L’impératrice nue – Les neurosciences modernes et le concept de dépendance

Peter Cohen (2009), The Naked Empress. Modern neuro-science and the concept of addiction. Presentation at the 12th Plaform for Drug Treatment, Mondsee Austria, 21-22 March 2009. Organised by the Österreichische Gesellschaft für arzneimittelgestützte Behandlung von Suchtkranken OEGABS. Traduction de l’Anglais Laurent Beachler PhD. Published as: Peter Cohen (2009), Die nackte Herrscherin. Die moderne Neurowissenschaft und das Konzept der Abhängigkeit. Wiener Zeitschrift für Suchtforschung, Jg. 32, Nr. 3/4, Seite 61-70.
© Copyright 2009 Peter Cohen. All rights reserved.

‘Relativement à toute autre forme dont il s’écarte ce vivant est normal, même s’il est relativement rare’
Georges Canguilhem (17)

Introduction [a]

Dans cet essai nous discuterons de formulations parmi les plus récentes en matière de médicalisation neuroscientifique de la dépendance, mais notre insatisfaction à propos du concept de dépendance et de son traitement est bien antérieure à ces recherches. Nous montrerons que si le concept de dépendance manque de rigueur scientifique et de clarté, toute approche médicale de la dépendance aura les mêmes lacunes. Le principal problème pratique avec les traitements médicaux actuels de la dépendance est que les gens diagnostiqués comme toxicomanes sont rendus davantage incapables de gérer leur vie que les autres patients sous traitement médical. Les traitements contre la dépendance prendront souvent le dessus et décideront du type d’intervention à mener, à partir d’une vision de la dépendance qui considère la personne concernée comme incapable de se prendre en main.

Bien qu’elle se prétende scientifique, la pratique médicale en matière de dépendance est le reflet de normes culturelles qui favorisent (ou justifient) une conception répressive de la prise en charge. Les théories neurologiques modernes concernant la dépendance ont tendance à maintenir ou à renforcer cette oppression en transformant la dépendance en ‘maladie du cerveau’, c’est-à-dire en désordre psychique grave.

Cet essai explorera les éléments sur lesquels repose l’affirmation selon laquelle la dépendance est une ‘maladie du cerveau’, et suggérera une approche théorique différente de ‘la dépendance’.

Deux exemples brefs en forme d’introduction pour illustrer l’oppression dans le domaine de la dépendance.

Lors d’un entretien avec un médecin addictologue ayant travaillé plusieurs années dans la ville d’Amsterdam, celui-ci se plaignit que les critères d’attribution des opiacées dans la ville étaient beaucoup trop restrictifs. On interdit toujours aux habitants d’Amsterdam utilisant régulièrement des opiacées depuis plus de 30 ans l’accès aux opiacés légaux (à fumer ou injectables). Ils peuvent recevoir de la méthadone, mais on leur refuse la substance qu’ils préfèrent. Ce médecin observe que les personnes concernées sont ‘pleinement capables’ de gérer leur consommation de drogue, et qu’elles devraient être libérées du marché noir pour pouvoir évoluer au sein d’un système légal d’accès aux substances de leur choix.
Lors d’un entretien, une consommatrice de drogues de longue date membre de l’‘Amsterdam Junky Union’ ayant plus de 25 ans d’expérience nous expliqua que la communication avec le système de soin restait à un niveau minimum. Même malade, elle évite toute relation avec le système de soin car ils ‘s’emparent de’ et s’ingèrent dans son mode de consommation de drogues. Elle refuse l’accès à la méthadone ou à l’héroïne légale. Elle se fournit par elle-même en achetant et en vendant des drogues illégales et parvient à éviter la prison la plupart du temps. Elle faillit perdre une oreille infectée parce qu’elle a tellement peur du système de soin qu’elle en est restée éloignée trop longtemps [1]. Il ne s’agit pas de dire avec cet exemple que l’évitement est le comportement typique des gros consommateurs de drogues dans la ville d’Amsterdam. Il s’agit simplement d’une illustration de l’une des thèses de cet essai, selon laquelle ‘la dépendance’ diagnostiquée rend les gens incapables bien davantage qu’il n’est nécessaire ou acceptable.
Une réserve s’impose pour un type d’usagers des drogues, biens connus dans la ville d’Amsterdam et ailleurs, sans logis, malades, en état de sous-nutrition et connaissant de sérieux problèmes de survie. A propos de ce type de clients du système de soin des usagers de drogues, on peut parler de prise en charge inappropriée dans la mesure où leur principal problème n’est pas ‘la dépendance’.

Trois axes de réflexion

Notre critique adressée au travail des neurologues et neuropharmacologistes dans le domaine de la dépendance est organisée selon trois axes.

