Un panel citoyen sur les usages de la drogue (quartier de Stalingrad à Paris)

 

Cosmopolitiques, n°7,  « Aimons la ville », Editions de l’aube

 

Sortir des représentations collectives antagonistes sur la drogue et des conflits interpersonnels à l’échelle d’un quartier est possible. Si l’on pratique le débat démocratique, avec l’appui d’une méthodologie rigoureuse issue de l’expérience des conférences de consensus. Mais est-ce suffisant pour pratiquer enfin une forme d’empowerment de quartier lorsque les moyens budgétaires et d’ insertion restent absents ?

 

“ Halte au trafic du crack ! ”, “les dealers dehors ! ”, “ la police doit faire son travail ! ”. Ce tract du collectif anti-crack appelait les habitants à manifester ce mardi 18 septembre 2001 “ et tous les mardis soir jusqu’à la disparition du trafic de crack ” place Stalingrad à Paris. Bien sûr le trafic de crack n’a pas entièrement disparu de la place Stalingrad mais la présence policière, avec BAC et CRS, a été renforcée. Le trafic de crack y est aujourd’hui presque invisible – au contraire des quartiers avoisinants de la Goutte d’Or ou de la Chapelle. Aussi le collectif anti-crack, considérant que ses revendications principales avaient été entendues, s’est dissous en juin 2002. L’histoire aurait du s’arrêter là. La lutte contre la drogue et la toxicomanie ne relevant pas de leur compétence, les élus locaux limitent leur intervention au renforcement de la présence policière. Une initiative du maire du 19ème , Roger Madec, vient de rompre avec ce traditionnel attentisme : au début de l’année 2002, la mairie décide d’organiser une consultation citoyenne dans le cadre d’un “ panel citoyen ”. Ce panel est chargé de faire un diagnostic sur les problèmes liés aux drogues afin d’aboutir à des recommandations pour “ mieux vivre dans le quartier de Stalingrad ”.

 

Sortir de la guerre de tous contre tous

Consulter les citoyens sur les décisions à prendre dans leur quartier, l’initiative est inhabituelle ; sur la question des drogues, en plein débat sur l’insécurité, elle est courageuse. Le quartier de Stalingrad est une des “ scènes de la drogue ” de Paris, c’est à dire qu’il est connu pour être un lieu de trafic et de consommation de drogues ; c’est même la seule Scène de toute l’Ile de France où le crack, de sinistre réputation, est vendu dans la rue. Cette drogue est d’ailleurs en grande part à l’origine de la politique de tolérance zéro à New York. La réponse policière s’impose à l’évidence, et elle est déjà à l’œuvre. Organiser une consultation, c’est poser d’entrée l’hypothèse qu’il puisse y avoir des alternatives. Comment croire que des citoyens tirés au sort pour moitié et pour l’autre moitié choisis précisément pour leur différence d’opinion puissent aboutir à des recommandations qui ne se limitent pas à la répression? Le débat public sur la question des drogues est empoisonné. Construit sur l’opposition “ laxisme ou répression ”, ce débat ne laisse aucun espace à une alternative crédible à la guerre à la drogue. La guerre impose la guerre – ceux qui s’expriment sont nécessairement dans un camp précis sauf que dans la guerre à la drogue, personne ne peut être “ pour la drogue ”. Ni les indifférents ou “ laxistes ”, ni ceux qui tirent bénéfice des drogues – quel que soit ce bénéfice – ne peuvent être entendus. Or ce quartier est en pleine guerre. Aux guerres qui se mènent depuis plus de dix ans entre policiers, trafiquants et usagers de drogues – sans compter celles qui se mènent entre les différents groupes sociaux, étrangers au quartier, habitants ou squatters, – il faut ajouter la guerre qui se mène sous le feu des médias. Depuis septembre 2001, le collectif anti-crack, collectif d’habitants, a déclaré la guerre au crack qui est aussi une guerre aux politiques “ irresponsables ”, “les Vaillant, Dreyfus, Madec, Delanoë ”, qui ont “baissé les bras ” devant la drogue. Jusqu’à une dizaine de caméras suit “ les tournées” organisées le soir par 9 pères de famille qui affichent les adresses de ce qu’ils nomment “ les crack house ”, “ afin de rendre l’espace public du quartier à ses habitants ”. Derniers acteurs de cette guerre symbolique, celle que mène ACT-UP ainsi que l’association d’habitants, Quartiers Libres, créée en réaction au collectif anti-crack contre “ le délire sécuritaire ” dont les médias se font la caisse de résonance.

