Préface / Livre : « Psychotropes, prévention et réduction des risques » de Imaine Sahed et Antony Chaufton (dir.)


Préface d’Anne Coppel : « Comprendre pour agir »


« Psychotropes & Société », les travaux regroupés ici s’inscrivent dans une longue tradition et les publications sont nombreuses qui pourraient être regroupées sous ce titre. Mais si, dès les années 1970, la plupart des experts reconnaissent le lien étroit que nouent les usages de psychotropes et le contexte social de l’usage, l’ambition de comprendre pour agir est relativement récente. Ce nouveau champ d’expertise s’est construit au cours des années 1990, et il s’est affronté à bien des obstacles. Pour un recul historique, je rappellerai ici deux séminaires qui marquent les travaux antérieurs à cette nouvelle exigence. En 1970, un des tout premiers séminaires a été publié sous le titre « Ivresse chimique et crise de civilisation ». Les Français venaient de découvrir qu’une nouvelle génération née après la dernière guerre mondiale s’était emparée des drogues illicites. Comment douter de l’association « drogues et sociétés », puisque les consommateurs eux-mêmes se réclamaient d’un projet émancipateur ? Deux décennies plus tard, les chercheurs en sciences sociales sont officiellement sollicités par les pouvoirs publics, un groupe de recherche, le GDR, est créé en 1991, il anime un séminaire « Psychotropes, politique et société » auquel j’ai moi-même participé. C’est un premier tournant, car il ne s’agit plus seulement de dresser le décor, la recherche est chargée d’informer le débat public enfermé dans les années 1980 dans l’alternative « laxisme ou répression ». Défini par Alain Ehrenberg, le programme du GDR se propose de prendre en compte l’ensemble des psychotropes, quel que soit leur statut légal, dans toutes leurs dimensions (production, distribution, consommation), de développer une pluralité de pôles d’expertise et de faire appel aux chercheurs étrangers. Ce programme a été en partie mis en œuvre avec la création de l’OFDT en 1993. À la hâte, les Français se sont efforcés de combler leur retard, dû en partie au déficit de santé publique. L’Observatoire européen des drogues, l’OEDT exige le développement d’études épidémiologiques comparables d’un pays à l’autre mais, au-delà des contraintes institutionnelles, une nouvelle expertise fondée sur la santé publique va profondément bouleverser à la fois nos façons d’agir et nos façons de penser.
Le tournant se prend à la fin des années 1980 sous la menace du sida, maladie mortelle et contagieuse. Il fallait agir vite et avec efficacité. L’évaluation répond à cette exigence d’autant plus pressante que les actions dites de réduction des risques impliquent de prendre acte des consommations, ce qui va à l’encontre de la lutte contre la drogue et la toxicomanie. Dans le champ de la santé, ces nouvelles approches sont à l’origine d’un développement remarquable des recherches, en France comme au niveau international, mais ce développement s’est heurté en France à des obstacles spécifiques. La Défaite de la santé publique, titre d’un livre d’Aquilino Morelle sur le scandale du sang contaminé, est un de ces obstacles. Le déficit de recherches dans le champ des psychotropes n’est qu’un cas particulier du déficit de santé publique, comme le montre la succession des scandales, de la vache folle à l’amiante pour les années 1990, mais l’argumentaire qui justifie le refus de la santé publique est propre au débat sur la question des drogues, les mesures de santé publique étant taxées de laxisme par les uns, d’outil de contrôle social par les autres. Autre obstacle, une tradition française de la recherche en sciences sociales qui refuse d’être au service de l’action, au contraire des sciences sociales anglo-saxonnes, plus pragmatiques et plus empiriques. Les recherches de terrain sont traditionnellement peu valorisées et, de plus, la question des usages de psychotropes est toujours considérée comme marginale dans les champs de recherche institutionnels. Les recherches qui répondent aux exigences de l’action sont d’autant plus marginales qu’elles sont nécessairement pluridisciplinaires. Comprendre la signification de l’usage de psychotropes implique de prendre en compte le contexte, un de ces mots-valises, qui renvoie aussi bien à la sociologie qu’à l’économie, à l’anthropologie qu’aux sciences politiques. La méfiance à l’encontre