Le premier et le plus simple repose sur la critique du concept même de dépendance. Nous proposerons une façon alternative de voir un comportement qui serait actuellement qualifié de dépendance, en le considérant comme une potentialité dans la gamme des comportements humains au même titre que peut l’être tout lien fort. L’attachement est un processus émotionnel créant des liens dont on ne peut pas se débarrasser à volonté. L’attachement humain peut concerner une grande variété d’objets, allant de la nourriture aux animaux en passant par les drogues, les idées, les gens, les endroits ou les instruments de musique. Plus un lien est fort, plus un individu lui accordera de valeur et le défendra, même en cas de conséquences (extrêmement) négatives. Les liens, même les plus forts, devraient en règle générale être respectés et ne devraient pas être considérés comme illégitimes. L’attachement est une propension humaine générale et inévitable, mais la désignation de certaines intensités (de sentiment, d’implication) ou de certains objets comme déviants ou assimilables à une ‘dépendance’ est spécifique à une culture. Nous utiliserons le concept de ‘phobie’ en comparaison, la phobie étant la contrepartie négative de l’attachement, mais tout autant inévitable et dont il est difficile de se libérer. La plupart des liens et des phobies peuvent être acceptés et intégrés à la vie, à moins que l’individu (ou la société, ou les deux) décide qu’ils sont devenus insupportables. L’acceptation est un processus culturel et politique qui peut être renforcé ou affaibli. La médicalisation et la criminalisation d’une ‘dépendance’ sont une manière de diminuer le niveau d’acceptation sociale de certains liens, de même que la médicalisation ou la criminalisation de l’homosexualité.
Le second axe, en relation avec le premier mais différent, est fondé sur une approche davantage épistémologique, et consiste à analyser la manière dont les notions conventionnelles concernant la dépendance sont traduites dans le jargon de la neurologie ou le langage de la recherche actuelle en neurologie. Notre thèse est que le comportement humain considéré comme ‘dépendance’ n’est pas étudié par les neurologues, que les notions culturelles se rapportant à la dépendance sont prises comme des évidences par la suite ‘confirmées’ dans les descriptions neurologiques portant sur les mêmes objets. Les notions de dépendance transposées dans le langage de la neurologie par des auteurs tels que Volkov, Berridge, Gessa ou De Vries sont totalement tautologiques.
Le troisième axe critique certaines des méthodes sur lesquelles repose cette activité tautologique. Nous montrerons qu’il n’existe pas de preuves pour établir une compréhension du processus neurologique qui sous-tend ‘la dépendance’. Tout processus neurologique perçu, reconnu ou ‘découvert’ n’est pas davantage scientifique que les travaux de Cesare Lombroso (1835-1909). Lombroso et d’autres à sa suite présentent un modèle de la façon dont les notions historiques d’un concept (tel que le crime, la dépendance, l’homosexualité) sont projetées sur des caractéristiques biologiques quasi-scientifiques accompagnées de leurs mesures, la ‘craniométrie’ dans le cas de Lombroso. Elles créent une illusion de rigueur empirique, par exemple en présentant des images et des scanners de cerveaux, en les colorisant d’une certaine manière, et en décidant que ces colorisations (arbitraires) représentent la ‘preuve’ de notions préexistantes. Il n’y a aucune validation par une tierce partie, et la preuve n’est rien d’autre qu’une certaine interprétation dans l’esprit du créateur de ces images. L’impératrice apparaît donc nue. De même, les personnes engagées dans un dispositif de traitement de la dépendance ne sont jamais diagnostiquées par le biais d’un scanner ou autre technique d’imagerie cérébrale dans la mesure où il est simplement impossible de diagnostiquer ‘la dépendance’ de cette manière. La place de la neurologie dans le domaine de la dépendance est purement post hoc. L’imagerie cérébrale offre une forme de fausse promesse destinée non pas à obtenir un meilleur diagnostic, mais à suggérer un fondement scientifique et médical au concept de dépendance.
Des exemples de confirmations neuroscientifiques de la dépendance

La dépendance est un comportement associé à un mode de consommation (de nourriture, de drogues) ou d’implication (en matière de jeu de hasard, d’activité sexuelle, de communication Internet) particulier.

La fréquence et l’intensité maintenues en dépit de conséquences négatives sont les caractéristiques essentielles de la ‘pathologie’. Les critères d’intensité et de ténacité qui rendent le comportement pathologique sont mentionnés dans le DSM IV. Le DSM IV retient 7 critères de dépendance, parmi lesquels seuls 3 doivent être observés dans une période de 12 mois. Pour qu’il y ait usage abusif, le DSM IV définit 4 critères parmi lesquels un doit être observé dans une période de 12 mois. Ces critères font tous référence à des caractéristiques comportementales liées à des modes de vie [2].

Une caractéristique fondamentale de ce type de définition est que l’évaluation de l’applicabilité d’un critère ne se fait pas au moyen d’un test en laboratoire (comme pour les maladies virales) ou d’une observation solide d’une condition (comme lorsque l’on diagnostique une fracture osseuse à l’aide d’une radio). L’applicabilité est établie par des experts travaillant dans le domaine, sur la base d’anecdotes concernant la vie d’une personne ou de variables socio-démographiques d’une personne. Cette manière de diagnostiquer est extrêmement sujette à un certain nombre de préoccupations culturelles et idéologiques qui évoluent avec le temps ou disparaissent même complètement [3].

Une personne utilisant des opiacées quotidiennement, depuis des années, en dehors des paramètres d’un traitement médical sera diagnostiquée comme ‘patient’ dépendant. Mais une personne utilisant des produits quotidiennement pour traiter des niveaux de cholestérol ou de glucose ne le sera pas. La différence se situe dans le genre de motif pour la prise de médicament. L’usage régulier non médical d’opiacées est perçu comme compulsif et non lié à des motifs valides, tandis que l’usage des autres médicaments est perçu comme ‘légitime’. De même, une personne revenant systématiquement à la table de jeu, empruntant de l’argent pour parier, et ne remplissant pas ses devoirs parentaux, est diagnostiquée comme dépendante aux jeux de hasard. Une personne qui aime profondément les chevaux et qui consacre sa vie à cet animal ‘magnifique’ n’a pas une dépendance à la selle [4]. Ou une personne quittant femme et enfants pour une carrière militaire, repartant vers un danger élevé et même mortel en tant que soldat, n’est pas diagnostiquée comme dépendante au danger ou à la mort. Et une personne qui a choisi de jouer d’un instrument de musique quotidiennement jusqu’au point où il ne reste plus de temps disponible pour d’autres activités ‘normales’ n’est pas diagnostiquée comme dépendante au violon, mais est considérée comme un artiste. Et pour terminer cette série d’exemples, quelqu’un restant fidèle à une idée de liberté, en tant que membre d’un mouvement de résistance, comme au cours de l’occupation allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale aux Pays-Bas, cachant des pilotes alliés ou des armes, n’est pas perçue comme dépendante à une idée de liberté en dépit du danger réel d’être exécuté ou incarcéré. La différence réside dans le genre de motivation. Certaines motivations sont considérées comme volontaires, tandis que d’autres ne sont pas supposées l’être.