Lorsque enfin, le collectif anti-crack se dissout, tandis que la BAC et les CRS occupent le terrain, le quartier, semble-il, s’apaise. C’est alors que la Mairie du 19ème décide d’organiser cette consultation citoyenne. Celle-ci ne va-t-il remettre le quartier à feu et à sang? C’est ce que craignent les Mairies des 18èmeet 10ème arrondissements qui se partagent avec le 10ème les alentours de la place de Stalingrad. Ces deux mairies refusent de s’associer à l’initiative. “ Surtout, n’en parlons pas ”, reste le principal mot d’ordre sur la question des drogues.

Roger Madec a pourtant une question à poser à ses concitoyens, une question qu’il se pose d’abord à lui-même : le renforcement des forces de police, est-ce une réponse suffisante ? La mairie de 19ème a entrepris un vaste projet de rénovation de l’habitat insalubre de ce quartier. Sous la pression d’une association d’habitants, un espace de 4 hectares appartenant à la SNCF sera transformé en jardin public “ les jardins d’Eole ”. Comment faire pour que ce parc, en plein cœur du quartier, ne se transforme pas en squat et plus largement en refuge de toutes les exclusions ? La même question s’est posée au moment de la création du parc de la Villette. La sécurité y a été obtenue grâce à un dispositif important qui comprend gardiennage et club de prévention. Créer un nouveau projet en recrutant des éducateurs ? Voilà une idée qui n’est pas l’ordre du jour alors que les équipes de rue se débattent dans des restrictions budgétaires qui menacent leur survie. Or dans le quartier de Stalingrad, la difficulté est redoublée ; une équipe d’éducateurs, nécessaire, n’y suffit pas. Cette “ Scène de la drogue ” impliquerait des réponses spécifiques pour les usagers de drogues. Il y a bien un dispositif de réduction des risques avec équipes de rue et accueils mais il est principalement situé dans le 18ème ; en outre il est précisément l’objet de débat public : est-ce que ce dispositif est à l’origine de troubles comme le prétendent les partisans du tout-sécuritaire ? Est-ce que, au contraire, il contribue à la sécurité du quartier ou encore, à quelles conditions pourrait-il le faire ?

J’ai accepté de coordonner le panel citoyen pour la Mairie du 19ème parce que je suis persuadée que cette question doit être posée aux habitants. Je pense que la politique de réduction des risques menée par le ministère de la santé est condamnée si les Français et les collectivités locales qui les représentent n’en voient pas l’utilité. Les actions de réduction des risques vont au-devant des usagers de drogues dans la rue, dans les squats; elles proposent des accueils ou “boutiques” avec des réponses aux besoins les plus urgents, cafés et sandwichs, douches et machines à laver, seringues et préservatifs. En Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, nuisances et délinquances sont en grande part à l’origine de ces dispositifs mais en France, la réduction des risques est purement sanitaire, limitée au risque sida. En 1997-1998 pourtant, on pouvait penser que ce dispositif allait se développer ; le Maire du 10ème arrondissement avait accepté l’ouverture d’une nouvelle boutique mais l’annonce du projet avait suscité l’hostilité d’une part des riverains : “ Distribuer des seringues ou chasser les toxicomanes du quartier ”, il faut choisir. Tous les riverains ne se sont pas reconnus dans l’exclusion des toxicomanes que réclamaient les premiers manifestants et pendant plus d’un mois, manifestations et contre-manifestations se succèdent. La boutique du 10ème arrondissement n’a pas été fermée mais son activité a été étroitement limitée et surtout, depuis cette date, aucun élu parisien ne s’est aventuré à ouvrir une nouvelle boutique à Paris : ces distribution de seringues, ces boutiques sont sans doute utiles aux toxicomanes mais elles sont considérées par les élus locaux comme un piège dans lequel ils se gardent de tomber.