des sciences sociales se nourrit de la complexité des phénomènes : qu’est-ce qui autorise le chercheur à retenir une variable plutôt qu’une autre ? La réponse réside en partie dans la construction de ces nouveaux champs de recherche qui ont élaboré leur méthodologie et leurs outils conceptuels. Car malgré tous ces obstacles, les recherches n’en ont pas moins connu un développement important au cours de ces deux dernières décennies. Les recherches publiées ici offrent un bon panorama des différentes problématiques qui ont noué l’alliance entre praticiens et chercheurs. Sans prétendre à une synthèse des travaux, je retiens ici une première question traitée sous différents angles dans les travaux publiés, la question des pratiques de consommation. Qu’il s’agisse de réduction des risques liés aux usages, de soin ou de prévention, les outils d’intervention ne peuvent faire l’économie de la signification que l’usager donne à ses pratiques de consommation. À l’exception des mouvements contre-culturels, les usages de psychotropes illicites ne sont pas revendiqués, ils sont le plus souvent silencieux, mais les produits qui modifient les états de conscience assument toujours les mêmes fonctions, qui vont de l’émancipation à l’intégration avec, par exemple, une fonction de passage d’un univers social à un autre, à la recherche d’une nouvelle identité personnelle et sociale, ou encore pour se soumettre aux contraintes du quotidien et enfin pour des échappées dans l’ivresse, qui elles aussi ont leur logique propre. Il en est de même des psychotropes légaux dont les significations sont peu étudiées tant elles semblent relever de l’évidence. Ainsi, les polyconsommations sont une constante, que les produits soient légaux ou illégaux, et à cet égard, la prise en compte des usages conjoints de l’alcool et du tabac est bien une nécessité de la prévention.
Licites ou illicites, ces consommations doivent être étudiées dans leur contexte en fonction des groupes d’appartenance. Dans la prévention en direction des jeunes, le groupe des pairs s’est imposé comme une évidence, mais les approches communautaires restent limitées aux pratiques marginales comme l’injection. La démarche de santé communautaire, plus ambitieuse, associe les acteurs en présence non seulement au diagnostic, mais aussi à l’action. Dans cette logique, la recherche sur l’analyse des produits considérée comme un outil de coproduction des savoirs s’est attachée à confronter pratiques professionnelles et pratiques de consommation. Or, si la question des pratiques est centrale pour l’action, elle se heurte à la complexité des logiques d’acteurs, comme le relève la question de l’intervention précoce. Les difficultés sont à la fois conceptuelles et méthodologiques et si les recherches sur les pratiques héritent des travaux de plus en plus nombreux, la qualité des recherches repose toujours sur l’intelligence des situations, ce qui ne manque pas de nourrir la suspicion de subjectivisme ou de partialité dont souffrent toutes les approches qualitatives. Le débat public exige des chiffres et l’évaluation des politiques publiques dans la santé s’est pliée à cette exigence. Avec des résultats incontestables comme la baisse des contaminations par le virus du sida, les politiques de réduction des risques et des dommages ont construit un consensus de l’expertise, en France comme au niveau international. Relevons toutefois que cette approche quantitative passe sous silence un déterminant essentiel des résultats, celui des pratiques des acteurs. Dans le traitement de la dépendance aux opiacés, il a été démontré que les bonnes pratiques déterminent les résultats. Malgré le déficit de recherches, on a toutes les raisons de penser qu’il en est de même pour tous les outils de réduction des risques ou de prévention. Encore faut-il se donner les moyens de développer ces recherches complexes. La qualité des pratiques est une sorte de secret de polichinelle : éducation, accueil, outreach, tous les acteurs concernés, professionnels ou bénéficiaires des actions savent ce que sont de bonnes pratiques. Pour ce qui est de la prévention, on pense a priori que les bonnes pratiques sont celles qui provoquent échanges et réflexion, un objectif que se fixe par exemple la projection de courts-métrages d’animation. Il reste à objectiver les déterminants des bonnes pratiques pour les valider et les transmettre.