Et pourtant les exemples mentionnés ici sont simplement des choix de continuer à agir de la même manière en dépit de conséquences négatives. Les choix décrits sont maintenus par un lien fort aux activités. Tous ont des conséquences négatives, mais certains sont perçus comme déviants, alors que d’autres sont considérés comme ‘normaux’. Le lien d’une personne dépendante à une ‘activité créant la dépendance’ est par définition pathologique, car il n’est pas possible de renoncer au lien à volonté. Est-ce possible pour les autres liens ?

Aux yeux de Kalivas et Volkov « The neural basis of Addiction; a pathology of motivation and choice » (Am J Psychiatry 2005; 162:1403-1413), « la capacité réduite qu’ont les personnes dépendantes à éviter de chercher de la drogue lorsqu’elles le désirent, même lorsqu’elles sont confrontées à ces conséquences négatives sérieuses comme l’incarcération », est une des caractéristiques centrales de ce qu’ils perçoivent comme une pathologie motivationnelle. Le besoin est incontrôlable : « une fois qu’une personne est dépendante, le besoin incontrôlable d’obtenir de la drogue et la rechute viennent d’une forme pathologique de plasticité de la transmission excitatrice » (page 1403) en raison comme ils disent d’une certaine forme de dysfonctionnement neuronal. Mais on ne diagnostique pas un tel dysfonctionnement si une personne ne peut pas vivre sans son partenaire, son violon ou son chat et ressent de la tristesse une fois que ces liens sont rompus. [5] Et nous laissons de côté le postulat de base selon lequel il est toujours vrai que le ‘besoin est incontrôlable’. Les personnes dépendantes que nous avons interviewées adaptent souvent leur prise de drogue selon les circonstances, le contexte et la disponibilité, et ont une marge importante de contrôle des doses et de la fréquence. Le caractère ‘incontrôlable’ est une construction centrale au cœur du concept de dépendance, bien qu’il s’agisse dans une certaine mesure d’une caractéristique de la plupart des liens, et certainement de ceux qui apparaissent les plus forts. Le caractère ‘incontrôlable’ peut également refléter un sentiment subjectif d’incapacité à orienter sa propre vie vers d’autres voies de la part de personnes à qui l’on impose l’abstinence (‘l’expérience vécue’ comme le dit Reinarman [6].) [7].

« L’extrême difficulté à laquelle sont confrontées les personnes dépendantes pour résister au désir de faire un usage abusif des drogues est codifiée par des modifications dans les synapses excitatrices » (Kalivas et Volkov, ibid), mais l’extrême difficulté de ne pas cacher des pilotes alliés et de se soumettre à la domination étrangère ne le serait pas ? Kalivas et Volkov définissent ‘le stade ultime de la dépendance’ comme « un désir insurmontable d’obtenir de la drogue, une capacité diminuée à contrôler la recherche de drogue, et un plaisir atténué retiré de la satisfaction biologique ». Mais une telle description pourrait tout aussi bien s’appliquer à un prisonnier, amoureux et se languissant de l’être qui lui manque, sacrifiant d’autres activités ainsi que des ‘satisfactions biologiques’. Si le désir insurmontable d’être ou de continuer d’être avec l’objet du désir doit être perçu comme le ‘stade ultime de la dépendance’, la plupart des personnes en bonne santé se trouvent à cet ultime stade de la dépendance à un moment ou un autre de leur vie ou même en permanence.

Kalivas et Volkov prétendent également que « la caractéristique comportementale décisive de la dépendance aux drogues est la vulnérabilité permanente à une rechute après des années d’abstinence » (ibid 1410). Mais ma capacité à faire du vélo après des années de conduite automobile n’est-elle pas une rechute ? Ne pourrions-nous pas concevoir la ‘vulnérabilité à une rechute’ comme une réponse à des conditions dans lesquelles un comportement a fait preuve par le passé de pertinence fonctionnelle ? Recommencer à fumer dans des conditions d’anxiété et de peur peut n’être rien d’autre que l’application de leçons du passé pour s’adapter efficacement à une situation de stress. Décrire cette forme d’apprentissage comme une adaptation neuronale n’y change rien. De la même manière, je ne serais pas en mesure de faire une rechute en reprenant le vélo lorsque j’en trouve un si je n’ai pas appris à faire du vélo avant. Le terme de rechute/relapse tel qu’il est employé par les experts en dépendance fait simplement référence à une capacité générale qu’ont les êtres humains d’adopter dans certaines conditions un comportement préalablement appris, même longtemps après la phase d’apprentissage initial. Si le comportement n’est pas stigmatisé il n’est pas perçu comme une ‘rechute’, mais c’est le cas s’il l’est.

Il est clair que Kalivas et Volkov ont des idées bien précises sur ce qu’est la dépendance (des besoins incontrôlables, une rechute, la poursuite d’usages de drogues en dépit de conséquences négatives). Ces idées ne sont pas le résultat de leurs recherches dans le domaine de la neurologie, elles les précèdent. Lire des données neurologiques n’a pas pour but de remettre en question des idées conventionnelles à propos de la dépendance, mais porte essentiellement sur leur confirmation. Nous tenterons de voir plus loin si de telles confirmations ont un intérêt quelconque.

Continuons cette excursion au pays de la neuro-dépendance avec un autre auteur, Gian Luigi Gessa, professeur de pharmacologie à Cagliari, en Italie. Nous avons ici le même mécanisme consistant à lire dans des données neurologiques des idées préconçues sur le comportement. « La drogue impose à celui qui en est dépendant de continuer à injecter, à inhaler ou à fumer jusqu’au dernier milligramme. Ou jusqu’à l’épuisement physique, l’overdose ou la mort » [8]

