La revue de l’infirmière : «​ Patients et soignants dans la prise en charge des addictions »


La Revue de l’infirmière
Article d’Anne Coppel
Vol 67 – N° 237
P. 16-18 – janvier 2018

Depuis les années 1980, la réduction des risques et des dommages est un enjeu de santé publique en ce qui concerne les addictions. Un nouveau regard a été posé sur les usagers de drogue, qui, patients comme les autres, sont acteurs de leur santé. L’alliance thérapeutique avec le soignant est alors essentielle.


   La réduction des risques et des dommages (RDRD) est devenue un principe commun à la politique de santé dans le champ des addictions, que ce soit dans la prévention, dans le soin et dans le dispositif dit de réduction des risques. En France, la réduction des risques et des dommages s’applique à tous les psychotropes, que le produit soit légal ou non, alors que la réduction des risques ne porte que sur les psychotropes illégaux. La différence de formulation est liée à l’histoire française de ce que les Anglais appellent harm reduction for drug users et que nous avons d’abord traduit de façon inexacte par “réduction des risques”. Mais dans les deux cas, il s’agit de limiter les conséquences négatives liées aux addictions.

Politique de santé publique face à la menace du sida

À l’origine, la réduction des risques a été formalisée dans la politique de santé publique par la Grande-Bretagne en 1987. Entre 1983 et 1984, la contamination par le virus du sida due à l’injection suscite une grande inquiétude. En l’absence de traitement médical, le seul recours face à cette maladie mortelle et contagieuse était la prévention. Mais si la majorité des homosexuels avait adopté le préservatif, comment espérer que les toxicomanes se responsabilisent ? Il s’était révélé impossible d’imposer à tous une cure de désintoxication et même inutile puisque, selon les études, ces cures aboutissaient dans plus de 80 % des cas à un échec.

Or, dès 1985, Samuel Friedman, chercheur anthropologue, observe que dans les rues de New York, la moitié des héroïnomanes ont renoncé à partager leurs seringues [1]. Il n’y aurait pas eu de réduction des risques possible si les usagers injecteurs de drogues n’avaient démontré qu’ils pouvaient adopter des comportements de prévention. L’année suivante, une nouvelle étude montre que le refus de partager sa seringue fait partie des informations qui circulent entre usagers comme la qualité du produit et la dose à ne pas dépasser. Aussi, Samuel Friedman et Don C. Des Jarlais, docteur en psychologie sociale, recommandent les actions qui favorisent l’appropriation des comportements de prévention avec des équipes de proximité et des associations d’usagers de drogues [2].

De leur côté, les experts britanniques ont immédiatement mené des enquêtes régionales. Or les premiers résultats montraient que plus l’accès aux seringues stériles était aisé, plus les injecteurs adoptaient la seringue individuelle. Il ressortait également de ces enquêtes que les patients en traitement par méthadone étaient moins contaminés par le sida et en meilleure santé, ce qui aboutissait à recommander trois outils : l’accès aux seringues, l’accès aux traitements et la responsabilisation des usagers avec l’éducation par les pairs.

Au-delà des outils, les experts ont choisi d’adopter, pour les drogues illicites, un principe commun à la prévention de n’importe quel comportement à risque, qu’il s’agisse de l’alcool (“Un verre, ça va, trois verres, bonjour les dégâts !” ou de sport (“Si tu veux faire de la moto, mets un casque”). Pour les experts britanniques, il s’agissait de surmonter le caractère d’exception des politiques de lutte contre les drogues, en prenant acte de ce que les usagers de drogue existent et qu’ils doivent pouvoir, comme tout un chacun, protéger leur santé. C’est précisément ce qui a rendu difficile l’acceptation de ces politiques en France où le dispositif de lutte se contente d’interdire l’usage, de limiter la prévention au “non à la drogue”, et le traitement à la cure de désintoxication [3,4].

Le dispositif français de réduction des risques

En 1987, Michèle Barzach, alors ministre en charge de la Santé, obtient de son gouvernement un décret autorisant la mise en vente libre des seringues dans les pharmacies. Mais il faudra attendre 1994 pour que Simone Veil, à la tête de ce même ministère, prenne la mesure des “catastrophes sanitaires et sociales” engendrées, selon la commission Henrion, « par le refus de faire quoi que ce soit pour faciliter la vie des toxicomanes » [5].

