans aucune de ces recherches, il n’a été possible d’évaluer l’impact du traitement, les pronostics d’évolution favorable apparaissant liés au « niveau d’études élevé e t à la vie en commun des parents pour Curtet et Davidson, et à la vie en couple et à l’insertion professionnelle pour Moutin et Briole. Ce sont précisément les hypothèses liées à la sociabilité qu’explore une recherche menée par le GRASS (Castel et alii, 1992), recherche qui porte sur des sujets traités (principalement Patriarche et Narcotiques anonymes) et non traités. La toxicomanie y est envisagée comme « ligne biographique dominante », soit un mode de vie organisé essentiellement autour du rapport au produit et la sortie de la toxicomanie est envisagée comme un changement dont la recherche construit un modèle sociologique en identifiant les supports sociétaux et ressources utilisés par les toxicomanes.

USAGES SOCIAUX DES DROGUES ILLICITES

 

Représentations et significations sociales de l’usage de drogue

« Fait social total », associé tout à la fois au bon et au mauvais, à l’interdit et au prescrit, à la liberté et à la dépendance, au religieux et au profane, à la vie et à la mort, à l’acte gratuit et à l’exploitation économique » (Perrin, 1989), les drogues remplissent différentes fonctions sociales, étudiées d’abord dans les sociétés de tradition orale (Perrin, 1976 et 1992). Si les usages traditionnels des drogues participent de la construction sociale du phénomène et du débat sur les drogues, l’approche anthropologique des drogues reste largement programmatique en ce qui concerne les usages dans les sociétés contemporaines. Les recherches anthropologiques sont surtout historiques (Dugarin, Nominé, 1987, Lecourt, 1985) ou sont réservées aux pays du tiers monde, Amérique latine (Delpirou et Labrousse, 1986), Afrique noire (Epelboin, 1990, Gollinhofer et Sillans R., 1985) et Afrique du Nord (Léger, 1986). Depuis les travaux de C. Olievenstein, qui a intégré la dimension socio-culturelle à l’approche clinique de la toxicomanie, le contexte d’utilisation des drogues est fréquemment mentionné par les cliniciens, avec différents angles d’attaque, crise des valeurs ou de la civilisation, malaise de la jeunesse et relations intergénérationnelles. Si des concepts explicatifs de la toxicomanie telle l’hypothèse de l' »ordalie » ou « rite de passage » sont des emprunts à l’ethnologie (Charles-Nicolas, Valleur, 1981), la plupart de ces travaux utilisent plutôt la notion de « contexte socio- culturel » comme décor, alors que la construction de la consommation de drogues comme objet sociologique, impliquerait, selon G. Mauger de « récuser un partage des compétences qui conduit à prétendre saisir les individus indépendamment des conditions historiques qui les constituent dans leur spécificité « (Mauger, 1989).

Plus que la consommation de drogue, c’est la construction sociale de la toxicomanie qui a été le premier objet de la réflexion sociologique, analyse des conditions de production de la catégorie toxicomane (Zafiropoulos, 1988), processus de stigmatisation des jeunes (Mauger, 1984) et des étrangers (PineU, Zafiropoulos, 1982), systèmes de représentations (Bulart, Lahaye, 1988), genèse de la construction de la drogue comme problème social (Bachmann, Coppel, 1989). Les analyses des significations sociales de la consommation proprement dite sont aussi des analyses des mouvements sociaux qui les portent, et tout d’abord le mouvement dit contre-culturel du début des années 70. Associé par G. Mauger au processus de démocratisation de l’enseignement supérieur et à la recherche de signes distinctifs de jeunes de classes moyennes en voie de désinsertion ou au contraire de jeunes de classes populaires dans une stratégie d’insertion marginale, le mouvement de démocratisation des drogues a aussi été lu comme « une démocratisation de la bohème », sorte « d’industrie de l’initiation rapide » pour les drogues psychédéliques, ou encore drogues d’exploration de la conscience pour les stimulants (Mignon, 1991), chaque groupe ou « sous-culture », rockers, rasta, punks, attribuant à la consommation de drogues des significations spécifiques (Lagrée, Lew-Fai, 1985). C’est que les consommations de drogue obéissent bien à des régulations sociales, qu’elles développent des sociabilités qui leurs sont propres telles « les sociabilités cannabiques » (Xiberras, 1989), ou au contraire qu’elles s’inscrivent comme tout autre objet de consommation dans des mouvements sociaux qui leur confèrent leur place et leur sens.

