Politique des drogues : peut-on changer de politiques sans le dire ?

Revue Cosmopolitiques, « République cherche démocratie et plus si affinités »

Éditions de l’Aube, n°3, 2003, pp 53-68

 

Ne plus faire la guerre aux drogués sans oser le dire, voilà des conditions bien part iculières pour le débat public ! C’est pourtant dans ce contexte qu’ont pu être redéfinis des acteurs, des substances, des pratiques, les façons de les catégoriser et les croyances des uns et des autres. La coexistence pacifiée ent reconsommateurs de drogue et non-consommateurs impose d’assumer ouvertement une politique portée par les groupes concernés, à l’encontre d’un discours républicain généraliste.

 

Le toxicomane est-il un citoyen comme les autres ? L’interdit de l’usage est-il justifié ? En ces temps de rappel à l’ordre, le débat n’est plus d’actualité. Il l’a été un bref moment ; en 1994, le comité national d’éthique et la Ligue des droits de l’homme s’étaient également prononcés pour la dépénalisation de l’usage de drogues ; la même année, Simone Veil alors ministre d’Etat prend acte du débat ; elle charge une commission nationale, la commission Henrion, d’évaluer si “ la loi de 1970 donne toujours satisfaction ”. Cette commission n’est pas parvenue à un consensus sur la loi mais a recommandé une politique de santé face au sida. Cette politique, expérimentée dès 1994, a été officialisée en 1999 et elle n’est pas remise en cause aujourd’hui. Depuis, le débat s’est refermé. “ Ne vous inquiétez pas, le gouvernement fait ce qu’il faut ”, ce message, répété d’un gouvernement à l’autre, a la crédibilité qu’on accorde à la classe politique ; c’est aussi dire qu’il devrait être quelque peu suspect mais qui se soucie d’aller voir de plus près ? A Paris, la place Stalingrad est symbolique de “ la Scène de la drogue ”, lieu public de rencontre entre toxicomanes et dealers ; .les seuls à se faire entendre sur la question des drogues sont des riverains qui, place Stalingrad ont déclaré solennellement la guerre au crack. La rengaine est connue mais alors même que le débat sur l’insécurité occupe l’espace public, ils n’ont pas réussi, semble-t-il, à réveiller les vieux démons. C’est du moins ce qui se dit volontiers à gauche. Le collectif anti-crack s’est auto-dissous : il a obtenu satisfaction, a-t-il déclaré, à savoir (mais cette précision n’est pas toujours donnée) le renforcement de la présence policière avec les CRS et la BAC. Si on se fie au plan Sarcosy, les toxicomanes ne feraient même plus partie des gêneurs. A quoi doit-on attribuer cette étrange exclusion de la liste des exclus ? Personne ne songe à poser la question – et ceux qui s’opposent à la répression se gardent d’ouvrir la boîte de Pandore. Que s’est-il passé exactement ? La politique des drogues a- t-elle changé ? La guerre à la drogue a-t-elle été abandonnée ? La raison aurait-elle triomphé – ou bien cette question est-elle une de ces questions insolubles qu’il vaut mieux laisser de côté ?

La question de la drogue n’est pas une question insoluble ; bien au contraire. Ces dernières années, de nouvelles stratégies de gestion des drogues ont été expérimentées dont les plus scandaleuses sont la vente contrôlée de cannabis ou les programmes héroïne. Ces différentes stratégies ne prétendent plus résoudre définitivement le problème mais s’attèlent à la co-existence avec ceux qui consomment des drogues. Voilà qui relève du simple bon sens car “ il n’est pas de société sans drogue ” – mais il aura fallu quelque trente ans pour que cette évidence-là puisse être formulée en France par une voix officielle, celle de Nicole Maestracci alors qu’elle était encore présidente de la Mission interministérielle de la lutte contre la toxicomanie. C’est aussi que cette évidence là se heurte de plein fouet à la politique internationale de lutte contre les drogues. Nous sommes à mi-parcours d’un programme des Nations Unies qui, sur huit années, s’est fixé un objectif très précis : éradiquer toutes les drogues. Il reste quatre ans exactement.

Si je me suis engagée avec tant d’ardeur dans l’expérimentation des actions dites de “ réduction des risques liés à l’usage de drogues ”, c’est que ces actions ouvrent une nouvelle voie, la seule qui se soit ouverte depuis que la guerre à la drogue est devenue la

politique internationale. Encore faut-il accepter de “ penser les drogues ”(1). A défaut, la logique guerrière l’emporte ; et c’est peut-être ce qui est en train de se passer. Ces dernières années, en rupture avec les traditionnelles déclarations de guerre, un peu partout en Europe, des approches pragmatiques ont été expérimentées. Une double menace a conduit à prendre en compte la réalité des problèmes ; c’est d’abord la menace du sida mais c’est aussi, à Francfort, à Zurich ou à Amsterdam, les désastres de la Scène, les violences et les nuisances qu’engendrent les regroupements de toxicomanes. Aller au devant des usagers de drogues, répondre à l’urgence et au-delà, apporter les réponses sociales et sanitaires existantes ; et enfin expérimenter de nouvelles réponses lorsque les réponses classiques ne suffisent pas, telle est la logique à l’œuvre mais à l’exception des Pays-Bas et de la Suisse, ces nouvelles approches ne sont pas intégrées dans le cadre d’une politique cohérente ; elles sont menées sur le terrain. Un pas supplémentaire doit être franchi aujourd’hui : pour que ces approches expérimentales se constituent en une politique alternative à la guerre à la drogue, elles doivent être revendiquées comme telles. Il faut accepter de penser les drogues. C’est un trajet compliqué car il ne s’agit pas seulement de débats conceptuels. Ce nouvel acteur, l’usager de drogues a pu “ frapper à la porte de la citoyenneté ” parce qu’il a pu abandonner la figure du junky, cette caricature de lui-même que les préjugés et les croyances collectives lui imposaient. Le changement d’identité s’est fabriqué dans l’interaction avec ceux qui médecins ou militants étaient en relation avec lui. C’est aussi dire que les uns et les autres ont changé à la fois de comportements et de croyances. Le débat conceptuel a porté sur les concepts propres au champ des drogues, mais les logiques d’acteurs doivent s’interpréter au regard d’enjeux plus généraux.