Les dispositifs de réduction des risques infectieux comprennent des programmes d’échange de seringues, des kits de prévention comme le Stéribox®, des accueils d’usagers dans des “boutiques”, sans exiger de désintoxication préalable et, enfin, un soutien aux médecins généralistes dans les réseaux ville-hôpital pour lutter contre l’exclusion des soins. La méthadone et le Subutex®, nouveaux médicaments, obtiennent l’année suivante une autorisation de mise sur le marché (AMM).

Soumis à une évaluation nationale, ce dispositif expérimental a réussi à surmonter l’urgence sanitaire en cinq ans, soit de 1994 à 1999, avec pour effet une baisse de 80 % des overdoses mortelles, une réduction des 2/3 de la mortalité liée au sida et de 79 % des interpellations pour héroïne. Ces bons résultats sont mis en relation avec l’accès aux médicaments de substitution ainsi que l’accès aux seringues [6]. Les injecteurs ont majoritairement renoncé à partager leurs seringues, comme le démontre, en 2001, le pourcentage de 2 % des nouvelles contaminations dues à l’injection, contre quelque 30 % au début des années 1990.

La menace du sida a ainsi été surmontée, mais le dispositif de réduction des risques n’en a pas moins suscité de nombreux débats. Il a fallu attendre la loi de Santé publique de 2014 pour que le dispositif acquière un statut légal avec la création des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (Caarud) [7].

Vers le développement de la recherche

En France comme au niveau international, les débats suscités par la réduction des risques et des dommages pour les drogues illicites sont à l’origine d’un grand développement des recherches.

Un changement de paradigme

Les actions visant à réduire les risques ont dû faire la preuve qu’elles n’augmentaient pas le nombre des usagers ou des injecteurs et qu’elles protégeaient mieux leur santé. La loi votée en 1970 est inscrite dans le Code de la santé publique, mais à cette époque, on croyait que l’interdiction de l’usage suffisait à protéger la santé de tous.

Or, face au sida, mais aussi aux hépatites, la santé publique ne peut plus reposer sur l’exclusion des personnes contaminées, et donc contaminantes, et ses outils doivent être maîtrisés également par les soignants. Émergent alors de nouvelles questions, concernant notamment la réalité des risques et des dommages selon les produits. Le rapport Roques fait appel aux recherches pharmacologiques et aux neurosciences pour évaluer la dangerosité des drogues, licites ou illicites [8].

À la fin des années 1990, avec l’apparition des traitements de la dépendance aux opiacés, les neurosciences font une entrée fracassante dans le champ de la santé. On comprend que l’addiction correspond à une perturbation du fonctionnement cérébral normal, les opiacés (héroïne, morphine ou codéine) se substituant à la production d’endorphines normalement sécrétées pour soulager la douleur avec un sentiment de plaisir.

Une nouvelle définition de la dépendance

Les neurotransmetteurs remplissent différentes fonctions selon les biomolécules (dopamine, noradrénaline, sérotonine, etc.). Ils peuvent être stimulés par des produits psychotropes ou des activités, mais il n’y a pas de dépendance spécifique aux drogues illicites. Les soignants ont ainsi dû renoncer à utiliser le terme “toxicomanie” ; ils sont devenus des “addictologues”.

L’addiction se définit désormais par des critères comportementaux, dont particulièrement la pour- suite compulsive du comportement, malgré la prise de conscience des troubles qu’elle engendre [9].

Prise en charge des addictions dans le respect des droits

La réduction des risques a provoqué un véritable séisme dans le champ de la santé. Au début des années 1990, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est d’abord contentée de recommander les outils ayant fait leurs preuves, avec pour objectif la réduction des risques infectieux. Or un tel objectif limite les actions aux seuls injecteurs, alors qu’une nouvelle tendance commence à voir le jour : les plus jeunes ne veulent plus ni héroïne ni injection, ils désirent consommer “des drogues récréatives” dans leurs fêtes, raves ou free parties, et pouvoir choisir les produits qu’ils consomment en connaissance de cause. Aussi les nouvelles générations d’usagers se renseignent-elles sur internet en sollicitant l’expertise de leurs associations [10].