Aujourd’hui, les drogues peuvent accompagner « le culte de la performance », ou, plus banalement, elles aident à « gérer un quotidien plus difficile » et les médicaments psychotropes « relèvent désormais d’une conception assistée de l’existence purement individualisée » (Ehrenberg, 1989). À ces drogues de l’intégration sont opposées les drogues de l’exclusion, celle des banlieues déshéritées, consommations jugées anomiques, du moins pour les consommations « de drogues « dures » que lycéens et « galériens » opposent aux drogues « douces » » (Dubet, 1986), la dépendance ne relevant pas de la sociologie (Pinell, 1990). Les quelques approches de terrain de ces modes de consommation suggèrent toutefois l’appartenance des toxicomanes à l’héroïne à des réseaux de sociabilité, fondés sur des sensibilités culturelles communes (Bouhnik, 1990). Ces liens sont suffisants pour servir de base au petit trafic, caractérisé, pour ce qui concerne les années 80, par sa fluidité et son irrégularité (Ingold, 1984). La structuration du marché informel de la drogue qui est aujourd’hui constatée dans les quartiers les plus déshérités (Dray, 1992) s’accompagne d’un changement des significations sociales de la drogue. Si le toxicomane fait figure d’exclu parmi les exclus, la drogue est chaque jour davantage associée à l’argent, donc à une intégration délinquante ; le stigmate porterait sur l’incapacité à maitriser la drogue et non sur le produit (Coppel, 1992 ; Joubert, 1991).

Approches ethnologiques et épidémiologie

Seules les enquêtes ethnologiques permettent de suivre les fluctuations de la consommation de drogues illicites. Aucune enquête quantitative de consommation n’a pu relever l’extension de l’usage d’héroïne à la fin des années 70 et au début des années 80, l’enquête menée auprès des lycéens par l’INSERM enregistrant au contraire une stabilisation de la consommation de drogues illicites à cette même période (Davidson, 1980). Quant aux statistiques des services de soins, elles ne reflètent ces fluctuations qu’a posteriori, plusieurs années étant nécessaires pour que le toxicomane formule une demande de soins. Les services de police sont sans doute les premiers informés des évolutions ; encore l’interprétation des résultats exige-t-elle de confronter statistiques et observation de terrain.

Outre la connaissance des évolutions, l’observation sur le terrain permet de décrire comment on commence à consommer, comment se recrutent les nouveaux groupes de consommateurs, les passages d’un type de consommation à un autre, et particulièrement comment s’effectue l’adoption de la seringue, comment son usage se diffuse et quels peuvent être les freins de son usage, comment s’effectue la cessation de la prise de drogues, quel rôle peut jouer l’environnement. La connaissance de ces différents processus est déterminante pour la compréhension du phénomène et par là même pour la conception de stratégies d’intervention adaptées. Aussi la nécessité du développement des approches de terrain fait-elle aujourd’hui consensus, chez les experts du moins. C’est dans cette logique qu’a été organisé le dispositif de surveillance du sida pour les toxicomanes sous la direction du NIDA aux Etats-Unis, dispositif comprenant un groupe de travail épidémiologique en communauté (Community Epidemiological Work Group). Le groupe est formé de chercheurs qui se consacrent à l’observation des évolutions et tendances de l’usage de drogues sur le terrain (Kozel, 1990).

De telles recherches, c’est là un des premiers obstacles à leur développement, exigent un investissement important en terme de durée d’enquête comme en terme de formation des chercheurs. Or, et c’est là une deuxième difficulté, il n’existe pas de cursus universitaire qui puisse proposer les outils conceptuels et méthodologiques utiles. Les départements de recherche ou d’enseignement universitaire d’ethnographie urbaine sont peu nombreux ; il n’en existe pas d’unité d’enseignement spécifique à la toxicomanie et à l’usage de drogues. Aux Etats-Unis, où les descriptions des usagers de drogues dans leur milieu naturel s’ancrent dans une tradition de recherche qui remonte aux années trente, les procédures méthodologiques nécessaires à la pénétration des sites où vivent les toxicomanes ont été construites progressivement ; elles ont récemment été testées et évaluées systématiquement dans le cadre du programme de recherche mis en place par le NIDA pour la surveillance épidémiologique du sida. Ces recherches démontrent que « le niveau approprié d’étude est celui de la communauté » (Van Meter, 1990) et que la participation active dans le dispositif de recherche de membres de la communauté observée, soit de toxicomanes permet seule d’établir le contact avec les populations les plus cachées; elle permet en outre d’appréhender les logiques sociales et culturelles à l’œuvre (NIDA, 1990). La France n’a nulle tradition dans ce domaine. Des recherches sociologiques récentes ont sensiblement amélioré la connaissance des formes de sociabilité des jeunes de milieu défavorisé, avec les travaux tels que La galère : jeunes en survie (Dubet 1987) ou La galère : marginalisations juvéniles et collectivités locales (Lagrée, Lew-Fai, 1985) mais la connaissance de la place de la drogue dans le mode de vie des jeunes reste encore assez sommaire et mal cernée.