Pour comprendre comment les Droits de l’homme, la protection de la santé et la mobilisation communautaire ont été travaillés dans le champ particulier des drogues, il y a quelques préalables ; traditionnellement, le citoyen français doit savoir sacrifier ses intérêts particuliers au nom de l’intérêt général ; il s’oppose donc à l’enfermement communatariste. Raconter “ la mobilisation communautaire ”, c’est raconter comment la logique de l’action a conduit les acteurs à revendiquer ou du moins à reconnaître leurs appartenances ; comment ces appartenances ont modifié les relations que les citoyens entretiennent entre eux mais aussi les relations que le citoyen entretient avec l’Etat et la loi (2) ; parallèlement, et avant même raconter comment ont évolué les relations particulières qu’entretiennent médecin et toxicomanes, c’est toute la conception de la santé qui a été ébranlée pour aboutir à une demande générale de santé publique – une demande d’autant plus paradoxale dans le champ des drogues qu’il était entendu que la santé publique n’était que le bras armé de la répression… Autres séries de préalable, ceux qui portent sur ces deux objets non-humains travaillés simultanément par les médecins et les usagers de drogues : les drogues et les médicaments. Impossible de comprendre l’histoire particulièrement qui a transformé la méthadone en médicament sans renvoyer à l’histoire qui a transformé ces produits particuliers qui modifient les états de conscience en drogue, aux mythologies qu’ils véhiculent mais aussi aux travaux scientifiques qui ont conduit à intégrer l’alcool au dispositif institutionnel de lutte contre les toxicomanies…

Ce qui s’est modifié au cours des années 90, c’est la construction sociale du problème de la drogue, c’est à dire la façon dont nous appréhendons le problème. Or cette construction était trop profondément enracinée dans des systèmes de croyances collectives pour que le débat d’idées puisse être mené de front ; la transformation a été travaillée souterrainement ; c’est au fil de l’action que les nouveaux comportements ont été expérimentés et diffusés dans des réseaux formels et informels.

Ce travail s’est accompagné de débats conceptuels et de travaux scientifiques – citons particulièrement le rapport Roques en 1998 – mais l’essentiel, c’est à dire le changement de comportement, est aller sans dire. Or là précisément réside le piège. A l’entrée du travail des réseaux, un principe, le droit à la santé. A la sortie, ce principe donne un contenu au classique “ soins aux toxicomanes ” ; il donne aussi un nouveau contenu à la prévention mais il peut toujours s’inscrire dans la lutte contre “ la ” drogue qui se mène officiellement avec trois armes : la répression, le soin et la prévention. Dans cette logique, la réduction des risques ne serait rien d’autre que la “ médicalisation des toxicomanes ”, que la loi propose avec l’alternative “ malade ” ou “ délinquant ”.

Si en 1993-1994, mes amis et moi avons réussi à ébranler le mur du silence, c’est que nous avons pu formuler une idée simple: même drogués, les toxicomanes ont le droit de se soigner ; ils doivent pouvoir protéger leur santé. Il nous a fallu parcourir un long chemin pour parvenir à penser et à dire ces évidences ; et les esprits libres de se moquer : “ Bien sûr, les toxicomanes sont des hommes comme les autres ; c’est la prohibition des drogues qui a engendré ces peurs irrationnelles”. Sans doute ; mais ces peurs irrationnelles remplissent les prisons du monde. Il n’est pas de changement possible de la politique des drogues sans prise en compte de la complexité des logiques des acteurs, entre eux mais aussi avec l’objet “ drogue ”. Il n’y a pas de “ Yaka ” ; le chemin est nécessairement sinueux. Dans “ Peut-on civiliser les drogues ” le livre que je viens d’écrire, j’ai tenté de raconter les chemins que nous avons empruntés au fil des expérimentations. Dans cet article, je vais me contenter d’identifier ce qui constitue les principaux axes de la reconstruction du problème, qui a transformé le toxicomane en usager de drogues.

Voici les thèses de cet article :

1°) le compromis historique : Il y a bien un tabou qui interdit de penser les drogues : il est le produit d’un compromis historique entre conservateurs et libéraux. Ce compromis s’est scellé sous la présidence de Giscard d’Estaing avec le rapport Pelletier en 1978. Il a conduit à un consensus de la classe politique sur la politique sécuritaire.

2°) Une guerre secrète : La politique des drogues, sécuritaire par excellence, exige de fracassantes déclarations de guerre, secrètement contrebalancées par un “ ne vous inquiétez pas, la répression des toxicomanes est purement symbolique”. Paradoxalement, le discours politique sur les drogues est affecté d’une curieuse inversion : la santé publique est revendiquée haut et fort tandis que la répression est désormais minimisée ; la guerre contre la drogue est toujours menée mais elle va sans dire ; pour le moment, et depuis quelques années, la classe politique reste étrangement silencieuse sur cette question. La logique sécuritaire “ réprimer pour rassurer ” aboutit à une impasse mais le tabou qui interdit de penser les drogues permet de faire l’impasse sur l’impasse.

3°) L’influence internationale sur nos catégories de pensée : Le changement des politiques de drogues est passé par la lutte internationale contre le sida. Cette lutte associe étroitement droit de l’homme, protection de la santé et mobilisation communautaire. Cette problématique internationale était impensable en France qui oppose le citoyen à l’enfermement communautaire ; mais pour qu’une lutte soit menée, il faut que des acteurs la mène. La logique de l’action a engendré de nouveaux acteurs : “ acteurs de la réduction des risques ” et “ usager de drogues ” tandis qu’elle a transformé des médecins, des pharmaciens ou des militants associatifs en “ acteurs de la santé publique ”.

4°) La méthadone est-elle une drogue ou un médicament ? : C’est par cette question que s’est ouvert le débat sur la réduction des risques ; or la différence entre drogue et médicament, c’est ce qu’en font les toxicomanes. Pour que la méthadone devienne un médicament, il a fallu que médecins et héroïnomanes s’accordent sur une signification donnée à la prescription médicale. C’est aussi dire que les uns et les autres ont changé de façon d’agir, changement qui a conduit à un changement des façons de penser.

