Sexe, drogue et prévention – Dix clés pour comprendre l’épidémie

F. EDELMANN (sous la direction de),
 Le Journal du sida (n°47, février 1993)
Le Monde Éditions, 1996, pp. 85-90

 

Le duo toxicomanie-sida n’a plus à être évoqué, tant il a fait parler de lui jusqu’à modifier radicalement la pensée des plus réactionnaires des hommes politiques quant aux produits de substitution. Pourtant, un grand nombre d’aspects restent dans l’ombre, qu’il est impératif de connaître sinon de maîtriser pour comprendre la réelle dimension du couple sida-toxicomanie. La transmission ne se limite pas, en effet, à une affaire de seringues mais, comme le souligne Anne Coppel dans le texte qui suit, les toxicomanes ont, comme tout un chacun, une sexualité et, en outre, nombre d’entre eux et d’entre elles se trouvent contraints à la prostitution pour pouvoir se payer leurs doses. Cette dernière catégorie, dont des jeunes femmes fragilisées, se trouve donc triplement exposée au sida: par les seringues, par la sexualité, par la situation de précarité qu’engendre la prostitution.

Les campagnes de prévention en direction des toxicomanes occultent souvent les risques liés à la sexualité. Cependant, les comportements sexuels commencent à être décrits. Il y a donc urgence à penser des actions mieux ciblées.

Sexe, drogue et sida ont partie liée, et chaque jour davantage, dans les pays occidentaux principalement. De par le cumul des stigmates, un tel énoncé semble relever de la presse à scandale ou de la provocation plus que de la recherche scientifique ; mais la progression continue de la contamination hétérosexuelle impliquant des toxicomanes impose la prise en compte des interactions de ces trois risques. La toxicomanie est devenue le vecteur privilégié de la contamination hétérosexuelle aux États-Unis, où les hétérosexuels séropositifs sont majoritairement des partenaires de toxicomanes (ils représentent 54,8 % des cas de contamination hétérosexuelle de juillet 1990 à juillet 1991). En France, la proportion est moindre mais augmente régulièrement (13 % des cas cumulés de

sida par contamination hétérosexuelle depuis 1985 et 20,5 % en 1991). Les partenaires de toxicomanes sont surtout des femmes, groupe qui connaît aujourd’hui la plus forte progression. Les femmes sont du reste plus exposées au risque: on relève ainsi 20 % de femmes contaminées contre 10 % des hommes dans 563 couples où l’un des partenaires est infecté, couples suivis sur trois ans dans une étude européenne.

Que savons-nous aujourd’hui sur les comportements sexuels des toxicomanes? Et que savons-nous sur ceux de leurs partenaires ? Les deux questions ,sont en partie piégées: toxicomanes et partenaires de toxicomanes sont des concepts épidémiologiques qu’il serait dangereux de confondre avec des personnes. Les toxicomanes peuvent être plus ou moins proches du monde de la drogue et s’identifier plus ou moins comme tels. Lors de la conférence d’Amsterdam, trente- huit communications ont été consacrées exclusivement aux comportements sexuels des toxicomanes, mais le risque lié à la toxicomanie apparaissait aussi dans nombre de posters consacrés aux prostitué(e)s, aux prisonniers, aux sans-logis, et enfin aux femmes. Avec le terme de .. partenaire de toxicomanes., le risque s’étend, semble-t- il, à la population générale: .. Tout le monde est concerné., pour reprendre un des leitmotive des campagnes de prévention grand public, mais tout le monde ne l’est pas également.

Les déterminants du comportement

Dans le domaine du risque lié à la toxicomanie comme dans le domaine du risque sexuel, la mobilisation de quelques équipes de recherche commence à porter ses fruits: le comportement sexuel commence à être décrit dans son contexte, ce qui permet de mieux appréhender les déterminants de la prise de risques et du changement de comportement.

Les premières informations sont d’ordre épidémiologique.

Les toxicomanes dont la sexualité est comparable – avec les données macro- sociologiques dont on dispose – à celle de leur groupe d’appartenance (âge, appartenance culturelle … ), voire plus active et avec plus de partenaires, en particulier pour les usagers de cocaïne et de crack, ont commencé, lentement, à modifier leur comportement sexuel.