Les recherches exclusivement consacrées au monde de la drogue restent l’exception. La première d’entre elles a été menée à Paris : Les poudreux dans la ville : contribution à une anthropologie de la dépendance chez les héroïnomanes (Ingold, 1983). Cette recherche étudie la toxicomanie sous l’angle de la « dépendance économique », notion permettant de comprendre comment la consommation et le marché de l’héroïne se renforcent mutuellement. Les recherches les plus récentes associent enquêtes épidémiologiques et outils ethnographiques, principalement entretiens semi-directifs et observation. Qu’elles se déroulent dans un lieu institutionnel, telle la prison (lngold et Ingold, 1985) ou qu’elles soient menées en milieu naturel, Toxicomanie, médicaments et pharmaco-dépendance (lngold et Toussirt, 1987), les recherches menées par l’IREP utilisent ainsi des outils qualitatifs qui « permettent une connaissance préalable du terrain, des conditions concrètes dans lesquelles va se dérouler le recueil des données quantitatives » (Ingold et Ingold, 1990).

D’autres études, plus directement opérationnelles, ont également recours à l’observation ethnographique en milieu naturel. Le Forum des Halles : aux marges de la marge (Coppel, 1988) étudie comment les acteurs concernés (commerçants, services de sécurité, usagers et non-usagers de drogues) voient, interprètent, vivent le problème de la drogue au Forum des Halles. Quelques types de pratiques ont pu être décrites, en particulier quelques petits réseaux de revente de drogue dans les groupes ou réseaux relationnels désignés comme zonards, blacks et zoulous. Il ne s’agit donc pas d’une description systématique des usages sociaux, légitimes ou déviants du Forum mais d’une première photographie, préalable à une recherche plus approfondie. Une approche anthropologique des comportements des groupes à risque face au sida peut également être considérée comme une enquête exploratoire (Tillard, 1989).

La confrontation de l’observation, d’entretiens et d’enquêtes épidémiologiques est particulièrement utilisée dans l’étude des interactions toxicomanie/sida (taux de contamination, modification des comportements). Les deux enquêtes menées par l’IREP sur les changements de comportement des toxicomanes face au sida (partage des seringues et préservatif) visent à une représentation nationale ; la dernière enquête a été menée sous forme d’entretiens auprès de 359 sujets de Paris, Metz et Marseille, principalement dans la rue mais complétés par des échantillons institutionnels, Association Charonne à Paris et intersecteurs de Metz et de Marseille (IREP, 1992). Une méthodologie similaire a été utilisée dans la partie française d’une étude européenne sur L’infection V1H chez les toxicomanes (Boullenger et Spinhirny, 1990) menée auprès de 200 toxicomanes dont la moitié ont été recrutés dans la· rue. Signalons que la pré-enquête de cette étude, menée en 1989, a permis d’élaborer une méthodologie pour entrer en contact avec les toxicomanes de Seine-St-Denis qui ne consultent pas dans un service spécialisé. Deux recherches menées sur la prostitution de rue confrontent également observation sur le terrain et enquête épidémiologique, une enquête menée dans différents sites de la prostitution de rue féminine et masculine, rue, gare, bois, portes de Paris (Toussirt, 1991 ) ainsi qu’une recherche menée auprès de femmes prostituées rue Saint Denis et aux portes de Paris (Coppel et alii, 1990). Notons que cette dernière enquête a intégré dans le dispositif de recherche des femmes prostituées comme enquêtrices.

 

RECHERCHES OPÉRATIONNELLES

 

Une fonction d’observatoire

Ces dernières années ont vu se démultiplier les recherches ou études visant à une évaluation locale du phénomène. La démarche la plus fréquemment adoptée s’inscrit dans une logique de déconcentration de l’information, soit le rassemblement et la confrontation au plan local des statistiques existantes au niveau national : enquête du SESI auprès des établissements sanitaires et sociaux, enquête INSERM auprès des centres spécialisés volontaires, données sur les interpellations et les overdoses fournies par l’OCRTIS, enquête permanente de l’Assistance publique, enquêtes antennes Toxicomanie, rapports d’activité des structures spécialisées … ).

Une des premières enquêtes réunissant l’ensemble des statistiques existantes porte sur la ville de Paris dans le cadre de L’étude Multivilles sur l’abus de drogue (Ingold, 1986). L’étude confronte systématiquement les indicateurs existants et contribue à une réflexion méthodologique sur les conditions de recueil des données. L’approche visait à la construction d’un cadre européen de surveillance épidémiologique. Parallèlement, quelques Observatoires régionaux de santé s’engagent dans le rassemblement des informations existantes, démarche amorcée en 1985 par l’ORS du Centre. Fin 1987, la Direction générale de la santé sollicite les DRASS de huit régions afin d’établir un diagnostic épidémiologique régional du phénomène toxicomanie, en liaison éventuelle avec les Observatoires régionaux de la santé. Les informations recueillies soit dans le cadre des ORS (ORS Ile-de-France, Hauts-de-Seine, ORS Alsace, ORS Midi-Pyrénées, ORS PACA) soit dans les services des études dans les administrations concernées, ou encore dans un cadre contractuel avec des associations de recherche ont donné lieu à quelques études, telles À travers le système sanitaire et social : regard sur la toxicomanie DRASS Rhône-Alpes (Reynard, 1988), sur mille toxicomanes pris en charge dans les établissements sanitaires et sociaux de la région Rhône-Alpes, ou encore les recherches effectuées par un groupe de praticiens et présentées dans une thèse, Approche épidémiologique de la toxicomanie: enquêtes “Toxicomanies” en Gironde : 1984 et 1986, (Delmas-Saint-Hilaire, 1988), étude qui porte sur les enquêtes annuelles pratiquées en Gironde à la demande de la DDASS et qui offre la particularité d’éviter les doublons (la levée de l’anonymat étant effectuée par deux médecins dans le cadre du secret médical).