En 2001, Bertrand Delanoë, élu à la Mairie de Paris, affronte les associations des quartiers de l’est parisien, 10ème, 18ème, 19ème également concernés ; il garantit qu’il n’y a pas de nouveaux projets prévus dans ces quartiers et que dorénavant, les habitants seront consultés. Nous sommes en plein débat sur l’insécurité et à cette date, il n’est effectivement pas question d’implanter de nouveaux services. Fondamentalement, la problématique reste inchangée : elle oppose, semble-t-il, d’un côté, les valeurs de la solidarité, portées par l’humanitaire et par la lutte contre le sida et de l’autre, les peurs, l’isolement et les souffrances des petites gens, dont se nourrit l’extrême droite.

En Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, les dispositifs de réduction des risques sont négociés avec les habitants, soit qu’il s’agisse d’un choix politique des municipalités, soit que la négociation ait été imposée par les riverains lorsque ceux-ci s’opposent à l’ouverture des services dans leur environnement immédiat. Bon gré, mal gré, ces conflits de voisinage dénommés NIMBY(“Not In My Back Yard”) exigent une méthode de traitement des conflits. C’est l’objectif des jurys citoyens mis en place en Grande-Bretagne ; ces consultations citoyennes traitent aussi bien des projets urbains que de la co-existence des communautés et de l’insécurité. Or cette démarche avait été proposée par 4 élus verts parisiens pour répondre aux débats suscités par l’implantation des actions de réduction des risques. C’est ce projet que Bernard Jomier, maire-adjoint à la santé du 19ème met en place pour répondre au débat.

La constitution du panel : l‘appel aux bonnes volontés

Le panel a été constitué de 14 citoyens ; 7 sept ont été tirés au sort non pas sur la liste électorale mais sur une liste de volontaires. Voilà qui peut entretenir le soupçon d’une manipulation politique mais il m’importait, comme il importait à l’équipe municipale que le débat ne soit pas faussé. Le panel citoyen ne prétend pas être représentatif de la population, ne serait-ce que parce qu’il exige un engagement important, et tout d’abord en termes de temps soit 2 soirées par mois pendant 4 mois, sans compter quelques réunions internes facultatives. La démarche de volontariat fait appel aux bonnes volontés ; elle exclut les indifférents au quartier comme elle exclut les opinions les plus extrêmes (“ tous pourris ”). Elle répond à une question : A quoi peuvent aboutir 14 citoyens qui n’ont pas tous les mêmes opinions sur la question des drogues ou qui ne savent qu’en penser qui acceptent de réfléchir collectivement au problème ? Il fallait donc des citoyens qui acceptent de “ jouer le jeu ”, d’écouter pendant six soirées ce qu’en ont à dire les acteurs en présence. À cet égard, le panel citoyen n’a pas été biaisé ; le comité de pilotage mis en place par la Mairie a veillé à ce que l’appel au volontariat permette de recruter des citoyens divers par leur expérience ou inexpérience face au problème : l’information a circulé par le biais des comités de quartier, des affichettes posées chez les commerçants et par les associations partie prenante. Les 7 citoyens nommés par le comité de pilotage ont permis de procéder à un rééquilibrage : trois représentants associatif ont été nommés (collectif anti-crack, Quartiers libres, “ Les jardins d’Éole ”) ; deux commerçants, absents des citoyens tirés au sort ont également été recrutés. Le comité de pilotage a veillé au rajeunissement du panel, à l’équilibre entre sexe (les femmes tirées au sort étaient beaucoup plus nombreuses que les hommes).