Jusqu’à très récemment, les toxicomanes se montraient aussi réfractaires au préservatif que la population générale. Quelques études répétées de 1990 et 1991 semblent indiquer une évolution dans différentes cohortes: à New York, de 19 % d’utilisation en 1990, on passe à 29 % en 1991 ; à Glasgow, l’utilisation du préservatif avec les partenaires occasionnels passe de 16 % en 1990 à 31 % en 1991. Les déterminants du changement le plus souvent identifiés sont les suivants.

Premièrement, le changement affecte prioritairement les toxicomanes séropositifs. C’est le constat d’études américaines menées à New York. C’est aussi celui d’une étude menée en France sur les toxicomanes dans la rue et en traitement: 43 % d’adoption du préservatif chez les toxicomanes séropositifs contre 16 % chez les séronégatifs. La connaissance du statut sérologique est ainsi corrélée à un changement de comportement, ce qui est signalé dans quelques études sans qu’il soit possible d’établir un lien de causalité mécanique: en effet, on peut aussi faire l’hypothèse que ceux qui se font dépister sont les plus à même de faire face aux changements nécessaires. Le changement à l’égard du risque sexuel est également corrélé aux changements de comportements face au risque lié à l’injection.

Deuxièmement, plus le statut est précaire, moins on adopte le préservatif. Les plus exposés sont les sans-logis: 5932 homeless ont été étudiés dans soixante villes américaines ; il s’agit de 83 % d’hommes, 47 % de Noirs, âgés de trente-quatre ans et avec dix-huit ans d’usage de drogues en moyenne; 80 % échangent leurs seringues, 70 % ont des partenaires multiples, . et 50 % ne mettent jamais de préservatif.

Même constat en ce qui concerne les prostitué(e)s, qu’ils (elles) soient ou non toxicomanes: l’adoption du préservatif dépend des conditions dans lesquelles s’exerce cette activité (stabilité, revenus), indiquent des études faites à Amsterdam et au Brésil.

Plusieurs études font des corrélations entre niveau d’éducation, appartenance à des minorités ethniques, revenus et adoption du préservatif. Les femmes sont plus exposées que leurs partenaires masculins à un risque sur lequel elles ont moins de maîtrise, rien d’étonnant si les attitudes et changements de comportements sont décrits comme plus cohérents chez les hommes que chez les femmes, leur pouvoir de décision étant inférieur à tous les niveaux.

Troisièmement, l’utilisation du préservatif dépend du type de partenaires. Entre partenaire régulier, partenaire occasionnel ou client, une différenciation est attestée aussi bien à New York qu’à Bangkok dans une étude comparative entre les deux populations, ou encore à Berlin. Sur ce dernier site, les résultats indiquent une adoption du préservatif chez 13 % de ceux qui vivent en couple (bien que 25 % d’entre eux continuent d’échanger leurs seringues), 21 % l’utilisent avec des partenaires occasionnels, et 59 % avec les clients. L’utilisation du préservatif n’est quasi généralisée que dans les relations sexuelles contre de l’argent ou de la drogue (par exemple, dans 89 % des cas en 1990 et 96 % en 1991 à Glasgow).

Une inégalité face aux risques

Nombre d’études identifient la « capacité à négocier » comme un déterminant important du changement de comportement. Cette négociation exige que l’on puisse parler à la fois du sexe et du risque du sida, ce que les schémas culturels traditionnels interdisent plus particulièrement aux femmes. Mais l’interprétation en termes culturels ne suffit pas à rendre compte de la prise de risque, variable en fonction du type de relation, quel que soit le milieu d’appartenance, comme on l’observe également dans les relations homosexuelles. Plus la relation est investie et moins le préservatif est adopté. Ce comportement parfaitement irrationnel en termes de santé publique renvoie à une logique de la relation: la relation de couple est le plus souvent accompagnée du « fantasme d’unicité et de permanence », fantasme qui peut aussi accompagner les rencontres les plus brèves. Mettre le préservatif, c’est rappeler qu’un tiers peut s’introduire dans la relation, c’est, au moins fantasmatiquement, la remettre en cause.