Signalons enfin que la toxicomanie est quelquefois abordée au niveau régional à travers le problème du sida. L’ORS Ile-de-France fournit ainsi des données épidémiologiques sur les toxicomanes contaminés par le virus par le biais d’une étude réunissant les données existantes sur le sida, La situation du sida en Ile-de-France. Outre les enquêtes coordonnées (Ile-de-France, PACA, 1990) sur les connaissances, attitudes, croyances et comportements de la population vis-à-vis du sida, des enquêtes ont porté de façon spécifique sur les médecins généralistes et les pharmaciens, désormais considérés comme des professionnels « de premières lignes » soit le plus directement en contact avec la population des toxicomanes. Citons les enquêtes menées sur le médecin généraliste face au toxicomane dans les quartiers nord de Marseille (Jessel et alii, 1987), dans le Finistère (DASS, Finistère 89), dans la région du Nord-Pas-de-Calais (Tillard, 1990), auprès de 70 médecins de la communauté urbaine de Strasbourg (Ribaud, 1990) ainsi que l’enquête menée auprès des pharmaciens à Rochefort-sur-Mer (Binder, 1990). Une enquête porte sur les toxicomanes eux-mêmes : Typologie des conduites à risque de transmission du sida chez les toxicomanes (ORS Midi- Pyrénées, 1991).

Les difficultés de rassemblement des données ainsi que la volonté d’assurer un suivi des études ont amené différents partenaires (comités départementaux de lutte contre la toxicomanie, services de soins spécialisés, comités d’éducation pour la santé … ) à envisager la construction des tableaux de bord régionaux, construction dont la faisabilité est étudiée dans deux rapports l’Etude de faisabilité d’un système de surveillance de la toxicomanie en Ile-de-France (ORS, 1989), Les toxicomanes en Bretagne, opportunité et faisabilité d’un système d’information et d’un réseau d’alerte (ORS de Bretagne, 1991), tandis que quelques études régionales présentent d’ors et déjà leurs résultats dans cette optique Toxicomanie en Midi-Pyrénées : élaboration d’un tableau de bord, Bilan 1990 (ORSMIP 1991), Indicateurs de la toxicomanie en Alsace (ORSAL 1991), indicateurs collectés dans l’ambition de construire un système de surveillance épidémiologique régional que se proposent quelques instances régionales telles que l’Observatoire départemental de lutte contre les toxicomanies de Haute- Savoie.

Les difficultés et les limites de ces études sont clairement indiquées tant dans le recueil de l’information que dans son interprétation épidémiologique, les statistiques rendant compte de l’activité des services et non du phénomène lui-même. Elles ont conduit certaines de ces structures à produire des enquêtes régionales complémentaires, les enquêtes de consommation auprès des jeunes participant aujourd’hui d’un diagnostic régional ou local des consommations plus qu’à une appréhension des processus généraux de genèse des sociopathies (voir Enquêtes en population générale de jeunes). Ces études participeront d’autant mieux de l’évaluation du système d’intervention qu’elles seront répétées et confrontées systématiquement à l’ensemble des sources d’information.

Fonction de diagnostic et recherche-action

Le développement des recherches plus directement opérationnelles s’inscrit dans le renouveau des politiques publiques du début des années 80, caractérisé par la volonté d’une recomposition de l’intervention en fonction des spécificités de terrain : les stratégies d’intervention doivent désormais être conçues sur la base d’un diagnostic local, voire micro-local des problèmes posés. La montée des inquiétudes face aux processus de marginalisation en même temps que l’épuisement des conceptions classiques du travail social ont suscité des initiatives diverses regroupant l’ensemble des partenaires concernés par un problème (opérations anti-été chaud, dispositif 16-18 ans et missions locales, Conseil national de la prévention de la délinquance, développement social des quartiers). Aucun des dispositifs nationaux n’était spécifique à la toxicomanie mais ils ont pu être confrontés, sur le terrain, à différents aspects du problème de la drogue dans son interface avec les missions des dispositifs : insertion des jeunes, sentiment d’insécurité et délinquance, développement des sociabilités microlocales