Au-delà du seul risque infectieux, la logique de réduction des risques et des dommages s’est ainsi élargie à l’ensemble des produits consommés. Alors que, traditionnellement, la santé publique fait appel à l’autorité médicale, une nouvelle conception de la santé publique fait appel à “la responsabilité individuelle et collective”. Le toxicomane, ce maniaque du toxique, est devenu “un usager de drogues” qui est, comme chacun d’entre nous, acteur de sa santé.

La responsabilité s’associe ici à la reconnaissance des droits : celui de protéger sa santé, tout d’abord, mais d’une façon plus générale, l’en- semble des droits humains [11]. Comme le rappelle d’ailleurs le rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU) d’avril 2016, les violations des droits humains sont nombreuses dans la lutte contre les drogues et, en France comme ailleurs, les populations les plus vulnérables en paient le prix fort, que ce soit par leur comportement sexuel ou leur appartenance à des minorités et à des milieux défavorisés.

La reconnaissance des droits doit s’accompagner d’une lutte contre les discriminations, ce qui doit aboutir à « réviser ou abolir les lois punitives », comme le recommandent désormais ensemble l’ONU et l’OMS [12].

Conclusion

L’usager de drogues est bien un patient comme les autres. Être acteur de sa santé signifie qu’il lui appartient de choisir sa façon de la protéger, notamment s’il veut ou non renoncer à consommer tel ou tel produit (alcool, tabac, drogues illicites).

En outre, pour être entendu, le soignant doit d’abord nouer avec le patient une alliance, afin que les conseils thérapeutiques soient adaptés à ce que vit le malade et à ce qu’il souhaite — ce qui vaut pour toute prise en charge.

Les soins infirmiers sont une bonne occasion de nouer cette alliance, en commençant par traiter ce qui peut l’être, les abcès et tous les soins du corps. Ainsi a été découverte l’importance des actions de réduction des risques, que ce soit sur le terrain, dans les lieux d’accueil comme dans les services.   


Références


[1] Friedman SR, Maslow C, Bolyard M, Sandoval M, Mateu-Gelabert P, Neaigus A. Urging others to be healthy : “Intravention” by injection drug users as a community prevention goal. AIDS Educ Prev. 2004 ;16(3): 250-63, 2004.

[2] Friedman SR, DesJarlais DC, Sotheran JL, Garber J, Cohen H, Smith D. AIDS and selforganization among intravenous drug users. Int J Addict. 1987;22(3):201-19.

[3] Coppel A. Les politiques de lutte contre la drogue : le tournant de la réduction des risques liés à l’usage de drogues ; 2002 Mars.

[4] Coppel A. Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France. Communications. 1996 ; 62(1) : 75-108. www.persee.fr/doc/comm_0588- 8018_1996_num_62_1_1937

[5] Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Drogues et toxicomanies : Indicateurs et tendances. 1999.

[6] Emmanuelli J. Contribution à l’évaluation de la politique de réduction des risques — Siamois (Système d’information sur l’accessibilité au matériel officinal d’injection et de substitution) : Description, analyse et mise en perspective des données de ventes officinales de seringues et de produits de substitution en France de 1996 à 1999. Tome 1 : Les grandes tendances. Saint-Maurice: Institut de veille sanitaire; 2000. 55 p.

[7] Aides. Les Caarud

[8] Roques B. La dangerosité des drogues. Paris : Odile Jacob ; 1998.

[9] Organisation mondiale de la santé (OMS). Prise en charge de l’abus de substances psychoactives : Syndrome de dépendance.

[10] Asud

[11] OMS. Santé et droits de l’homme. Aide-mémoire n° 323 ; 2015 Déc.

[12] OMS. Déclaration conjointe des Nations unies pour mettre fin à la discrimination dans les établissements de soins.   27 juin 2017.


Pour en savoir plus : Coppel A. Sortir de l’impasse : Pour des alternatives à la prohibition. Paris : La Découverte ; 2012.


 

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