Mais un homme continuant d’escalader le Mont Blanc ou le Mont Everest vacances après vacances, même par des conditions météorologiques exécrables et épuisantes, insensible aux pleurs de son épouse, et qui finit un jour par le payer d’une amputation ou de sa vie, n’est pas considéré comme un dépendant en rechute. Pour les alpinistes le fait de se consacrer à leur activité est le résultat d’une construction différente. D’après Gessa le neurobiologiste ‘prétend que la biographie du dépendant représente une modification biochimique et fonctionnelle dans des systèmes neuronaux spécifiques, résultat de l’usage continu de la drogue qui le force à se droguer lui-même’ (ibid, p 59). Gessa parle de ‘force’, et se place lui-même dans la perspective principalement culturelle du langage à propos de la dépendance, d’après laquelle la volonté de la personne a peu à peu succombé à des modifications dans les ‘systèmes neuronaux’. Le problème est bien entendu que probablement tous les apprentissages produisent des ‘modifications dans les systèmes neuronaux’ temporaires ou permanentes. De même la poursuite d’un comportement appris peut être fonctionnelle aux yeux et d’après l’expérience de la personne, mais pas aux yeux de l’observateur extérieur.  Qui a raison ? Nous connaissons des personnes qui restent mariées en dépit d’un mauvais mariage – aux yeux de l’observateur. Qui ferait référence à des ‘modifications neuronales’ permanentes pour expliquer la poursuite du mariage ? Mais même lorsqu’une personne perçoit elle-même un certain comportement comme non fonctionnel, celui-ci n’est pas nécessairement perçu comme de la dépendance. Il peut être perçu comme de l’impotence, une habitude enracinée ou une adaptation malheureuse. Tout dépend du comportement dont il est question, et non pas du cerveau.

Gessa propose une revue exhaustive de plusieurs possibilités techniques nouvelles pour observer le cerveau en action, telles que l’imagerie cérébrale (PET, SPECT et fMRI), de même que des hypothèses concernant le comportement fondées sur ces techniques en développement : « la consommation répétée de cocaïne produit dans la zone de stimulation des neurones dopaminergiques des modifications fonctionnelles permanentes considérées comme les substrats neurobiologiques sur lesquels se fonde la symptomatologie de la dépendance ». (ibid, p 109). Nous voyons une fois de plus comment le modèle du comportement de dépendance est transposé dans le langage de la neuropharmacologie par des personnes qui n’ont dès le départ jamais été expertes en comportement humain (ou une partie de ces comportements).

Taco de Vries, un neuroscientifique comportementaliste, dit de la même manière que « ces effets expérimentés des drogues sont en quelque sorte ciselés dans notre cerveau et modifient la communication entre les cellules du cerveau de façon permanente. L’une des zones affectées du cerveau est le cortex préfrontal qui est impliqué dans la partie prise de décision et planification de notre comportement. La détérioration de cette zone entraîne une perte de contrôle permanente du comportement » [9]

‘La détérioration’ du cortex préfrontal est une affection sérieuse qui peut être étudiée chez certaines personnes atteintes de certaines tumeurs du cerveau ou de blessures au cerveau. Mais est-ce la consommation prolongée de drogue qui entraîne la ‘détérioration’ du cortex préfrontal ? Aucun neurologue n’a jamais été en mesure d’observer un scanner du cerveau pour diagnostiquer un cortex frontal endommagé en raison de la consommation de drogue.

Et que signifie au juste le contrôle du comportement ? Contrôlons-nous notre comportement lorsque nous nous frappons le doigt avec un marteau et jurons ? Notre comportement est-il sous contrôle de notre cortex préfrontal lorsque nous choisissons de vivre dans le pays où nous sommes nés [10]? Ou lorsque nous restons fidèles à la religion dans laquelle nous avons été élevés ? Contrôlons-nous notre comportement lorsque nous cédons à l’ambition et décidons de prendre un petit-déjeuner sur le pouce pour partir au travail ? Au cours de quels grands moments de notre vie hyper-ritualisée contrôlons-nous notre comportement et comment reconnaissons-nous un tel contrôle ? A moins d’avoir une définition rigoureuse et sans équivoque du ‘contrôle’, un scientifique comme De Vries ne peut pas établir à partir d’une expertise neurologique que les personnes fréquemment soumises aux effets de la drogue sont des soi-disant dépendants manifestant une perte de contrôle ‘permanente’.

Nous lui avons demandé de prendre ceci en considération, en proposant d’autres explications d’un comportement de dépendance [11]. Il est possible de comprendre même le plus déviant des comportements de dépendance sans faire appel au concept de contrôle, mais il répondit par courriel :

« Je discute fréquemment avec des médecins spécialistes de la dépendance et avec d’autres experts de la dépendance ; ils ne confirment pas votre perspective » [12]

L’un des problèmes de la dépendance est que ceux qui sont supposés s’y intéresser paraissent tout savoir sur elle, parfois par ouï-dire. Etre dépendant est-il vraiment différent de ne pas vouloir changer de comportement ? Résister au changement en dépit de conséquences négatives est un aspect tellement courant de la vie quotidienne que lorsque vous tapez « résistance au changement » sur google, 532 000 résultats apparaissent, allant de la littérature scientifique à la littérature populaire. En général, la ‘résistance au changement’ n’est pas perçue comme une perte de contrôle, mais elle l’est dans le cas de la dépendance. La clé réside dans des termes tels que ‘incontrôlable’ et ‘compulsif’, mais comme nous l’avons dit il se peut que nous ayons une perception très sélective pour supposer l’existence d’un contrôle ou son absence.

Pour terminer cette discussion à propos des approches neurologiques de ‘la dépendance’, nous ferons allusion brièvement aux travaux de deux psychologues qui furent importants en matière d’analyses de la dépendance reposant sur la neurologie, aux côtés de personnes telles que Michael Bozarth ou Roy Wise. Nous voulons parler de Terry Robinson et Kent Berridge qui ont publié en 1993 un article de 45 pages sur les fondements neuronaux de la soif de drogue, enrichi d’un panorama des théories de la dépendance [13].Cet article fut suivi de tentatives répétées pour travailler sur le concept de saillance incitative et son fondement neuronal dans un article de 60 pages publié en 1998, ainsi que dans un article de 27 pages publié en 2000 [14]. Robinson et Berridge n’ont pas recours à des techniques telles que la TEP ou l’IRM fonctionnelle, mais ils eurent un rôle décisif dans le déplacement du langage des processus neurologiques vers le débat sur ce qu’est la dépendance. Ce langage est utilisé dans les applications les plus récentes des techniques de scanner, pour exprimer ce que l’on trouve ou ce que l’on devrait trouver.