Plusieurs études, sociologiques le plus souvent, ont eu pour mission de produire des indicateurs permettant de fixer la forme de ces interventions, d’en définir les objectifs et de choisir à la fois les lieux, les publics et les axes d’action. Certains départements, certaines communes ont été plus productifs que d’autres en la matière. Le Conseil général de Seine-Saint-Denis a ainsi financé 3 études réalisées en 1989 et 1990 : Approche sociologique des quartiers : la population et les jeunes des quartiers de Clichy-sous-Bois. Facteurs d’opportunité en vue de l’implantation d’un club de prévention (Joubert, 1989) ; Environnement social, situation et positions des jeunes des 3 quartiers sensibles de Sevran : étude sociologique d’opportunité pour la mise en place d’opérations de prévention (Touzé et alii,. 1990) ; Etude sociologique d’opportunité pour les actions de prévention spécialisée sur le quartier des Bosquets à Montfermeil : les jeunes et leur environnement social (Aguilar et alii, 1990). Ce type d’études est généralement structuré de façon à apporter une connaissance globale d’un ou plusieurs quartiers jugés « à problèmes » de façon à resituer les jeunes dits « à risque » dans le contexte urbain, social et familial dans lequel ils vivent. Le problème de la toxicomanie y est donc abordé de façon indirecte.

Dans le domaine spécifique du problème de la drogue, et bien que la démarche de diagnostic soit préconisée par les instances décisionnaires (voir la brochure produite par la DGLDT et la DIV, 1991), et que des dispositifs interpartenariaux, la revendiquent (Conseils départementaux de lutte contre la toxicomanie, Comité d’environnements sociaux, Conseils communaux de prévention de la délinquance), les productions restent relativement rares. Vingt-deux municipalités ont entrepris d’élaborer un diagnostic dans le cadre des CCPD mais neuf diagnostics seulement sont achevés. Les difficultés sont tout d’abord méthodologiques, et un des obstacles au recueil des données quantitatives est lié au découpage géographique qui oppose villes et administrations. Les statistiques des services de police et de gendarmerie sont le plus souvent les seules immédiatement accessibles.

Les données statistiques doivent donc être complétées des enquêtes ou entretiens qui peuvent être menés auprès des différents services et professionnels confrontés à des toxicomanes, démarche adoptée pour la ville de Nanterre, (Elghozi, 1990) ou la ville de Trappes (Renevot et alii, 1991). Elles peuvent aussi prendre la forme d’enquêtes auprès d’une catégorie de personnel, tels les travailleurs sociaux Face à la demande de drogue : quelle prévention ? Analyse d’une enquête menée auprès de travailleurs sociaux de Strasbourg (Gesnel, Spenner, 1988). Ces diagnostics sont parfois directement liés à un projet d’intervention, telle l’enquête initiée par le CCPD de Wattrelos dans la Communauté urbaine de Lille, menée auprès des différents intervenants auprès des jeunes telle la recherche-action en milieu naturel intitulée « Faubourg de Béthune à Lille : action interpartenariale d’élaboration d’un projet de prévention des toxicomanies » (Marty, juin 1990).

Quelques-unes de ces recherches ont été menées auprès des jeunes eux-mêmes. Citons l’étude de « Drogues et Société » à Créteil sur le positionnement des jeunes face à la drogue (Podgi, 1986). Quant aux toxicomanes, ils sont les grands absents de ces recherches locales. Très peu de projets ont ainsi répondu à rappel d’offres de l’Agence française de lutte contre le sida concernant les recherches-actions en direction des toxicomanes. C’est dans ce cadre que N. Boullenger a effectué une recherche-action sur la prévention du sida auprès des toxicomanes hors institution en Seine- Saint-Denis ayant pour objectif de mettre en œuvre une stratégie interactionniste de prévention du sida auprès des toxicomanes, projet commun entre ARCADES et le centre de soins aux toxicomanes de Bobigny (Boullenger, 1991).

Plusieurs facteurs peuvent rendre compte des difficultés auxquelles se heurtent sur le terrain ces initiatives : de l’extérieur, l’accès au terrain est délicat ; il n’est pas envisageable sans langage commun, soit un partage des cadres de perceptions et d’interprétation ; pour être crédible, le chercheur doit être à même de construire les médiations utiles. La démarche est nouvelle et les compétences utiles font défaut; ni les chercheurs ni les professionnels de terrain n’ont reçu de formation répondant à ces nouvelles exigences ; les nouveaux savoir-faire se construisent lentement sur le terrain mais l’investissement qu’ils réclament est le plus souvent sous-estimé.