Les motivations des membres du panel ont été très variées : quelques uns avaient des motivations strictement personnelles, telle cette femme âgée, venue dénoncer le trafic auquel se livrait selon elle ses voisins, dénonciation dont la police n’avait pas tenue compte ; d’autres voulaient comprendre la violence des positions en présence. Six d’entre eux avaient soutenu, de près ou de loin, les actions du collectif anti-crack, trois connaissaient et soutenaient la réduction des risques, les cinq autres étaient étrangers au débat. Mais quelles que soient leurs opinions sur la questions des drogues– du refus d’implanter un accueil des toxicomanes dans le quartier à la recherche de réponses solidaires – la plupart des membres du panel ressemblent, par leur profil, à ceux que peuvent recruter les associations animatrices de la vie locale ; retraités, bibliothécaire, employé de banque, mais aussi propriétaire d’un café-hôtel de la rue d’Aubervilliers. Il s’agit surtout de petites classes moyennes, au départ françaises de souche mais également issues de l’immigration (autre critère du comité de pilotage).

Ces habitants ont accepté de jouer le jeu du panel ; nombre d’entre eux n’en étaient pas moins à priori quelque peu sceptiques sur l’initiative : “ des recommandations communes ? C’est mission impossible ” avait déclaré dès la première réunion un des membres du panel “ À moins de répéter encore une fois ce que tout le monde sait, qu’il faut réprimer les trafiquants, soigner les toxicomanes et faire de la prévention ”. Pour ce membre du panel qui se trouvait être un communiste, il y avait là anguille sous roche : la Mairie n’avait-elle pas un projet qu’elle voulait faire avaliser ? Suspicions des uns, sentiments d’abandon ou d’impuissance des autres ont été autant d’obstacles qu’il a fallu surmonter pour engager les 14 membres du panel dans une démarche commune.

Une méthodologie rigoureuse, issue des conférences de consensus a été mise en place. Ainsi la démarche de diagnostic a été imposée au panel qui devait répondre à une première question : que se passe-t-il dans le quartier selon les acteurs en présence ?

Six soirées ont été organisées sur des thématiques précises : nuisances vécues par les habitants, demandes et besoins des usagers de drogues, trafic et délinquance, dispositif socio-sanitaire, projet de rénovation urbain. Sur chacune des thématiques, les mêmes questions ont été posées à chacun des invités lors d’auditions publiques. Comme dans les conférences de consensus, les auditions publiques ont été suivies de débats internes qui devaient dégager :

– les réponses qui font consensus parmi les invités

– celles qui font débat

 

Constituer le cadre du débat

En fait, les premières réunions internes ont toutes été consacrées à comprendre la démarche. Quatre membres du panel étaient déjà très investis dans le débat ; ils s’affrontaient depuis plus de deux ans et leurs querelles étaient à la fois obscures et insupportables pour les autres. Le panel devait-il avoir pour objectif “ la lutte contre le crack” ou bien “ mieux vivre dans le quartier ” selon la définition de la municipalité ? Fallait-il dire “ toxicomane ” ou “ usager de drogue ” ? “ Puisque manifestement, il y avait des positions opposées, pourquoi ne pas mettre ces opinions sur la table, afin que tout le monde puisse comprendre ? ” avait proposé une des participantes, non impliquée dans le débat. D’entrée de jeu, il a fallu définir le travail dans lequel le panel s’engageait. Il ne s’agissait pas de compter “ les pour ” et “ les contre ”, comme à la télévision. L’objectif était de s’engager dans une réflexion collective sur les actions à mener au niveau local et non pas de trancher dans les débats d’expert ou sur les politiques nationales. En tant que spécialiste, je me suis mise à la disposition des membres du panel qui souhaitaient aller plus avant dans leur information mais il ne relevait pas du panel de décider s’il fallait dire “usager de drogue” ou “ toxicomane ”. J’ai du aussi préciser quelle était ma position. Comme le dénonçait le collectif anti-crack, je suis une des promotrices des actions de réduction des risques mais si j’avais accepté de coordonner ce panel, ce n’est pas parce que j’avais l’espoir de convertir les membres du panel à mes croyances, c’est parce que je pensais indispensable que les choix possibles soient discutés par ceux qui en subissent les conséquences. C’est la raison pour laquelle le Maire m’avait donné cette responsabilité –et pour le moment, il n’y avait aucun projet caché dans les tiroirs de la Mairie ; il n’y avait même aucun budget – “ A quoi donc nous servons ? ” ont alors interrogé quelques participants – avec juste raison. La question du budget est revenue avec insistance tout au long des débats ; inutile de dire qu’elle continue de se poser ; j’ai obtenu des membres du panel qu’ils continuent néanmoins leurs travaux et le panel s’est bel et bien pris au jeu, chaque séance réservant ses surprises.