5°) L’expérimentation de nouveaux comportements : Ces nouveaux comportements se sont expérimentés puis diffusés dans les réseaux. Le collectif inter- associatif “ Limiter la Casse ” a été un laboratoire où se sont expérimentés ces nouveaux comportements ; ce travail s’est fait par la mise en présence des acteurs concernés, non seulement des usagers de drogues et des médecins mais aussi de tiers, militants de la lutte contre le sida ou des droits de l’homme. C’est cet ensemble hétéroclite qui a formé ce nouvel acteur, l’acteur de la réduction des risques ; il a construit un espace qui a agi indirectement sur la relation duelle médecin-patient.

6°) Le changement des politiques des drogues est possible – à la condition d’être investi comme tel : La politique française des drogues a obtenu des résultats remarquables entre 1994 et 2000 : réduction des overdoses mortelles, réduction de la mortalité par sida, réduction des interpellations des héroïnomanes. Il a été prouvé que ces résultats sont corrélés à l’accès aux traitements de substitution. Ces résultats n’ont pas été obtenus par la magie du médicament ou par l’accès à un produit interdit mais par la signification que leur ont donnée héroïnomanes et médecins. C’est également la signification qui est donnée à ces actions qui fait qu’elles seront facteur de changement ou qu’elles seront écrasées dans la logique guerrière dominante jusqu’à ce jour.

 

1°) le compromis historique

“ Moins on en parle, moins on y pense et mieux on se porte puisque dès qu’on en parle, il faut hurler avec les loups ”.Voilà ce que j’avais compris des atermoiements de la classe politique pendant les années 80. Dans les années soixante-dix, libéraux et conservateurs ont des analyses parfaitement contradictoires : pour les plus conservateurs, le fléau de la drogue est le meilleur témoin de l’échec du libéralisme, qu’il s’agisse de marché ou de mœurs. Pour les libéraux, le fameux fléau de la drogue n’est rien d’autre qu’une mythologie populaire ; pour autant, il serait ridicule et absurde de revendiquer le droit de se droguer ; rapidement, les libéraux ont compris qu’ils n’avaient aucun intérêt à soulever une pierre qui ne pouvait manquer de retomber sur leurs pieds. A l’origine du compromis historique, un rapport officiel, le rapport Pelletier. De 1976 à 1978, Monique Pelletier, rapporteur, mène une enquête dont tous les experts ont salué l’honnêteté et la rigueur : le fléau de la drogue est-il une menace qu’il faut prendre au sérieux ? Menace-t-il la Santé publique ? Menace-t-il l’ordre républicain ? La répression est-elle efficace face à la toxicomanie ? Les réponses sont sans équivoque : c’est non. Si la société a peur, c’est que le toxicomane remet en cause les valeurs d’effort, de travail et de réussite. Le jeune qui consomme du cannabis n’est ni un malade ni un délinquant, c’est un déviant. Aussi un débat de société serait-il nécessaire : il doit déterminer ce que la société tolère et ce qu’elle refuse. Pour Monique Pelletier, ni la prison ni le traitement médical ne sont justifiés ; toutefois, ajoute-t-elle, la loi ne peut être abolie, dans l’immédiat du moins : elle rassure une opinion désorientée par la contestation. Le consensus doit être reconstruit au nom des valeurs communes aux conservateurs et aux libéraux qui fondent l’ordre républicain.

Désormais, le dissensus est masqué. Le message “ Ne vous inquiétez pas, le gouvernement fait ce qu’il faut ” se dédouble : en direction de l’opinion publique “ désinformée ”, le discours politique se doit de démontrer que l’Etat fait face, il s’engage pleinement dans une lutte dont les moyens officiels sont la répression, le soin et la prévention. En direction de l’opinion éclairée, le discours se veut tout aussi rassurant “ Ne vous inquiétez, la lutte est purement symbolique ; elle n’a pas d’autre fonction que de restaurer l’autorité de l’Etat ”. Le rapport Pelletier avait bien préconisé d’opposer aux peurs irrationnelles une information objective mais il est apparu très rapidement qu’il est impossible de rassurer l’opinion en lui démontrant que ses peurs sont imaginaires. Le bas peuple qui n’avait pas encore acquis le statut des gens d’en bas exigeait son dû. Rassurées par le rapport Pelletier qui démontrait que les experts et les décideurs n’étaient pas dupes, les opinions les plus libérales ont compris qu’elles n’avaient aucun intérêt à mettre en doute la réalité du fléau ou l’efficacité des armes ; la question de la drogue a ainsi été abandonnée aux peurs populaires et à la démagogie politique.

Tout au long des années 80, le débat sur la question des drogues est par excellence le débat interdit. Tandis que la répression se renforce continûment, personne en France ne remet en cause la politique la plus répressive en Europe. “ N’y a-t-il pas de libéraux dans votre pays ? ” ont demandé parfois les experts britanniques, hollandais ou américains, surpris de l’étrange consensus français. Il y a bien en France des conflit qui opposent les valeurs traditionnelles d’ordre et d’autorité et les libertés individuelles mais la question des drogues est soigneusement tenue à distance. La lutte contre la drogue est désormais menée au nom des valeurs communes qui fondent l’ordre républicain.

2°) Une guerre secrète

Le gouvernement précédent avait revendiqué une politique de santé publique. A priori, si la prévention est de gauche et la répression de droite, il semblait logique que le gouvernement actuel revendique la répression ; or pour le moment du moins, le gouvernement actuel s’est contenté de réaffirmer qu’il n’était pas question de changer la loi ; c’était déjà ce que disait le gouvernement précédent ; par contre, il s’est abstenu de mesures répressives nouvelles qui renforceraient la sévérité des lois ou le pouvoir policier. Ce n’est pas dire pour autant que ce gouvernement ait renoncé à la répression et sans doute sommes-nous toujours en guerre mais paradoxalement, celle-ci n’est pas revendiquée; au contraire, depuis quelques années, la répression est presque honteuse. Il y aurait, nous dit-on, “ seulement ” 200 toxicomanes en prison pour usage. S’il n’y a pas de toxicomanes en prison, doit-on en conclure que les prisons seraient pleines de trafiquants ? On peut le supposer mais le gouvernement se garde bien de tenir un discours officiel sur cette question ; il y a par contre un discours officieux “ Si les juges les envoient en prison, c’est qu’ils ont de bonnes raisons ”. C’est la réponse que j’ai obtenue lorsque j’ai tenté de comprendre pourquoi le nombre de condamnations d’usagers de drogues ne cessait de progresser au détriment des trafiquants, proportionnellement de moins en moins interpellés (3).