D’une façon plus générale, ces recherches opérationnelles sont soumises aux aléas des actions qu’elles supportent (continuité des budgets, mobilité des personnels, changement des choix politiques … ) ; elles y sont d’autant plus confrontées qu’elles peuvent être considérées comme des outils de pilotage permanents de l’action et se dérouler, comme elle, sur plusieurs années. Une des premières recherche-action de ce type, Pour une mobilisation communautaire de la ville d’Orly (Coppel, 1988) s’est déroulée sur plus de cinq ans ; le diagnostic proprement dit a disposé d’un budget spécifique sur trois ans (subventions de la DRASS de l’Ile-de-France et de la Caisse régionale d’assurance maladie). Lorsque les diagnostics ne sont pas subventionnés et ne font pas appel à des chercheurs, ils sont rarement formalisés. Il existe toutefois une sensibilisation accrue des professionnels comme des décideurs à la nécessité de disposer d’outils de diagnostic ; quelques productions, tel le diagnostic de la ville de Bagneux (Chami et alii,1989) émanent de formation interpartenariale et témoignent du processus d’appropriation des professionnels de terrain de la démarche de diagnostic.

En conclusion, soulignons que ces démarches, en général riches de la complexité des processus qu’elles embrassent et des pontages transdisciplinaires qu’elles suscitent recomposent l’objet « toxicomanie » dès lors que celui-ci n’est plus considéré isolément mais dans un contexte communautaire complexe. Comme toutes les recherches opérationnelles, elles soulèvent nombre de questions méthodologiques, telles que celle de l’implication praticienne de chercheurs, ou inversement, celle des intervenants sociaux impliqués dans un travail de recherche qui nécessiterait un approfondissement de la formation. Le développement de la connaissance micro-locale du phénomène implique enfin la construction d’une véritable collaboration avec les usagers de drogues et toxicomanes, collaboration qui offre un accès aisé et fiable – si les procédures méthodologiques adéquates sont respectées – à ces populations cachées, comme en témoignent les 40 projets de recherche soutenus depuis 1988 par le NIDA sur les comportements des toxicomanes face au sida (Broadhead, Heckathorn, 1992).

Recherches évaluatives

La pauvreté des recherches évaluatives est très généralement déplorée dans tous les pays occidentaux. C’est que l’évaluation dans le domaine de la toxicomanie, soins et prévention, cumule tous les handicaps : forte idéologisation et politisation du débat, poids des législations nationales sur le dispositif sanitaire et social dont l’impact est difficilement évaluable, importance des variables environnementales (type de consommation, évolution de l’offre et de la demande, signification attribuée à la prise de drogue, contexte économique et social, etc.), importance de l’initiative privée et faiblesse institutionnelle des services spécialisés, instabilité des réponses qui peuvent varier dans le temps, échantillonnage non homogène, non représentatif, abandons et perdus de vue fréquents … Aussi les résultats des recherches évaluatives sont-ils limités et ne permettent pas de trancher de façon scientifique et incontestable dans le débat public, particulièrement vif sur le système de prise en charge.

Des progrès significatifs ont toutefois été faits, tant en matière de méthode qu’en matière de résultats, en particulier dans les pays anglo-saxons, la maîtrise des données quantitatives, enjeu des années 70, étant plus souvent associée à une compréhension des processus à l’œuvre. Les pays anglo-saxons en particulier disposent aujourd’hui d’un corpus de recherches utile à la prise de décision. Outre les résultats des évaluations en matière de traitement qui justifient la diversification des réponses (Lert et Fombonne, 1989), la politique de réduction des risques en matière de sida comme en matière de toxicomanie est désormais fondée sur une série d’études portant sur la mesure de l’efficacité ainsi que sur les différentes composantes des programmes d’intervention (NIDA, 1990, 1991).

La nécessité de l’évaluation est désormais clairement affirmée en France, tous les dispositifs et projets étant désormais soumis à évaluation. La première évaluation nationale porte sur le dispositif de lutte contre la toxicomanie en 1985-86 et fournit un descriptif systématique du système de soins ainsi que des moyens mis en œuvre (Ingold, 1986). Depuis lors, la Direction générale de la santé s’est engagée dans une évaluation systématique du dispositif qu’elle gère. Les premières structures évaluées ont été les centres d’accueil. L’enquête comprend une enquête quantitative avec un descriptif des centres et une enquête qualitative menée auprès des personnels sur les problèmes auxquels ils sont confrontés (DEMOSCOPIE, 1991). Les centres de post-cure sont en cours d’évaluation. Un bilan a également été effectué de l’activité des services chargés du suivi des mesures d’injonction thérapeutique, bilan qui intègre un descriptif des clientèles (Facy, 1991).

Ces différentes études fournissent ce qu’on peut considérer comme des données de base. La question des résultats n’est toutefois pas abordée en tant que telle : elle exige une problématisation des besoins des toxicomanes d’une part, des orientations et choix thérapeutiques, des pratiques professionnelles, des réseaux de soins et stratégies interpartenariales d’autre part ; de telles recherches exigent une double expertise, maîtrise des méthodologies d’évaluation et maîtrise des logiques professionnelles.