Délimiter le cadre du débat : tel a été l’essentiel de mon travail. Quelles sont donc les questions qui font consensus parmi les experts, quels sont, au contraire, les débats parmi les experts, quelles sont enfin les choix qui relèvent du débat citoyen ? Cette délimitation elle-même n’a pas manqué d’être contestée ou du moins discutée à chacune des séances. C’est particulièrement le cas des résultats de l’évaluation nationale de la réduction des risques menées par l’Institut de Veille Sanitaire publiée en 2001. Ces résultats ont été présentés par un médecin auditionné par le panel : entre 1994 et 1999, les overdoses mortelles ont été réduites de 80%, les interpellations pour usage d’héroïne de 67% – et seulement 3% des nouvelles contaminations par le sida étaient dues à l’injection contre 25 à 30% il y a plus de dix ans. Ces résultats n’étaient évidemment pas connus et des membres du panel ont mené leur propre enquête pour savoir s’ils étaient contestés par d’autres experts. Sur le terrain, l’amélioration démontrée par les statistiques nationale est invisible, particulièrement dans ce quartier ; les plus proches des toxicomanes de rue peuvent observer le trafic de médicaments ou l’injection qui vont à l’encontre de l’optimisme officiel.

Quelques uns de nos invités ont bien tenté d’expliquer que ceux qui sont visibles dans la rue sont précisément ceux qui sont en échec dans le système de soin, quelques uns des membres du panel sont restés persuadés que ces statistiques étaient truquées ou bien ils n’en voyaient pas l’importance : la mortalité avait peut- être reculé mais à quoi bon, si les toxicomanes restaient toxicomanes ? Le collectif anti-crack était alors en contact avec les sénateurs, qui venaient de terminer leur rapport sur “ L’autre cancer ” et qui eux aussi, avaient découvert en chemin ces résultats ignorés de la classe politique. Le collectif anti-crack, comme les sénateurs, a admis que les résultats étaient bons en matière de lutte contre le sida mais qu’ils ne résolvaient en rien le problème de “ la ” drogue. En quoi la lutte contre le sida pouvait-elle réduire la mortalité ou les interpellations pour usage d’héroïne ? Ce débat relève des politiques nationales ; il a évidemment un impact sur les actions locales dans la mesure, où pour moi, ils démontrent l’utilité des réponses socio- sanitaires, mais dans le cadre du panel, l’information a été donnée mais nous ne sommes pas allés plus avant.

 

Loin du consensus : comment vivre ensemble ?

4 mois soit 8 soirées, sans compter quelques réunions volontaires et les rencontres de quartier entre les réunions : voilà qui laisse le temps de se connaître. Le panel n’a pas abouti un consensus – illusoire sur la question des drogues, qui comme toutes les questions de société, renvoie à différents systèmes de valeurs qui co-existent dans une société démocratique ; les membres du panel n’ont pas moins vécu une aventure collective. Ils ont vécu ensemble des moments forts qui ont donné sens à l’entreprise. L’invitation d’usagers de drogue avait donné lieu à un de ces débats qui ont failli faire voler en éclat le panel : comment “ ces poubelles vivantes ” pouvaient- elles prendre la parole ? a interrogé le représentant du collectif anti-crack tandis que la représentante de Quartiers Libres a quitté la salle. J’ai dû la rattraper par la manche. Cette jeune fille, militante de “ Quartiers Libres ” a eu d’abord le sentiment que le panel dans sa grande majorité n’avait qu’une idée en tête : chasser les toxicomanes du quartier. Pourquoi, interrogeait cette jeune fille, devrais-je subir ces poujadistes qui représentent tout ce que je hais ? A quoi pouvaient bien servir ces discussions sans fin ? Les militants politiques savent affronter l’agressivité mais les membres du panel, y compris les quelque militants associatifs, n’ont pas cette endurance. De la révolte de cette jeune fille à la dame, terrorisée par ses voisins, la gestion des individualités a occupé une bonne part de mon temps ; les militants associatifs ou politiques s’y confrontent aujourd’hui et il ne s’agit pas seulement d’une lutte de pouvoir. D’une façon plus fondamentale, il renvoie à la question posée par ce panel : comment co-exister ensemble dans ce quartier ? A moins d’une prise en compte des peurs ou des révoltes de chacun, l’individualisme l’emporte. Le sentiment de vivre une aventure collective sous le regard des proches, familles, voisins, collègues, a été le seul contrepoids aux forces centrifuges menaçantes.