Je ne vais pas ici me livrer à une dénonciation de la répression ; je n’en ai les moyens ni en chiffre ni en temps ni en crédibilité. Une telle dénonciation exigerait une longue discussion des quelques statistiques existantes et je risque fort de fatiguer inutilement le lecteur, sans doute plus attentif aux ressorts de la dénonciation qu’à l’analyse précise de chiffres qu’il ne connaît pas. Y a-t-il là un scandale qu’il est urgent de dénoncer ? Je ne sais pas répondre à cette question mais je sais que je me soumets par le silence au tabou qui fait de la répression des drogues une répression secrète. Depuis 1970, le renforcement de la législation a été continu ; chaque gouvernement a ajouté sa pierre. Avec le code pénal de 1994, on pourrait pour 200gr de shit, être condamné à 10 années de prison, 20 années si le trafic est international (ce qui est toujours le cas du shit) et à perpétuité si ce crime est commis en bande organisée. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui de détention à perpétuité prononcée pour trafic de cannabis et les juges n’ont pas recours à la cour d’assise comme ils pourraient le faire pour ce crime selon le code pénal4 . La limite à la répression n’est pas la loi, dont les sanctions sont si sévères qu’elles sont devenues inapplicables.. Entre la sanctions prévues par le code pénal et la surpopulation des prisons, les juges se déterminent le plus souvent en fonction de leurs pratiques habituelles. Encore une fois, “ les juges savent ce qu’ils font ”. S’il est toujours possible d’augmenter le nombre et les durées d’incarcération, par contre on ne peut plus aujourd’hui renforcer la sévérité des lois ou le pouvoir policier, qui dispose des mêmes pouvoirs que dans la lutte contre le terrorisme. Quelle est la réalité des pratiques répressives ? Quel est leur impact ? Sont-elles utiles, sont-elles efficaces ? Voilà d’étranges questions : elles ne sont pas l’objet d’un débat public. Concernant la santé publique, le rapport Henrion publié en 1995 a modifié le diagnostic posé par le rapport Pelletier en 1978. Un même aggiornamento reste à faire sur la sécurité publique. Contrairement à l’avis des experts consultés en 1978, on sait que le trafic ou la circulation de l’argent sale ne sont plus de pures chimères ; on sait aussi les ILS (infractions à la législation des stupéfiants) sont toujours un des premiers motifs d’incarcération (ils ont été dépassés par les crimes sexuels depuis 2000) mais on ne sait pas si ces incarcérations contribuent de façon efficace à la lutte contre le trafic. Faut-il prendre au sérieux la menace mafïeuse? Quelle est l’ampleur de la corruption ? Voilà des questions que l’opinion éclairée se garde de poser. Evaluer l’efficacité, l’utilité ou au contraire les effets contre-productifs des pratiques policières et judiciaires, exige une mise à plat qui menace très directement le consensus sur la politique des drogues. Personne ne s’y risque. Il est fort à parier que si un mouvement d’opinion l’exige, des mesures soient prises à la hâte, sans souci de leurs conséquences.

3°) L’influence internationale sur nos catégories de pensée

A priori, il n’y a aucun rapport entre le virus du sida et le droit des usagers de drogues ; et cependant, si des acteurs se sont mobilisés, c’est bien dans le sillage de la lutte contre le sida. Le lien est loin d’être rompu puisqu’en 2001, le Conseil national du sida a pris officiellement position pour la dépénalisation des drogues. Voilà de quoi agacer aussi bien les partisans de la répression que les militants des droits de l’homme. Pour les premiers, le sida ne serait qu’un prétexte tandis que les autres déplorent que les seuls droits reconnus au toxicomane sont liés à son statut de malade.

Sans doute mais le lien entre la lutte contre le sida et le changement des politiques de drogues est plus complexe. Car ce n’est pas le sida qui en lui-même a introduit un changement, en France du moins5 ; c’est la lutte internationale contre le sida. Encore a-t- il fallu que des Français parviennent à s’approprier les armes de cette lutte qui lie protection de la santé, droit du citoyen et mobilisation communautaire. La lutte contre le sida a véhiculé avec elle des stratégies de lutte presqu’aussi contagieuses que le virus lui-même. Ces stratégies reposent sur des catégories de pensée si clairement anglo- saxonnes que nous avons eu les plus grande peines à les traduire. ASUD est la première association qui regroupe des usagers de drogues qui se droguent ; ce sigle signifie “ association d’auto-support des usagers de drogues ” ; “ auto-support ” est la traduction de l’anglais “ self help ” ; en maintenant cette référence à l’anglais au détriment du français “ entraide ”, l’association marquait son affiliation à une stratégie anglo-saxonne de mobilisation ; indirectement, elle marque aussi les difficultés des Français à s’approprier ces nouvelles stratégies.

Tout au long des années 80, les Français ont résisté aux luttes communautaires qui s’affichent dans les conférences internationales ; “ la lutte contre le sida nous concerne tous ”, tel a été d’abord le mot d’ordre ; il opposait le citoyen à l’enfermement communautariste dont sont entachées en France toutes les mesures ou les actions qui portent sur une catégorie particulière de population. Le politiquement correct français a d’abord interdit l’utilisation du terme “groupe à risque ” entâché du risque d’enfermement dans le ghetto communautaire. Désigner les toxicomanes, les homosexuels, les prostituté(e)s ou les migrants, c’était nécessairement contribuer à leur stigmatisation. Or, au tournant des années 90, il faut bien se rendre à l’évidence : au nom de principes généralistes, la lutte contre le sida n’a pas été menée ; les mesures les plus efficaces n’ont pas été prises parce qu’elles exigeaient de prendre en compte les particularités de ceux qui étaient plus particulièrement exposés au risque du sida ; encore fallait-il reconnaître que tout le monde n’était pas à égalité face au sida.