Les écrits concernant le secteur professionnel, à l’exception de quelques thèses de sociologie (Guerrieri, 1984, Feliks, 1985, Simoni, 1987), sont le fait des professionnels eux- mêmes, les productions les plus fréquentes portant sur le fonctionnement et l’histoire des services ou sur le travail clinique. Traditionnellement, les institutions de soins se montraient réticentes à toute évaluation ; en 1982, dans leur étude sur le devenir des toxicomanes, outil privilégié des évaluations anglo-saxonnes, F. Curtet et F. Davidson se défendent d’évaluer « l’efficacité » d’une institution, d’une méthode, d’un thérapeute, mais présentent leur recherche comme une évaluation de la « réussite des toxicomanes eux-mêmes » (Curtet et Davidson, 1982). Au cours des années 80, les attitudes face à l’évaluation se sont peu à peu modifiées et les professionnels s’engagent de fait dans une dynamique d’évaluation, par leur participation aux études épidémiologiques (voir Enquêtes quantitatives dans les services de soins), par l’amélioration des bilans d’activité et par quelques tentatives de création d’outils d’évaluation propres au secteur telle l’Etude des lieux des modes de prise en charge des toxicomanes dans l’Est de la France qui intègre dans le descriptif les logiques professionnelles (GEERMM, 1992). Les recherches restent peu nombreuses ; citons pour le début des années 80 l’Etude sociologique et approche typologique d’une population de sujets toxicomanes suivis en cure ambulatoire, qui se propose d’évaluer la pertinence des différents types de prise en charge en fonction du profil du toxicomane (Rösch et Collet, 1985) ou encore des mémoires portant sur le processus de professionnalisation du secteur (Lahaye, 1988) ou plus orienté vers la clinique (Grumbaum, 1987) .

Les traitements les plus fréquents sont paradoxalement les moins évalués, si ce n’est au travers de la clinique, travaux que nous n’avons pas recensés ici. Le traitement à la méthadone a donné lieu à quelques études effectuées par des cliniciens. L’évaluation la plus complète est rétrospective, elle porte sur 235 personnes traitées de 1973 à 1984 à l’hôpital Fernand-Widal. Elle décrit les caractéristiques des patients et fournit, pour 69% quelques éléments de leur devenir mais elle ne prend pas en compte les pratiques des soignants, au reste fluctuantes durant la période d’observation; le nombre de variables intervenant dans l’évolution des patients ne permet pas d’isoler la variable « méthadone »; aussi l’étude ne prétend-elle pas évaluer l’efficacité du traitement dans la mesure où l’étude se heurte aux écueils classiques : « difficulté de recueil de données fiables, pertes importantes de patients au fil des années, prise en compte délicate et ardue des composantes psychologiques personnelles, choix des critères et des indicateurs forcément réducteurs « (Taboada, 1989). La dernière publication sur le programme méthadone du dispensaire Moreau-de-Tours, hôpital Sainte-Anne porte sur 50 dossiers, l’évaluation portant sur des patients en cours de traitement, soit 29 patients pour lesquels le traitement est considéré comme adéquat (pas de prise de drogues illicites en cours de traitement) (Olie et alii, 1991). Le bilan de fonctionnement à un an d’un troisième programme ouvert en 1991 porte sur 17 patients qui comprend une étude de trajectoire ainsi qu’une analyse des effets du traitement en cours (Coppel et Touzeau, 1992). Ces trois études portent sur de petits échantillons dont on ne connaît pas la représentativité par rapport aux patients pris en charge dans les autres traitements ; elles restent purement descriptives et ne permettent pas de tirer des conclusions (drop out, mortalité, morbidité, insertion, délinquance, accès aux soins non spécifiques à la toxicomanie, etc.).

Les mesures récentes visant à la prévention du sida auprès des toxicomanes ont donné lieu à différentes évaluations qui portent plus précisément sur les résultats. Trois enquêtes évaluent l’impact de la libération des seringues sur le comportement des toxicomanes, menées auprès de toxicomanes pris en charge dans le système de soins (Facy, 1988), auprès de toxicomanes interrogés dans la rue comparés à un groupe témoin contacté dans les institutions (Ingold et Ingold, 1988) et enfin auprès de

toxicomanes incarcérés (Espinoza, 1989 et 1990), les trois études attestant des changements de comportement (cf. Morbidité et infection à VIH et ANRS/ AFLS, 1992). Citons également l’évaluation des trois programmes expérimentaux d’échange de seringue, comportant principalement un profil des clientèle (Facy, 1992) ainsi que les évaluations d’actions locales auprès de toxicomanes qui tentent d’apprécier l’impact des actions (Poggi, 1991; Lecomte et alii, 1991).

L’évaluation dans le domaine de la prévention des toxicomanies se heurte à la multiplicité des actions, souvent ponctuelles, qui ne disposent pas des moyens utiles à une évaluation. En 1990, l’Education nationale a entrepris de procéder à une évaluation des actions de prévention dans ses établissements,soitundescriptifdesactions(Joseph-Jeanneney, Tcheriatchoukine,1990).Bienqu’elle soit désormais exigée pour tout projet de prévention, la mesure de l’efficacité soit l’évolution des connaissances, des représentations et des comportements n’est pas effectuée; du moins dispose-t-on d’un recensement des actions menées dans les établissements.