L’audition d’usagers de drogue a été un des moments forts du panel ; devant eux, il était évidemment impossible de parler de “ poubelles vivantes ” mais au-delà des moments d’émotion, les membres du panel ont exploré une jungle qu’ils ne soupçonnaient pas : celle des services et des institutions. Les membres du panel ont ainsi découvert que ni les nuisances, ni la délinquance, ni même le trafic de drogue n’étaient connus des services et administrations. Au reste, “le quartier de Stalingrad ”, aux confins de trois arrondissements, le 19, 18 et le 10èmes n’a pas d’existence administrative, chaque service ayant sa géographie, qui n’est ni celle des habitants ni celle des usagers de drogues. Comment un problème aussi grave, aussi évident pour ceux qui y habitent n’avait-il pas été étudié ? A coup sûr, il y avait des chiffres noirs qu’on voulait leur cacher. En tant qu’expert, j’ai tenté de confirmer les dires de nos invités. J’ai une longue expérience de l’absence d’informations locales ; je sais que le trafic local n’est pas étudié ; du moins jusqu’à présent. Je n’ai certainement pas convaincu tous les membres du panel ; du moins ont-ils compris qu’ils devaient prendre leur rôle au sérieux, s’ils souhaitaient que la municipalité prenne le problème au sérieux.

La question du projet municipal sur la question de la drogue a été posée lors de la séance sur la rénovation urbaine : “ Nous ne nous sommes pas posés cette question ” a répondu l’urbaniste, chargé du dossier. “ elle doit être traitée ailleurs, dans une commission de spécialistes ” a déclaré la responsable municipale “ Où est donc cette commission de spécialistes ? ” Stupéfaits, les membres du panel ont appris que là était précisément leur mission ; rien n’avait été prévu par ailleurs. Tandis que la plus naïve se félicitait de cet esprit démocratique, d’autres ont protesté de ce jeu de dupe : comment eux, qui n’y connaissaient rien pouvaient-ils faire des recommandations crédibles, réalisables ? Il avait bien été précisé d’entrée de jeu que la lutte contre la drogue ne relève pas de la compétence des élus locaux ; aussi la première question qui était posée au panel était : Voulait-ils que le Maire s’y engage ? Il a fallu plusieurs heures de discussion pour que le panel accepte de formuler cette recommandation, qui pour le Maire, constituait l’enjeu principal de la consultation tandis que pour ses concitoyens, il s’agissait là d’une évidence.