Pour qu’une lutte soit menée, il faut des acteurs qui s’y engagent. Les premiers à se mobiliser dans la lutte contre le sida sont de fait des homosexuels ; ils sont rejoints par des médecins, des chercheurs ou des proches qui se solidarisent avec eux. Parce qu’ils refusent l’enfermement communautaire, ces premiers militants parlent d’abord au nom de tous, malade ou bien portant, homo ou hétéro. Par crainte de renforcer la stigmatisation, ni la séroposivité ou la maladie des militants de AIDES ne sont dites ; ni l’homosexualité ou l’usage de drogues. En 1990, ACT-UP rompt ce silence de bon aloi : “ silence=mort ” clament ces nouveaux militants qui se revendiquent comme pédé et affichent comme tels leur solidarité avec les drogués et les migrants. Il faudra deux années supplémentaires pour parvenir à une mobilisation communautaire dans le champ des drogues. Sur le modèle de la lutte contre le sida, la mobilisation communautaire a regroupé “ les acteurs concernés ”, à savoir les héroïnomanes eux-mêmes et ceux qui se solidarisés avec eux ; parmi ces acteurs, des militants de la lutte contre le sida qui ont apporté leur expérience de la lutte ; des professionnels, médecins généralistes, spécialistes du sida ou en toxicomanie, militants de l’humanitaire : l’exclusion des soins est à l’origine de leur engagement.

Rien de plus évident à priori que le droit de se soigner en France : et cependant pour formuler cette évidence, il a fallu prendre conscience que tel n’était pas le cas pour les toxicomanes et qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’exclusion des soins en général ; il a fallu prendre conscience des fonctionnements institutionnels, des pratiques des acteurs et enfin des discours qui justifiaient l’exclusion des soins ; il a fallu aussi prendre en compte les contraintes particulières de la dépendance à l’héroïne : pour qu’un héroïnomane n’abandonne pas son lit après 24 heures d’hospitalisation, il faut que lui soit prescrit un morphinique. C’est au fil de l’action que les acteurs de la réduction des risques, militants associatifs, médecins, usagers de drogues se sont affrontés à leurs propres croyances : “ la toxicomanie n’est pas une maladie ”, “ ce n’est pas un problème de santé publique ” et “ il ne faut pas dramatiser ” ; ces croyances là étaient consensuelles et en ce qui me concerne, mes convictions étaient inébranlables. C’est en suivant le fil de l’action que je me suis confrontée d’abord à l’interdit de “ dramatiser ” , qui interdisait de dire avec d’autant plus d’efficacité qu’il interdisait de savoir.

4°) La méthadone est-elle une drogue ou un médicament ?

Les drogués, on le sait, veulent de la drogue. Lorsque quelques héroïnomanes ont décidé de former une association, ASUD, ils ont demandé des prescriptions médicales. Grâce au mouvement international, ils avaient compris que cette demande pouvait être légitime. Pour autant, ils refusaient de se considérer comme des malades ; ce qu’ils voulaient, c’était le produit. C’était faire du médecin un dealer. Si le mouvement de la réduction des risques a pu faire de l’héroïnomane un patient, c’est que les héroïnomanes ont pris conscience que la protection de la santé n’est pas seulement un prétexte ou un objectif du contrôle social ; ils ont pu accepter l’aide des médecins dans la protection de leur santé dans la mesure où les médecins ont accepté leurs choix et leurs priorités.

Le chemin accompli par les médecins s’est fait parallèlement. En principe, pour qu’un médecin accepte de prescrire, il faut qu’il y ait une maladie et un malade, un traitement et un médicament. La toxicomanie n’étant pas considérée comme une maladie, la prescription médicale ne se justifiait pas : cette croyance présentait l’avantage de protéger le corps médical de ces patients encombrants et cette protection était renforcée par une législation punissant sévèrement les médecins, faibles ou complices, qui n’avaient pas intégré ce qui était considéré comme “ l’éthique médicale ”. Bien sûr, les médecins français savaient qu’ailleurs, la méthadone était considérée comme un traitement mais les travaux épidémiologiques, cliniques ou scientifiques n’étaient pas connus ; pour les Français, il était aussi absurde de s’informer de leurs résultats que de lire les travaux des psychiatres russes qui justifiaient la prescription de neuroleptiques aux opposants du régime.

De 1992, date où s’ouvre le débat public à 1996 où la méthadone et le Subutex sont mis en vente avec le statut de médicament, les croyances collectives s’effondrent ; un argumentaire scientifique fondé sur les neuro-sciences justifie désormais les traitements de substitution mais pour intégrer cet argumentaire international, les praticiens ont du d’abord expérimenter par eux-mêmes l’utilité de ces prescriptions. Le changement des croyances est passé par un changement des pratiques ; les traitements se sont imposés par leurs résultats. Les pionniers qui ont accepté de prescrire ont pu constater par eux- mêmes que ces prescriptions avaient des effets bénéfiques sur leurs patients, avec pour premier résultat, l’amélioration de la relation avec ces nouveaux patients. Ni les uns ni les autres n’ont changé d’abord de croyances mais héroïnomanes et médecins ont pu entrer en relation avec un objectif commun : “ aller mieux ”. Le médicament est une drogue si le toxicomane parvient à soutirer le produit au médecin et qu’il ne rend pas compte de l’usage qu’il en fait. La drogue devient médicament si le médecin s’introduit en tiers dans la relation du toxicomane à son produit. Tandis que des médecins ont accepté les usagers de drogue tels qu’ils étaient, à savoir consommateurs de drogues, ces nouveaux patients ont accepté de rendre au compte au médecin, parce qu’ils ont pu le faire sans pour autant se renier. Entre temps, les uns et les autres ont appris que la dépendance à l’héroïne n’était pas qu’une affaire de bonne ou de mauvaise volonté, qu’il y avait des processus neuro-biologiques à l’œuvre qui devaient être pris en compte, ce qui n’était pas pour autant faire du toxicomane un esclave qui aurait perdu toute liberté.