Autre question soulevée ici par quelques études, l’offre de produits. Cette approche est traditionnellement étudiée pour les psychotropes légaux, avec toute la gamme des réglementations, de l’interdiction de vente aux mineurs aux limites imposées aux stratégies marketing. L’offre de produits dans le marché illégal est peu étudiée, en grande part parce que la pénétration du terrain se confronte à des obstacles spécifiques, mais aussi parce que la volonté de connaître fait défaut. La lutte contre le trafic de drogues n’est pas évaluée sur ses résultats, ce que déplorent aujourd’hui les pays d’Amérique latine ravagés par ses conséquences contre-productives. Il faut donc saluer le travail d’Alain Tarrius sur la distribution de drogues chimiques aux adolescents. Le concept de moral area élaboré dans cette recherche rend compte des stratégies de trafiquants qui ont associé trafic d’êtres humains et trafic de drogues dans une aire géographique transfrontalière entre la France et l’Espagne et qui exploitent les défaillances des politiques sociales de protection des mineurs. Signalons aussi la recherche sur l’automédication des usagers de drogues à Dakar, recherche qui prend en compte l’offre de médicaments sur le marché illégal.

Cette recherche fait partie d’un ensemble de recherches qui accompagnent au Sénégal la mise en place de dispositifs de réduction des risques. Les sciences sociales, dont particulièrement les approches anthropologiques, ont joué un rôle majeur dans la phase expérimentale des dispositifs de réduction des risques. Et pourtant, très régulièrement, ces approches sont marginalisées. Le rôle des sciences sociales n’a rien d’assuré. Comme le constate un des articles publiés ici, l’expertise dans le champ de la santé est régulièrement confrontée à des logiques qui vont à l’encontre des acquis scientifiques, logique des lobbies pour l’alcool, le tabac ou les médicaments psychotropes, croyances collectives et préjugés, ou encore pour les psychotropes illicites, objectifs et pratiques des dispositifs de lutte contre les drogues. Opposées à la rigueur des sciences fondamentales, soupçonnées de complaisance, peu subventionnées, les sciences sociales n’en poursuivent pas moins leur développement : l’ambition de comprendre pour agir est tenace. En témoigne la qualité des travaux publiés ici.

Psychotropes, prévention et réduction des risques expose des éléments de compréhension scientifique des pratiques de consommation et des addictions aux substances psychoactives.

Différents thèmes sont ainsi développés : une approche historique et politique de la réduction des risques, la question des variabilités géographiques, les dimensions individuelles, les initiatives en matière de prévention. Les contributions proposées sont celles de chercheurs en sciences humaines et sociales comme de professionnels de la santé afin d’apporter un regard complémentaire tant au niveau des pratiques à risques que des stratégies d’intervention de prévention.

Cet ouvrage (Iste Editions, 2018) s’adresse aussi bien aux chercheurs qu’aux étudiants et professionnels s’intéressant aux problématiques d’addiction et à la prévention.

In English :

Description

This book promotes the interaction between research and professional practices in the field of prevention and harm reduction. Through the scientific work and experience of human and social sciences researchers and medical social actors, research and action assist one another in illuminating the problems associated with the consumption of psychotropic drugs and in developing intervention strategies.

Over the course of several chapters, contributed by attendees of the Psychotropics, Prevention and Harm Reduction Put to the Test By “Human and Social Sciences” workshop, a range of varied themes are explored within the scope of drugs and their uses.

Both the socio-historical context of drug uses and the construction of prevention and harm reduction public policies in light of scientific knowledge are covered, as well as the issue of release, mobilization and/or negotiation of prevention and harm reduction standards, both for professionals and drug users.

 

About the authors

Imaine Sahed completed her PhD in Sociology from École des Hautes Études en Sciences Sociales in Paris, France in 2016. Her research focuses on psychoactive substance consumption in youth and aims to understand the evolution of drug consumption during adolescence. She is interested in youth health research and promotion.

Antony Chaufton is a Clinical Psychologist and works in a health center, with both adults and adolescents who consume and abuse psychoactive substances. His interest concerns practices that are a risk to the physical, psychological and social body.

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