Les membres du panel auraient-ils abouti aux mêmes recommandations si je n’avais pas été là ? Le collectif anti-crack n’a pas manqué de dénoncer cette manipulation ; sans moi, sans doute le panel aurait-il pu connaître une toute autre évolution. J’ai joué de mon influence pour surmonter les conflits inter-personnels, j’ai exclu certains débats dont je savais qu’ils ne pouvaient aboutir qu’à une impasse mais nous avons ensemble abouti à des recommandations longuement discutées et que chacun des 13 sur 14 membres a pu reprendre à son compte. engagement du maire que les questions des drogues et intégration à la politique de la ville ; priorité donnée à la lutte contre le trafic pour la répression et mise en place de médiation pour traiter des problèmes de co-existence ; réponses aux situations de crise, aux besoins sociaux et accès au traitement de la dépendance pour les usagers, politique d’insertion socio- professionnelle pour les jeunes habitants de ce quartier, prévention et développement de l’animation locale. Comme l’a remarqué d’entrée un des membres du panel, nombre de ces recommandations ont un caractère d’évidence. Si le panel représente une avancée, c’est que ces recommandations repose sur une meilleure connaissance locale des problèmes, ceux des habitants mais aussi ceux auxquels les services sont confrontés. Pour exemple, la question de l’insertion des jeunes habitants du quartier a donné lieu à un questionnement, accompagné d’une mini- enquête. Un membre de panel, d’origine algérienne, très actif dans sa communauté, s’est plaint qu’il n’y avait aucune action d’insertion socio-professionnelle pour les jeunes habitants de ce quartier. À sa connaissance, seule la Mosquée était en mesure d’offrir des emplois aux sortants de prison, dont certains ont été être accepté comme vendeur dans une épicerie ou une boucherie de ce quartier. Cette information a été donnée au panel après l’audition d’un éducateur qui désespérait de l’insertion des jeunes de ce quartier : comment proposer un apprentissage à des jeunes qui, avec le trafic, gagnent en une journée le salaire d’un mois ? Le quartier de Stalingrad n’a pas de mission locale mais le responsable municipale a d’abord répondu qu’il y avait bien des associations d’insertion au nord de l’arrondissement, pour préciser ensuite que dans le quartier même deux associations d’insertion venaient de s’ouvrir ; celles-ci n’étaient pas connues des jeunes d’une association sportive auditionnée par le panel tandis que le centre d’animation socio-culturel du quartier, également interrogé sur cette question considérait que ces deux associations avaient un niveau d’exigence qui n’était pas adapté au niveau scolaire des jeunes en difficulté.

Le résumé des recommandations joue le rôle de rappel aux objectifs généraux de l’action des services ; il rompt l’isolement des professionnels, leur apporte le soutien citoyen qui est aussi un contrôle qui, pour être efficace, devrait accompagner l’action. Inscrire la question des drogues dans la politique de la ville, c’est l’inscrire dans les politiques sociales ; et c’est là une des questions soulevées par le panel.

Car l’évidence est là. La prison ne suffit pas ; il faut des réponses autres ; il faut, par exemple, des réponses immédiates aux situations de crise ; il faut donc des lits hospitaliers. Si l’on veut que les crackers ne se réfugient pas dans les escaliers, la nuit, il faut les héberger quelque part. Les 30 lits du Sleep-in, hébergement de nuit, ne peuvent y suffire. Or là réside un des nœuds du problème : “ Tout le monde ” est d’accord pour reconnaître qu’il faut de l’hébergement ; personne – du moins parmi ceux qui seraient en mesure de la faire – n’est d’accord pour y mettre les moyens nécessaires.