L’hypothèse générale de Robinson et Berridge (1993) est que le cerveau sera affecté par la consommation de drogue de telle manière que le système neuronal responsable du désir de drogue pourrait devenir hyper-sensible et produire alors des ‘saillances’ de stimuli liées à la drogue en forte augmentation. La saillance augmente au point où se développe la dépendance, un comportement que même les toxicomanes eux-mêmes ne comprennent pas. Ils travaillent sur une perception de la dépendance qui postule l’existence d’une condition qui annule les ‘désincitations’ normales. En fait, ils tentent de fournir un ensemble d’hypothèses fondées sur la neurologie qui permettent de comprendre pourquoi les personnes dépendantes persistent dans un comportement que la plupart des gens perçoivent comme contreproductif ou destructeur et restent insensibles à ce qui conduirait des personnes (normales) comme nous à arrêter.

Un aspect essentiel de leur perception de certaines dépendances est qu’elles sont ‘obsessionnelles’, définies comme un ‘comportement compulsif, stéréotypé et répétitif’ (1993, 276) dénué de motivation rationnelle. « Le ‘désir’ évolue en soif obsessionnelle et il s’agit manifestement sur le plan comportemental de recherche de drogue et de prise de drogue compulsives. Par conséquent, selon cette perspective, le besoin de drogue et un comportement de dépendance sont dus spécifiquement à la sensibilisation de la saillance incitative ». (1993, 249).

Tout au long de leur article, ces auteurs reviennent à des perceptions des comportements de dépendance aux drogues dans lesquels la poursuite de l’usage de drogues fondée sur des motivations rationnelles, compréhensibles et constructives est tout simplement absente. Ils proposent un grand nombre de références portant (principalement) sur des expérimentations animales dans lesquelles des zones particulières du cerveau sont étudiées. Etant donné la notion de ‘désir’ qu’ils retiennent, l’expérimentation animale est impossible, de sorte qu’ici également ils postulent l’irrationalité du comportement de dépendance. « Le besoin est un ‘désir’ de drogue obsessionnel, irrationnel et pathologiquement intense qui ne repose sur aucune raison évidente, et qui mène à un comportement compulsif de recherche de drogue et de prise de drogue » (1993, 272). Berridge et Robinson ne parlent pas du fait de désirer désespérément une personne qui vous manque, la liberté ou des vacances, ainsi que des adaptations neurologiques (les sensibilisations) que cela entraîne, et c’est bien dommage. A moins que ces besoins ne soient compris, il n’y a pas de raison de suspecter qu’ils sont différents du besoin de drogue, excepté pour ce qui concerne leurs conséquences légales. « Une perception de la dépendance fondée sur l’incitation-sensibilisation suggère que pour ‘soigner’ véritablement la dépendance, il faut cibler directement et inverser les neuro-adaptations qui sous-tendent la sensibilisation » (1993, 271). Les techniques de TEP ou d’IRM fonctionnelle doivent jouer un rôle croissant dans la recherche de preuves de ces neuro-adaptations.

En dépit du fait que Berridge et Robinson soient exceptionnellement – et courageusement – clairs à propos de la nature hypothétique de leurs explications et des fondements potentiellement neuronaux de ‘la dépendance’, ils n’identifient pas les limites de leurs hypothèses, faute d’étudier les comportements de dépendance eux-mêmes. Cela signifie que leurs efforts pour trouver des explications plausibles s’inscrivent dans le cadre de versions conventionnelles transmises de ce qu’est un comportement de dépendance. Ils ne paraissent pas réceptifs à une perspective dans laquelle la dépendance est un état de choses normal (un lien fort dans lequel on entre ou dont on ne sort pas facilement même lorsque certaines conséquences sont négatives). Mais dans la version de 2000 de leur travail théorique, ils compliquent sérieusement leur approche en ajoutant un certain nombre de réserves importantes à leurs hypothèses. La plus conséquente d’entre elles est probablement leur vision selon laquelle la sensibilisation est contextuelle.

La sensibilisation « n’est pas un simple phénomène pharmacologique, dans la mesure où à la fois l’expression et l’induction de la sensibilisation peuvent être modulées puissamment par des facteurs autres que pharmacologiques, y compris par des facteurs environnementaux (et possiblement psychologiques) associés à l’administration de drogues.»[15] La différence entre toute sensibilisation qui s’inscrit dans l’humain (en tant qu’effet de l’apprentissage) et la sensibilisation liée aux drogues pourrait être bien moindre que ce à quoi ils s’attendaient initialement. On peut penser que des scientifiques tels que Berridge et Robinson qui vont loin dans la proposition d’hypothèses alternatives au sein des conceptions des comportements de ‘dépendance’ fondées sur la sensibilisation feront également partie de ceux qui introduiront des perceptions différentes de la dépendance elle-même. Dans leur dernier article de synthèse (2000), ils montrent de manière exhaustive pourquoi les approches pharmacologiques des traitements de la dépendance ont peu de chance de réussir. Si la recherche et les tests de traductions dans le domaine neurologique d’éléments du langage de la dépendance vont suffisamment loin pour s’apercevoir qu’ils ne mènent nulle part, on pourrait même imaginer que ce genre de neurologie marque la fin de la théorie conventionnelle  de la dépendance !

Trouver des explications qui existent déjà à partir de la neurologie

Dans cette partie de la critique que nous faisons des explications neurologiques de la dépendance, nous voudrions souligner la manière dont ces explications sont produites à partir de quelques auteurs contemporains travaillant sur le sujet.

Melissa Littlefield (2009) discute des techniques de TEP ou d’IRM fonctionnelle utilisées pour produire des tests de ‘vérité’ pratiqués sur des personnes arrêtées et impliquées dans des cas criminels. Son étude des théories du cerveau liées à la pratique n’ont pas pour point de départ ‘la dépendance’ mais la ‘duperie’. Son investigation détaillée des méthodes appliquées pour obtenir des conclusions sur la manière dont les techniques d’IRM fonctionnelle apportent des informations sur le comportement des personnes en état d’arrestation est éclairante et utile pour une approche des théories du cerveau qui autorise une réflexion sur la relation entre de telles théories et leur application. « Loin de décrire le cerveau et ses fonctions, les techniques d’IRM fonctionnelle et d’imagerie cérébrale produisent des modèles du cerveau qui renforcent les notions sociales de duperie, de vérité et de déviance » [16] (p 1).