5°) L’expérimentation de nouveaux comportements

Le changement des croyances est passé par un changement des relations avec les usagers de drogues. Au cours des années 80, quelques praticiens, médecins généralistes ou hospitaliers, ou encore des militants associatifs de la lutte contre le sida ou de l’humanitaire s’affrontent isolément aux obstacles à la prévention ou aux soins, tandis que les héroïnomanes vivent une “ catastrophe sanitaire ”6, que l’exclusion des soins et les croyances rendent invisible. 1992 marque un tournant : c’est l’année de la prise de conscience de différents acteurs ; des liens se créent entre des usagers de drogues, organisés dans une association, des médecins qui expérimentent la prescription médicale, alors illégale, de militants associatifs dans la lutte contre le sida ou contre les exclusions. En 1993, ces acteurs se retrouvent au sein du collectif inter-associatif “ Limiter la casse ”. Expériences de vie, expériences professionnelles ou militantes sont confrontées ; chacun des acteurs apprend à dialoguer avec les autres; les croyances collectives sur la toxicomanie sont passées au crible les unes après les autres ; l’information venue de l’étranger peut désormais s’introduire en France. Limiter la Casse a été un laboratoire où se sont expérimentées nouvelles façons de faire, de dire et de penser.

Il n’y aurait pas eu de mouvement de réduction des risques si au préalable les quelques acteurs qui se sont mobilisés avaient dû se mettre d’accord sur la définition de la santé publique, sur le respect de la loi ou sur la question citoyen/communauté. Certains concepts ont été travaillés collectivement, comme “ la drogue ” ou “la toxicomanie ”, travail qui a mené à leur abandon mais les questions qui n’étaient pas spécifiques au champ des drogues sont restée en suspens, même si elles ont été travaillées dans l’action. C’est le cas de la question citoyenneté/communauté. Les usagers de drogues qui ont été les premiers acteurs de ce mouvement étaient pour la plupart des héroïnomanes qui avaient recours à l’injection mais appartenaient-ils pour autant à une “ communauté ” ? Chaque héroïnomane avait sa réponse, c’est à dire sa façon de se positionner dans ce qu’il considérait lui-même comme “ le monde de la drogue ”. Il n’en reste pas moins que les héroïnomanes des années 80 partageaient suffisamment d’attitudes et de comportements pour entrer spontanément en relation – et cela dans presque toutes les villes du monde. Il y avait bien là un groupe social – que l’appartenance au groupe soit subie, choisie ou refusée.

La logique du self-help construit le regroupement sur la base d’un problème ou d’un intérêt commun tandis que le mouvement de la réduction des risques construit l’objectif commun à savoir la protection de la santé par la responsabilité, qui exige la reconnaissance des droits. Le junky devait devenir à la fois “ acteur de sa santé ” et “ citoyen comme les autres ”. Cette transformation s’est faite en interaction avec les acteurs avec lesquels ils étaient en relation mais elle exigeait aussi que ce travail soit mené entre eux ; à défaut, les héroïnomanes étaient soumis aux stéréotypes de leurs partenaires. Le développement d’associations d’usagers de drogues s’est fait parallèlement au mouvement qui réunissait tous les acteurs. Il en est de même pour les médecins.. Au sein de Limitez la casse ou dans les actions de réduction des risques, les médecins ont rencontré des héroïnomanes hors de la relation médecin-malade, avec la participation active de tiers, ni médecin ni malade. Mais ces médecins ont aussi dû se regrouper pour s’approprier leurs nouvelles connaissances, connaissance des usages de drogues confrontés à des connaissances médicales et scientifiques. C’est au sein de réseaux dits “ Ville-Hôpital ” que ces pionniers ont pu communiquer à leurs collègues ce qu’ils venaient d’acquérir.

Ce qui s’est expérimenté un temps dans le collectif “ Limiter la Casse ”, c’est la co- existence de différents univers sociaux ; certains étaient des exclus de toujours, d’autres luttaient contre les exclusions ; certains revendiquaient le droit au plaisir, d’autres avaient pour seule ambition l’accès à la santé. C’est dans cette co-existence que s’est construit une nouvelle expertise qui a associé quelques professionnels de santé, généralistes ou spécialistes, quelques chercheurs ou journalistes et surtout des usagers de drogues qui – pour la première fois – ont pu être les experts d’eux-mêmes, – quand ils ont réussi à se mettre d’accord entre eux. C’est cette co-existence qui a donné à ce mouvement sa capacité de changement, en France comme au niveau international. L’alliance a été nécessaire pour que les acteurs puissent s’affronter à leurs propres croyances ; elle a engendré de nouvelles identités dont particulièrement celle de l’usager de drogues qui refusait de se définir comme un maniaque du toxique. Ce travail une fois entrepris, chacun de ces nouveaux acteurs, à la recherche de repères qui leur appartenaient en propre, a rejoint son nouveau ou ancien groupe d’appartenance. Car l’alliance sur le terrain n’a rien de paisible ; elle va à l’encontre de l’enfermement communautariste dans un groupe dont l’individu hérite par son histoire. J’ai appris, au sein de ce mouvement qu’il ne servait à rien de nier ses appartenances, que les reconnaître permettait de les travailler – et donc de faire des choix ; c’est du moins ce que, personnellement, j’ai compris de cette histoire.

6°) Le changement des politiques des drogues est possible – à la condition d’être investi comme tel