Au-delà du descriptif, l’évaluation des actions de prévention se heurte à la complexité des variables qui interagissent : on sait qu’il est vain de « tenter de montrer l’efficacité ou l’inefficacité des campagnes ( … ) en terme de causalité directe » (Serrand, Souteyrand, 1991) et ce, d’autant que les actions de prévention locales sont le plus souvent des actions interpartenariales, soit des dispositifs et des pratiques très diversifiés, même s’ils se réclament de références communes telles que «  »actions communautaires » et « pratiques participatives », “ travail ” de réseau » » (Ogien, Giannichedda, 1990). La question des pratiques, au-delà des écoles de pensée, question centrale, est du reste un des défis auquel s’affrontent aujourd’hui différentes méthodologies d’évaluation (Quin Patton, 1980). Il n’en reste pas moins que la collecte et la confrontation des informations – si parcellaires soient-elles – doit permettre, ne serait-ce que par la réflexion qu’elles imposent, un meilleur ajustement des actions.

 

CONCLUSION

Au regard des ambitions qui légitiment les recherches de terrain, les résultats des recherches et études, de plus en plus nombreuses dans ce champ, sont bien décevants : le nombre des toxicomanes, l’évolution des consommations, l’interface de la toxicomanie avec les questions sociales ou de santé publique, l’efficacité des dispositifs d’intervention restent des questions litigieuses, sur lesquelles les recherches actuelles n’apportent que des éclairages très partiels. Les difficultés du développement des recherches opérationnelles en général sont redoublées dans ce secteur par le « manque d’autonomie et de consistance de l’objet » que relèvent F. Lert et E. Fombonne qui notent également « la situation défavorable » des quelques chercheurs qui s’y consacrent, difficulté qui renvoie plus largement à l’ « insuffisance de la recherche dans les domaines connexes tels que recherche en psychiatrie, recherche évaluative, recherches en sciences humaines » (F. Lert et E. Fombonne, 1989). Le progrès, malgré tous ces obstacles, est sensible. Il tient à la multiplication des approches : le champ de recherche est en voie de constitution, un champ dont l’audience est confidentielle, dont les outils sont largement artisanaux, brouillé par la multiplicité des ancrages institutionnels, obscurci de débats idéologiques et politiques, et dont le développement repose en très grande part sur la bonne volonté des acteurs.

L’investissement nécessaire à la maitrise du champ est largement sous-évalué : les résultats sont longs à obtenir, ils exigent la maîtrise de processus complexes et requièrent des compétences croisées, à la fois pratiques et théoriques. Voilà qui n’a rien de rassurant pour les commanditaires actuels de ces recherches, dont les préoccupations sont d’abord opérationnelles et qui, à ce titre, peuvent difficilement contribuer à un plan de développement rationnel et harmonieux de la recherche, à long ou moyen terme. L’exigence de résultats immédiats ainsi que la forte idéologisation du débat public sur la drogue peuvent conduire à des commandes irréalistes qui contribuent à décrédibiliser les productions de ce champ, soit que les chercheurs refusent les termes du contrat, soit qu’ils s’y aventurent par méconnaissance de ce domaine d’expertise.

On déplore généralement le peu de chercheurs ou de praticiens sensibilisés à ces questions mais il est peu de domaines de recherche dont les productions soient aussi bénévoles et ce domaine souffre, autant que d’un manque d’investissement, d’une sorte de fuite des cerveaux : à peine formés, étudiants et chercheurs sont bien souvent amenés à renoncer à un travail de recherche qui ne peut s’inscrire dans une carrière. Sans doute conviendrait-il de dégager les acquis et les ressources, et d’abord tous ceux qui ont investi ce champ, ne serait-ce que ponctuellement, étudiants, praticiens, chercheurs. Ce travail de sensibilisation des ressources intellectuelles doit permettre une capitalisation des études et recherches, en terme de méthodes comme en terme de résultats qui fait aujourd’hui défaut.

On a souvent noté que les recherches menées sur les différentes formes de marginalités étaient elles-mêmes marginales ; ce procès est commun aux sociétés occidentales, y compris dans les pays qui ont développé, plus que nous, des outils d’analyse et d’évaluation. Des échanges internationaux et particulièrement européens pourraient utilement contribuer à la reconnaissance du champ ainsi qu’à une capitalisation des acquis, car il y en a. Définir les axes de développement des recherches de terrain exige aujourd’hui une réflexion approfondie ainsi qu’un investissement clairement affirmé, quelles que soient les stratégies adoptées, intégration dans les dispositifs et cursus existant ou création de dispositifs spécifiques. La volonté de savoir doit encore se construire les moyens de son ambition.

 

Note :

(1) Pour les références entre parenthèse voir « Bibliographie des travaux français sur la toxicomanie ». Penser la drogue / Penser les drogues. Vol III

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