Et elle ajoute : « De surcroît, étant donné le tour biologique que prennent les sciences cognitives, les partisans de la détection fondée sur l’analyse cérébrale mobilisent des arguments reposant sur la nature pour étayer et justifier des normes culturelles. Loin de décrire le cerveau et ses fonctions, les protocoles et les hypothèses des techniques d’IRM fonctionnelle et d’imagerie cérébrale produisent et sont les produits de modèles du cerveau qui réintroduisent et renforcent les liens entre biologie, déviance et duperie » (p 20).

Selon nos propres termes, les scientifiques travaillant avec des techniques mesurant l’activité du cerveau appliqueront des théories portant sur la fonctionnalité ou les processus à l’œuvre du cerveau qui dépendent de leur point de vue. Le cerveau est si complexe et ses composants sont tellement interdépendants et à plusieurs niveaux que les scientifiques travaillant sur le cerveau sont désarmés, A MOINS de faire des hypothèses sur la structure du cerveau, et des hypothèses sur la relation entre les composants du cerveau et la fonctionnalité perçue. L’étape suivante consiste à faire des hypothèses sur cette fonctionnalité et sur ce comportement, mais c’est une autre histoire. Donc, dès que des techniques d’imagerie du cerveau sont utilisées pour arriver à certaines conclusions sur le comportement humain et non pas uniquement sur la complexité du cerveau per se, des modèles culturels structurent la manière dont nous créons des connexions entre l’activité du cerveau et le comportement. Si je pense que des liens émotionnels puissants résultent de l’identification, comme c’est souvent le cas en psychanalyse, je serai porté à chercher le processus d’‘identification’ dans le cerveau, c’est-à-dire le processus neuronal qui représente l’identification.

« Les cerveaux ne sont pas des objets naturels qui existent en dehors de leur construction culturelle – et scientifique » dit Middlefield (p 13). C’est selon nous assez inévitable. Les neurologues comportementalistes devraient donc étudier le comportement en premier lieu. Une fois que leurs hypothèses à propos du comportement ont acquis une certain forme de preuve, il devient utile de chercher l’interaction entre le comportement humain dans une série de contextes sociaux et l’adaptation du cerveau. Les neurosciences comportementalistes ne peuvent pas avoir un niveau de pertinence supérieur à la fois aux modèles conceptuels de comportement sur lesquels elles sont fondées et à la rigueur avec laquelle de tels modèles sont testés [17]. Dans sa discussion à propos des fondements neuronaux de la ‘duperie’, Littlefield note :

« En psychologie évolutionniste par exemple, le cerveau est caractérisé comme un outil dont la fonction principale est de résoudre des dilemmes d’adaptation pour assurer la survie. Selon cette approche, la duperie peut très bien être un trait positif d’adaptation, et non pas seulement une activité physiologique en pure perte » (p 15). On pourrait dire la même chose de la ‘dépendance’, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une forme d’adaptation qui vient en aide à un être humain d’une certaine manière. Plutôt que d’être perçue comme pathologique ou anormale, toute dépendance pourrait être vue comme justifiée tant qu’elle est au service d’une adaptation psychologique ou existentielle réussie [18]. L’évaluation extérieure de ce que signifie ‘la réussite’ est sujette à distorsion sociale et idéologique, et ne devrait pas être appliquée par les scientifiques, à moins que ce ne soit fait dans des conditions de prudence extrême. Comme le fait observer Canguilhem :

« Une anomalie ou une mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d’autres normes de vie qui sont possibles ». [19] On pourrait plaider que les dépendances sont loin d’être des ‘anomalies’ dans la mesure où la notion de dépendance pourrait décrire un grand nombre de liens qui ne sont pas considérés comme des pathologies. Mais même si la dépendance était une anomalie dans le sens de ‘rare’, il serait possible de faire évoluer notre perception pour la voir simplement comme ‘une autre norme de vie’.

Il est utile de comprendre pour notre discussion que dans certains domaines d’application, les techniques de résonance magnétique peuvent produire des images qui doivent être comparées à ce qui est supposé produire des informations intelligibles. La description détaillée qu’offre Prassad de la manière dont les radiologues étudient les scanners IRM montre non seulement que l’expérience est importante, mais que la présence d’atlas connus de la physiologie humaine l’est également. La visualisation médicale assistée par ordinateur « continue de dépendre d’autres technologies de visualisation et de diagnostics complémentaires pour déterminer la réalité biologique et détecter une pathologie » [20] Cela signifie que si la médecine générale est le domaine dans lequel s’appliquent les techniques IRM, un vaste ensemble de connaissances préexistantes d’anatomie humaine et de pathophysiologie fait déjà partie du ‘regard médical’. Des connaissances préexistantes permettent de savoir dans quelle mesure nos connaissances sont en expansion. Mais si les techniques IRM sont appliquées dans un domaine où l’anatomie est en plein développement, et où l’on procède à des hypothèses sur le comportement, l’activité synaptique et les interactions neuronales, les marges d’interprétations sont énormes et, comme nous l’avons vu, moins contraintes par des méthodes d’identification des erreurs. Les techniques de scanning continueront bien entendu d’être développées dans les sciences du cerveau. Mais les applications présupposent un type d’attention particulier pour éviter les reconstructions post hoc, surtout si ces applications sont liées à des conclusions (potentiellement immatures) sur ce qui rend les gens ‘malades’ ou non.