Entre 1994 et 1999, il s’est passé une sorte de miracle : réduction de 80% des overdoses mortelles, réduction de 68% des interpellations d’usagers d’héroïne, réduction des deux- tiers de la mortalité par sida. Ces résultats remarquables ont été obtenus depuis l’expérimentation d’actions de réduction de risques. D’autres facteurs ont favorisé ces résultats : la réduction de la mortalité par sida est due à l’efficacité des nouveaux médicaments mais sans traitements de substitution, les héroïnomanes auraient eu les plus grandes difficultés à suivre ces traitements contraignants. Après 10 à 15 ans de domination de l’héroïne, la désaffection progressive de cette drogue a elle aussi contribué à ces résultats ; et cependant l’accès aux médicaments de substitution a joué un rôle déterminant C’est ce que démontre une évaluation officielle (7). C’est la raison pour laquelle cette politique de santé publique ne peut être remise en cause. Ce n’est pas dire que tous les problèmes soient réglés. Les réponses purement sanitaires sont insuffisantes ou inadéquates face à l’exclusion ; elles sont aussi insuffisantes ou inadéquates pour tous les nouveaux usages de drogues, polytoxicomanies et psycho- stimulants, cocaïne, crack ou drogues de synthèse mais cette politique de santé publique a démontré son efficacité pour une part majoritaire des héroïnomanes, une part évaluée à 70%.. Reste à définir ce qu’il faut entendre par “ politique ” de santé publique. Pour la médecine positiviste, les bons résultats doivent être attribués au médicament, dont l’efficacité démontre que la dépendance à l’opiacé est bien une maladie chronique ; pour les anti-prohibitionniste, ce serait plutôt l’accès au produit dont l’illégalité est à l’origine d’une grande part des risques. Les uns et les autres ont d’excellents arguments et cependant les changements de comportements sont loin d’être automatiques. Le médicament ou le produit peuvent également s’introduire sur le marché noir sans pour autant modifier les risques sanitaires ou sociaux ; c’est ce que démontrent les évaluations internationales de la méthadone, qui attribuent la variabilité des résultats aux pratiques cliniques, bonnes au mauvaises. C’est la signification qui a été donnée au produit qui en fait l’efficacité. Au cours des années 90, praticiens et usagers de drogues ont changé à la fois de comportement et de relations. Les premiers prescripteurs ne se sont pas contentés de prescrire un médicament, au-delà de la pharmacologie, ils ont appris à dialoguer et à négocier avec ces nouveaux patients.. De leur côté, les héroïnomanes ont peu à peu intégré la logique de la réduction des risques, une logique rationnelle nullement spontanée, qui va à l’encontre du stéréotype du junky. L’efficacité tient à leur alliance.

A ce titre, le mouvement de la réduction des risques a pu prétendre à impulser des pratiques – soins ou prévention – qui ne se limite pas au traitement médical : elles ont fait appel à la responsabilité des usagers de drogues qui ont pu négocier leurs choix avec leurs partenaires. Et cependant, c’est là une des contradictions que ce mouvement n’a pas surmontée, si ces nouvelles pratiques ont été acceptables et acceptées, si elles ont acquis un statut légal, ce n’est pas au titre de la négociation mais parce qu’elles pouvaient s’intégrer à la logique du dispositif institutionnel de “ lutte contre la drogue et la toxicomanie ” – c’est toujours là sa dénomination officielle. Pour le médecin, l’héroïnomane est bien devenu un patient, il n’a pas perdu pour autant son statut de délinquant – un statut que le corps médical se contente d’ignorer. Les systèmes d’interaction à l’origine des changements de comportements des uns et des autres restent non-dits. Ce mouvement que les acteurs directement impliqués dans l’action ont vécu comme une sorte de révolution de la pensée donne aujourd’hui un contenu à la politique de santé publique, il n’a pas modifié pour autant la logique dominante de la guerre à la drogue. Voilà qui va dans le sens des anti-prohibitionnistes les plus libéraux qui ne se sont pas appropriés ces stratégies de changement (ils sont heureusement de moins en moins nombreux au niveau international) : la réduction des risques aurait atteint ses objectifs sanitaires, il faudrait maintenant passer à une deuxième étape qui serait l’arrêt de la prohibition – et nous nous retrouvons devant la contradiction initiale : ceux qui bénéficient de la prohibition sont beaucoup plus riches, puissants et organisés que les quelques citoyens qui dénoncent la circulation de l’argent sale ; trop nombreux sont ceux qui en tirent profit ; même la lutte contre le terrorisme n’a pas suffi à mettre en place des procédures de contrôle. Pour abattre la prohibition, il ne suffit pas de dire la vérité – d’autant que les mythologies de la drogue ne se nourrissent pas que de fantasmes ; elles s’emparent de faits dont elles donnent une interprétation crédible. Le changement passe par des actions qui construisent des alternatives crédibles ; il faut donc que puissent émerger des acteurs qui ne contentent pas d’avoir des opinions mais qui s’engagent dans des actions ; à ce titre l’action purement politique ne suffit pas.

Le mouvement de la réduction des risques qui s’est mobilisé face au sida a ouvert une brêche : il montre comment agir et avec quelles alliances dans un cadre donné – c’est à dire en fonction d’une construction du problème. La même démarche doit être accomplie pour ce qui est d’autres types de problèmes liés aux drogues, ceux qui sont liés au sous-développement avec les enfants des rues à Djibouti ou encore avec la consommation de drogues de synthèse, si toutefois ces consommations sont ou deviennent problématiques. A chaque fois, ces actions doivent réunir les acteurs concernés par le problème qui relèvent pour une part du champ des drogues mais qui agissent en même temps sur les différents axes qui participent du problème. Est-ce à dire que la prohibition des drogues qui transforme les drogues en autant de démons ne peut être anéantie ? Je crois – ou plutôt j’espère- qu’au fur et à mesure que ces mouvements de domestication des drogues se développeront, la guerre à la drogue perdra de sa crédibilité. Plutôt que de couper des têtes qui repoussent en se multipliant, j’espère – c’est le pari de la militante- que nous apprendrons à nous affronter aux problèmes posés concrètement par la coexistence entre ceux qui consomment des drogues et ceux qui n’en consomment pas. Nous avons fait quelques progrès dans ce sens dans différentes villes européennes et en France même – mais ces progrès sont d’autant plus fragiles qu’ils reposent sur des alliances qui ne sont pas formalisées, qui d’une génération à l’autre doivent être renouvelées et qui s’affrontent à de puissantes logiques, le plus souvent internationales, à l’origine des processus d’exclusion. La Suisse et les Pays-Bas se sont donnés des outils politiques qui peuvent mieux résister à ces logiques internationales mais pour le moment, ces pays sont les seuls qui en Europe ont accepté de construire une politique de drogue, c’est à dire un dispositif qui formalise ces nouvelles stratégies pragmatiques.