Ces observations font s’interroger sur la pertinence d’un modèle de prévention fondé sur un choix rationnel et strictement individuel. Le modèle dit « de health belief » repose sur l’hypothèse que le choix s’effectue rationnellement, à partir de la croyance en la réalité de la menace et de l’efficacité de la prévention, modèle dont Michael Pollak et Jean-Paul Moatti ont relevé le caractère quasi tautologique. S’il est bien entendu que ceux qui adoptent le préservatif en justifient l’usage ou le rationalisent, on ne peut en déduire pour autant que le préservatif soit adopté à la suite d’un raisonnement logique. Émotions et affects obéissent à des logiques qui, pour n’être pas rationnelles, ne doivent pas pour autant être interprétées dans un cadre pathologique ou d’oppression économique et culturelle.

Interpréter un comportement en ces seuls termes au lieu d’en comprendre la logique revient à stigmatiser ce comportement – et la stigmatisation ne donne pas les clés du changement, elle renforce au contraire le sentiment d’impuissance. Une prévention efficace doit prendre en compte la logique des acteurs, qui repose sur un système d’interactions dans un cadre culturel donné. Le processus d’appropriation se fera d’autant mieux qu’il intègre les nonnes et codes culturels régissant les relations.

Les actions de prévention et les recherches qui ont été présentées à Amsterdam s’inspirent majoritairement de quelques principes communs. D’abord, les projets de prévention doivent aller au-devant des populations les plus exposées au risque, car il y a inégalité face au risque. Ce n’est pas nier la responsabilité individuelle que de reconnaître qu’elle s’exerce dans le cadre de contraintes économiques, culturelles, sociales qui doivent être prises en compte. Les programmes de prévention doivent donc être spécifiques aux groupes de populations: une prévention qui s’adresse à tous ne s’adresse à personne. Ensuite, les actions sont d’autant plus efficaces qu’elles sont relayées dans le milieu d’appartenance. Ainsi, les partenaires de femmes toxicomanes sont d’autant plus susceptibles d’utiliser le préservatif si celles-ci sont soutenues par le groupe des pairs.

Les populations les plus marginalisées se révèlent aptes au changement lorsqu’elles sont directement associées aux actions: c’est l’enseignement majeur des multiples projets en cours menés y compris chez les toxicomanes de rue réfractaires aux traitements, les homosexuels toxicomanes et les prostitués masculins, les minorités ethniques, qui négocient d’autant mieux les changements qu’elles parviennent à se situer dans leur double appartenance.

Négocier le préservatif, c’est maîtriser la marge de manœuvre dont dispose le partenaire dans une relation donnée, elle-même inscrite dans un cadre culturel, avec des contraintes économiques ou sociales; et maîtriser cette marge de manœuvre implique l’appartenance au milieu: les codes culturels ne sont pas aisément transmissibles. Cette approche est du moins celle des Anglo-Saxons et des pays d’Europe du Nord; elle s’inscrit dans une tradition de gestion des différences culturelles qui envisage l’individu dans son appartenance communautaire, toxicomanes ou migrants.

Au-delà des différences culturelles – nous ne sommes pas, en France, enclins à cette reconnaissance communautaire -, un infléchissement de nos pratiques de prévention doit être pourtant pensé à la lumière des résultats obtenus dans les programmes qui associent les populations exposées au risque: la tâche est urgente … Que se passe-t-il dans une communauté dont 10 % des membres sont touchés? s’interrogent à propos du Bronx chercheurs et intervenants. Nous ne nous sommes pas encore posé cette question; elle nous menace néanmoins dans les sites où la prévalence croisée de la toxicomanie et du sida est élevée. Ainsi, dans les cités défavorisées de la banlieue parisienne, rares sont les familles qui ne connaissent pas dans leur sein un toxicomane séropositif. Des actions ciblées en direction non seulement des toxicomanes mais aussi de leur entourage – c’est-à-dire ceux qui appartiennent aux mêmes réseaux d’échanges sexuels, les compagnes et les copains – doivent désormais être pensées et mises en œuvre.

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