Citons comme dernière illustration du rôle des modèles conventionnels en neurologie une conclusion complexe mais éclairante issue de l’étude détaillée consacrée par Christian Huber à l’imagerie neurologique :

« Prenant en exemple la méthodologie d’IRM fonctionnelle, nous avons montré que l’imagerie neurologique, une carte statistique colorée surimposée sur un scanner anatomique de cerveau, est une mesure indirecte de l’objet considéré, et que l’hypothèse naïve de validité et d’objectivité doit être rejetée ». [21] Huber partage avec nous l’avis que l’imagerie neurologique doit être ‘dans un dialogue’ avec la psychologie et la philosophie, et que l’association de ces sciences avec la neurologie ne peut pas être indépendante de théories dans ces domaines. La plupart des neurologues pourraient être d’accord avec cela, mais il est presque toujours difficile de savoir si un tel dialogue est implicite dans leurs travaux, ou même absent alors qu’il devrait être présent. Dans les exemples d’explications neurologiques de ‘la dépendance’ que nous avons donnés, notre théorie culturelle à propos de ‘la dépendance’ fondée sur le sens commun est empruntée comme un fait établi, et non pas comme un emprunt explicite qui aurait besoin d’être vérifié.

Discussion

Nous n’avons pas connaissance dans le domaine de la dépendance de neuroscientifiques intéressés par les ‘toxicomanes’. Ils sont intéressés par le cerveau, et dans la mesure où ils étudient des cerveaux ou des tissus du cerveau, leurs études portent sur des souris et des rats. Ce que des rats de laboratoire sont disposés à faire pour obtenir des drogues dans différentes circonstances est pris comme une information valide à propos de ‘la dépendance’ et du cerveau humain.

L’énorme distance qui sépare des sujets humains les neurologues étudiant les comportements de dépendance, et leur distance encore plus grande vis-à-vis d’une expertise sur des tentatives rigoureuses et scientifiques pour étudier les attachements humains, font que la capacité des techniques neurologiques à améliorer notre connaissance du comportement d’attachement humain est hautement contestable et doit faire l’objet d’un débat scientifique. Il est sûrement irresponsable de prétendre que ‘la dépendance’ est une maladie du cerveau sur la base de l’état actuel des connaissances neurologiques et des théories et techniques sous-jacentes. Il est plus probable que la dépendance soit un attachement humain normal à un objet, en dépit des appréciations sociales et culturelles négatives dont elle fait l’objet.

Nous sommes apparemment au cœur d’une science (la neurologie) qui, lorsqu’elle s’applique à ‘la dépendance’, est une pièce maîtresse d’une idéologie de l’autonomie humaine contemporaine. Les hypothèses empiriques ou philosophiques à propos de l’existence d’une ‘véritable’ autonomie des hommes sont fondamentales pour notre construction théorique de ‘la dépendance’. Mais nous ne considérons pas ces perceptions comme les fondamentaux cachés de nos points de départ comportementaux. Les neurologues travaillent avec elles comme n’importe qui dans les rues de la modernité, et leurs certitudes sociétales communes à propos de ‘la dépendance’ méritent d’être soumises à examen.

Leurs hypothèses sont dogmatiques et de nature théologique, tout comme auparavant l’hypothèse chrétienne de ‘péché originel’ qui empêchait l’homme d’être bon et l’obligeait à faire appel à un prêtre pour l’aider à sauver son âme. De sorte que bâtir une cosmologie moderne du ‘libre arbitre’ fondée sur la neurologie relève davantage d’une activité religieuse que scientifique. Cela amène les individus à faire appel à un thérapeute de la dépendance pour les aider à être autonomes. On retrouve plutôt ici la construction d’une cosmologie de la Terre et du Soleil à l’époque de Galilée fondée sur l’astronomie biblique. [22] Mais si la bible se trompe en matière d’astronomie, les astronomes papaux se trouvent en difficulté. Si le postulat de l’autonomie humaine moderne est faux, les thérapeutes de la dépendance se trouvent en difficulté.

Nous proposons de considérer les dépendances de la même manière que tout autre attachement humain à des objets ou des comportements, et d’arrêter de créer une catégorie d’attachements déviants pour en faire des pathologies. Il s’agirait plutôt de changer notre approche de ces attachements encore appelés dépendance et de les traiter comme nous traitons les attachements ‘normaux’, les peurs ou les phobies : les laisser tranquilles à moins que la personne elle-même souhaite une ingérence. Si ma grand-mère a une peur incontrôlable et ‘irrationnelle’ des ascenseurs, et préfère ne pas les utiliser même si cela signifie qu’elle ne peut pas aller au bureau de poste, personne ni aucune loi ne l’obligera à se faire ‘soigner’ pour cette phobie. Une phobie est intégrée à une vie, jusqu’à ce qu’elle devienne pernicieuse et qu’une personne veuille essayer de s’en libérer. Un lien puissant, une dépendance, peut tout aussi bien être laissée à elle-même, jusqu’à ce qu’une personne veuille changer. Et si un tel changement est difficile, parce qu’un lien peut être ressenti comme une chaîne dont une personne est captive, il est logique de demander une assistance librement choisie [23].

Cependant, la différence que nous faisons encore entre les liens en général et les dépendances en particulier est une construction culturelle. Que cette construction soit confortée par de nouvelles techniques en neurosciences ne change pas grand chose.

Notes

Nous remercions Nick Grahame (Indianapolis), Grazia Zuffa (Florence), Chip Huisman, Job Arnold, Erik van Ree, Erik Wolters(Amsterdam), Axel Klein (Salisbury), et Eliot Albers (London) pour leurs avis et commentaires.

Les entretiens eurent lieu en septembre 2008, en préparation d’une publication sur 30 ans de politique des drogues dans la ville d’Amsterdam.

Le groupe de travail sur les troubles liés aux substances de l’American Psychiatric Association préparant le DSM-V est en train de considérer l’ajout d’une nouvelle catégorie de « dépendances non fondées sur des substances » (comme par exemple le jeu sur Internet, l’alimentation, le shopping, l’activité sexuelle). APA, novembre 2008, voir le site Web APA à la rubrique ‘Revision activities’.

Comme pour l’attachement homosexuel, qui a cessé d’être perçu comme un symptôme psychiatrique de maladie (du développement).