Car le progrès ou la raison ne l’emportent pas nécessairement ; bien au contraire. Une des caractéristiques de ces problèmes de société, c’est que plusieurs systèmes d’interprétation co-existent. En 1990 en Italie, il a suffi que quelques familles se mobilisent pour obtenir que l’usage soit pénalisé (ce qui n’était pas le cas antérieurement) ; elles étaient soutenues, il est vrai, par la démocratie chrétienne. A contrario, en 1992, le parti radical parvient à obtenir l’abrogation de cette nouvelle loi en sensibilisant une part de l’opinion. Encore faut-il que des acteurs se mobilisent et sachent faire appel à des forces sociales qui peuvent contribuer au changement souhaité. La réduction des risques qui a acquis en 1999 un statut officiel au titre de la prévention du sida ; il y a là, effectivement, une avancée que nous avons tout intérêt à reconnaître – car considérer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil des drogues ne fait que conforter le statut quo. Encore faut-il formuler précisément en quoi réside le changement. Si nous avons obtenu de bons résultats dans la prévention du sida et plus largement dans la réduction de la mortalité, c’est qu’il nous a fallu accepter de co-exister avec ceux qui s’injectent des drogues. Indirectement, les outils développés face au sida – des traitements de substitution à l’accueil des plus marginaux dans des boutiques – ont démontré qu’ils pouvaient contribuer à un processus de pacification sociale en répondant aux besoins des toxicomanes qui traînent dans la rue. A Franckfort ou à Zurich, tel est bien l’objectif explicite des dispositifs mis en place ; aussi l’opinion publique soutient- elle ces nouvelles politiques. Ce n’est pas le cas en France où ce principe d’une co- existence dans la ville n’est pas reconnu. Les actions se limitant à la protection de la santé des usagers de drogues, les habitants n’en tirent pas de bénéfice comme ce pourrait être le cas avec une offre d’hébergement ou d’insertion. Autrement dit, la politique de réduction des risques doit passer à une autre étape : de politique de santé, elle doit devenir une politique de drogues – qui exige de redéfinir les objectifs et les méthodes de la répression. A défaut, nous nous contenterons de répéter les erreurs passées, à savoir l’escalade de la répression que revendiquent les Etats-Unis avec la politique de tolérance zéro.

Je ne suis pas très optimiste en ce moment : j’ai compris que le changement des croyances passait par un changement des façons de faire ; la menace d’une maladie mortelle a permis de mobiliser de nouveaux acteurs ; or ceux qui se mobilisent dans le champ de l’insécurité ne semblent pas soupçonner qu’il puisse y avoir des alternatives plus efficaces en matière de co-existence que le traditionnel “ toujours plus ” de la répression. Le changement des politiques de drogues au cours des années 90 aura du moins démontré qu’il y a d’autres voies que la guerre à mort ; que ces voies sont expérimentées en ce moment même – reste à les investir comme facteurs de changement. Encore faut-il accepter de penser les politiques de drogues.

Il y a dans ce modeste mouvement social quelque chose de miraculeux – un miracle hérité de la lutte contre le sida. Ces luttes sectorielles ont une capacité de changement qui est d’ailleurs à l’origine de leur capacité à mobiliser des acteurs et cette capacité se révèle internationale. Le mouvement de la réduction des risques liés à l’usage de drogues s’introduit aujourd’hui en Asie du Sud-Est, en Amérique Latine et en Europe de l’Est. Dans tous ces pays, des acteurs s’emparent de cette problématique qui, tout en se réclamant des droits de l’homme, renvoie à une conception anglo-saxonne de la co- existence entre citoyens. Le mouvement de la réduction des risques liés à l’usage de drogue, ne serait-il, comme d’ailleurs la lutte internationale du sida dont il procède, qu’une face cachée du libéralisme ? Sans doute la diffusion internationale de ces idéologies tient-elle à leur adaptation aux réalités de l’heure mais ces acteurs “ qui frappent à la porte de la citoyenneté ” ont d’autres enjeux que la circulation des marchandises ; ils expérimentent, parce que c’est leur intérêt, une société faite de la co-existence d’univers sociaux différents. Il n’est pas dans ce domaine de solution miracle parce que c’est un processus qui passe par une succession de mobilisation et de négociation ; autrement dit l’alternative de la guerre à la drogue n’est pas la paix ; c’est une conquête perpétuelle qui participe du processus démocratique.

1 – “ Penser les drogues ” est le titre d’un séminaire de l’association Descartes qui en 1990, avait pour mission de regrouper les chercheurs en sciences sociales sur cette question. Cette association est à l’origine de la création en 2002 du laboratoire CNRS “ Césames ”, dirigé par Alain Ehrenberg.

2 – Voir L’’Individu incertain EHRENBERG A., Calmann-Levy, 1995. La loi est de 1970 “ tient à des traits de la politique française qui cumulent la vision du privé comme dépendance, la conception pédagogique et morale du rôle de l’Etat et l’absence d’une culture de la délibération ”, p.96

3 – En 2000, environ 400 usagers ont été incarcérés pour usage simple mais 8195 usagers ont été condamnés pour usage et détention, transport ou acquisition, nécessairement associés à l’usage. Pour ce qui concerne les interpellations, plus on interpelle d’usagers, moins on interpelle de trafiquants. En 1990, les trafiquants représentaient 23% des interpellations, en 2000, ils représentent moins de 7% sur un total de 100 000 interpellations.

4 – Pour démontrer l’absurdité de la loi, M° Cabellero, avocat a réclamé une cour d’assise pour un de ses clients, planteur de cannabis ; il ne l’a pas obtenu. Pour la législation actuelle, voir “ Droit de la drogue ”, Caballero F. et Bisiou Y, Dalloz, 2000.

5 – La Grande-Bretagne a changé de politique de santé en 1987 pour répondre à la menace du sida ; c’est ce qu’avaient préconisé les experts, formés à la santé publique. Le retard pris en France tient en grande part à l’absence de culture de santé publique. Sur le scandale du sang contaminé, voir “ La Défaite de la santé publique ”, Morelle A., Flammarion, 1996.

6 – Le diagnostic de “ catastrophes sanitaires et sociales ” est posé par la commission Henrion, Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, La Documentation française, 1995.

7 –  EMMANUELLI J., Contribution à l’évaluation de la politique de réduction des risques, SIAMOIS, Institut de veille sanitaire, tome I, Novembre 2000

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