Autre enjeu sous-jacent à la démarche du panel : la réforme des services publics. Tel est bien l’objectif des jurys citoyens mis en place par la ville de Berlin. Ces jurys disposent d’un pouvoir décisionnel et décident du budget attribué au quartier. Ce n’est pas le cas du panel citoyen à Paris. Nous avons fait la démonstration qu’il était possible de consulter les citoyens, à condition de s’en donner les moyens méthodologiques qui ne doivent pas être confondus avec le décompte des “ pour ” et des “ contre ” dans les débats télévisés. Il est possible de rechercher ensemble des réponses à la condition de reconnaître qu’il n’y a pas de solution-miracle, de “ yaka ”, qu’il y a différents points de vue. Comment concilier les exigences de sécurité et de santé publique ? Comment protéger au mieux les jeunes de ce quartier? Comment favoriser leur insertion ? Telles ont été les quelques unes des questions débattues. Le panel citoyen ne prétend pas les avoir résolues mais il s’est donné les conditions d’un débat démocratique entre citoyens ; il a aussi amélioré les relations entre citoyens et services publics, grâce à une meilleure connaissance des missions, des moyens et des limites de ces services, grâce également à une relation plus directe et personnalisée entre les acteurs. La démonstration s’arrête là. Le panel citoyen a été une école de citoyenneté ; il démontre que si 7O% de l’opinion peut, à un moment donné, entrer dans une logique sécuritaire, un même pourcentage peut entrer dans une logique solidaire. Solidarité ou répression, c’est comme passer de l’espoir au désespoir, ce sont des sentiments qui alternent en nous – excepté lorsqu’ils sont consolidés dans une idéologie organisée – mais pour presque chacun de nous, ce sont des sentiments ou des croyances “ à éclipse ” : on peut passer de l’un à l’autre. En 2001, la logique sécuritaire l’emportait. Entre 2001 et 2002, le collectif anti-crack peut faire état dans son “ book ” de 14 reportages télévisés- dont 6 au journal de 20 heures ( France 2 et TF1) ainsi que de 52 “ principaux ” articles, repris dans la revue de presse de ce collectif. En 1994, près de 1000 habitants et commerçants avaient manifesté sur la place de Stalingrad mais l’écho médiatique de la manifestation est resté relativement modeste. Tandis que le Maire de Paris, Tibéri, faisait le gros dos, les socialistes étaient persuadés que la mobilisation de ces habitants avait pour origine une manipulation politique, interprétation qui était aussi celle du Monde et de Libération. C’est aussi que les commerçants “ Beurre-Œuf-Fromage ” qui s’étaient mobilisés en 1994 n’étaient guère fréquentables. Le collectif anti-crack présente, semble-t-il, un tout autre visage. Aux côtés d’un leader ancien polytechnicien, deux habitants de couleur se portent garants de la solidarité avec la population d’origine étrangère. “ La colère des pères de Stalingrad ” serait celle de citoyens responsables qui veulent protéger leurs femmes et leurs enfants. La réalité de l’insécurité ne peut plus être niée. “ Que feriez-vous vous-même si votre femme était agressée dans son escalier ? ” “ Que feriez-vous si votre enfant se droguait ? ”, telles sont les questions que les médias ont imposé avec les reportages sur le collectif anti-crack. Et cependant, à l’exception de la solidarité revendiquée avec les habitants d’origine étrangère, la thématique de ce collectif n’a rien d’original “ Que fait la police ? ” interroge avec véhémence ce collectif qui met en accusation “ la politique laxiste du gouvernement de gauche ”. Car pour Monsieur Nicolas, chef charismatique du collectif, si les délinquants se sont emparés de l’espace public, c’est que les socialistes ont “ baissé les bras devant la drogue ”. J’ai bien tenté de rappeler que cette politique n’a pas été mise en place par le gouvernement socialiste mais par Simone Veil alors Ministre d’Etat, qu’elle n’a pas modifié la politique répressive (c’est d’ailleurs, à mon sens, une de ses limites) mais encore une fois, je n’ai pas été entendue : les représentations collectives l’ont emporté.

Du moins le panel citoyen a-t-il démontré que les habitants ne réclament pas nécessairement ce “ toujours plus de répression, que la grande majorité d’entre eux sait que la prison n’est pas la bonne réponse- qu’il faudrait donc s’engager dans la recherche d’alternatives.

Les élus socialistes ont été témoins de la démonstration. Le Maire de Paris s’est d’ailleurs engagé à contribuer à la création d’une équipe de rue demandée par le panel – un véritable miracle au moment où les budget sociaux se réduisent comme peau de chagrin. Pour ma part, je suis satisfaite de la démonstration faite avec le panel. Il n’est pas sûr que les membres du panel partagent ma satisfaction. Nous avons ensemble joué le jeu de la démocratie locale mais si le Maire ne parvient pas à mettre en œuvre quelques unes au moins des recommandations du panel, le sentiment d’avoir été joué risque de l’emporter.

Nb : Sur les jurys citoyens de Berlin, voire l’excellent rapport de Eléonore Koehl et Yves Sintomer, “ Les jurys de citoyens berlinois ”, rapport pour la Direction Interministérielle de la Ville, Juillet-août 2002.

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