Anonyme, site Web américain, 2008 : « Je sais que les chevaux m’ont personnellement changée, m’ont murmuré des choses, m’ont appris des choses au-delà de ce qu’un être humain aurait pu m’apprendre sur la même période de temps, et ils ont été également infiniment plus patients. Leur pouvoir est ma force ; leur combat est mon syndrome de vol. Leur course contre le vent est la liberté dans mon propre esprit sauvage. Je ne fait plus qu’ « un » avec ces créatures magnifiques et il n’existe aucun autre endroit au monde à part les bras de mon mari où je peux trouver autant de réconfort et de joie que la selle, la piste équestre, en union avec mon cheval et ressentant le merveilleux de l’intimité et de la nature tout autour de nous. C’est un présent donné, reçu, et partagé tout en même temps par le cavalier et le cheval, et que les écrivains en tout genre n’ont pas pu expliquer jusqu’à aujourd’hui. Mais c’est un fait établi que cette entité du lien entre une fille et son cheval est tout aussi incassable que n’importe quel amour antérieur ou postérieur ».http://www.writing.com/main/view_item/item_id/1370587

Souvent le lien qu’implique par exemple le fait de jouer du violon n’est pas enregistré de manière consciente dans la mesure où ce lien n’est pas menacé. Les personnes qui se désintègrent étant privées du lien à leur emploi peuvent se rendre compte de cela uniquement lorsqu’elles perdent leur emploi.

Craig Reinarman; “Addiction as accomplishment: The discursive construction of disease” Addiction Research and Theory, 2005.

Il paraît douteux que les êtres humains puissent jamais échapper au sentiment d’être prisonniers d’un lien à certains moments. Le sentiment d’attachement involontaire est fort lorsque l’attachement devient un fardeau, par exemple lorsqu’il vient en contradiction avec une certaine conception de la ‘santé’. Notre culture ne reconnaît pas facilement les difficultés de rompre un lien, dans la mesure où cela heurte notre présumée ‘autonomie’.
Gian Luigi Gessa, “Cocaina”, Rubbettino Editore, 2008. (Traduction de l’italien P.C.), p 74.
Taco de Vries in Synaps. Vrije Universiteit Amsterdam, novembre 2008 (Traduction du hollandais P.C.).

Un documentariste hollandais a interviewé une femme à Tchernobyl, en Ukraine, qui était retournée à sa ferme et à son style de vie en dépit de graves risques de radiation. Le fait de se consacrer à son habitation était beaucoup plus fort que sa peur des conséquences négatives du retour. VPRO ‘Europe’, 1er mars 2009.
Peter Cohen (1992), “Junky Elend: Some ways of explaining it and dealing with it. From a pharmacological explanation of junky behaviour to a social one”. Wiener Zeitschrift für Suchtforschung, Vol. 14, 1991, 3/4. pp. 59-64. En ligne : http://www.cedro-uva.org/lib/cohen.junky.html
Communication personnelle, 20 novembre 2008.
Terry E. Robinson et Kent C. Berridge : “The neural basis of drug craving: an incentive-sensitization theory of addiction”, Brain Research Reviews, 18 (1993), 247-291.
Kent C. Berridge et Terry E. Robinson “What is the role of dopamine in reward: hedonic impact, reward learning, or incentive salience?” Brain Research Reviews 28 (1998) 309-369.
Terry Robinson et Kent Berridge “The psychology and neurobiology of addiction: an incentive–sensitization view” Addiction (2000) 95 (Supplement 2) S 91-S117.
“Constructing the organ of deceit. The rhetoric of fMRI and Brain Fingerprinting in post 9/11 America”, Science, Technology and Human Values, 2009.
Un rapport britannique récent portant sur la science du cerveau et la dépendance propose 10 pistes de recherche à venir en matière neurologique, aucune ne portant sur l’exploration de la pertinence des théories existantes de la dépendance ou de la rigueur de la recherche comportementale en matière de dépendance. P 61, Gabriel Horn et al., Brain science, addiction and drugs, 2008, Londres, Académie des Sciences médicales.
Bruce Alexander ne conçoit pas que la dépendance puisse réussir parce qu’il s’agit d’un ‘style de vie de substitution’ qui remplace d’autres types de mise en relation dans des conditions sociétales d’un manque d’intégration. B. Alexander, The roots of addiction in free market society, Vancouver 2001, Canadian Centre for Policy Alternatives. Voir également Bruce Alexander, The globalisation of Addiction, Oxford University Press, 2008. Mais que se passerait-il si nous prenions un peu de distance par rapport à la perspective selon laquelle la dépendance est un ‘substitut’ pour la voir plutôt comme ‘véritable’ ? Ne serions-nous pas amenés à faire ce que nous avons fait en normalisant l’homosexualité ou la maternité célibataire ? Si les gens décidaient d’adopter des styles de vie de ‘dépendance’ classique à la drogue, que se passerait-il si nous cessions de criminaliser de tels styles de vie pour leur accorder l’espace qu’ils réclament, de la même manière que nous autorisons les gens à consacrer leur vie aux échecs ?
« Examen critique de quelques concepts », in Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Presses Universitaires de France PUF, 2007 (p 91).
Prassad, Amid “Making Images/Making Bodies: Visibilizing and Disciplining through Magnetic Resonance Imaging (MRI)” (2005) In: Science Technology and Human Values, Vol 30 No 2, 291-316.
Christian G. Huber, Interdependence of theoretical concepts and neuroimaging data Poiesis Prax DOI 10.1007/s10202-009-0069-3, Springer Verlag 2009.
Peter Cohen (2000), “Is the addiction doctor the voodoo priest of Western man?”. Version complétée d’un article paru dans Addiction Research, Special Issue, Vol. 8 (6), pp. 589-598. En ligne:http://www.cedro-uva.org/lib/cohen.addiction.html
N’oublions jamais que le désir d’échapper à un lien peut avoir un fondement social évident. Par exemple certains attachements à des drogues particulières ou à des objets sexuels particuliers ont de telles conséquences sociales dévastatrices que les personnes qui ont ces attachements peuvent être amenées à vouloir s’en défaire.

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