Toxicomanie : l’État sur la sellette. Le manque de volonté politique rend la situation française critique

 

DEVINAT FRANÇOIS
Libération, pages France

 

La France a-t-elle encore une politique crédible de lutte contre la toxicomanie? La question se pose, alors que le gouvernement Chirac instruit sans désemparer le procès des Pays-Bas qualifiés de «narco-État» par le sénateur RPR Paul Masson. Pour les médecins et psychiatres confrontés à la toxicomanie, force est de reconnaître que l’État français manque à ses engagements à l’égard de «ses» propres toxicos.

Refusant le haro sur le baudet, les Néerlandais ne se sont pas privés de renvoyer les donneurs de leçon parisiens à leurs statistiques. «Proportionnellement, la France compte deux fois plus de toxicomanes que la Hollande, deux fois plus d’infections dues au sida et deux fois plus de morts par surdose», s’indignait récemment Els Borst, ministre de la Santé, à la tribune de la Chambre. Cinglante comparaison, reprise au bond dans l’Hexagone par l’Association nationale des intervenants en toxicomanie (Anit): le budget français pour la prévention de la toxicomanie de 610 millions de francs géré par la mission anti-drogue est au minimum quatre fois inférieur à celui des autres pays européens.

La France, rappelle l’Anit, ne dispose en outre que de 1.077 places en hébergements thérapeutiques pour 150.000 à 300.000 usagers, moins que les 1.200 places d’un pays comme la Suisse et ses 30.000 toxicos. Les 1.700 places de traitement méthadone (produit de substitution à l’héroïne) restent embryonnaires comparées à nos voisins (12.000 places en Suisse) (1). «On nous demande de jouer à guichet ouvert sans moyens supplémentaires alors que notre file active de patients augmente de 30% par an depuis cinq ans!», dit Gérard Tonnelet, président de l’Anit. « Faudra-t-il bientôt un tirage au sort pour choisir ceux qui pourront être soignés? »

En septembre, Alain Juppé avait annoncé une batterie de mesures pour renforcer le dispositif préventif. Faute de crédits, beaucoup sont restées en souffrance, telle la campagne de vaccination contre l’hépatite B qui frappe les toxicomanes à un taux record de plus de 60%. Le gel budgétaire est en train d’étrangler les institutions de soin enfermées dans une logique d’entreprise par l’État qui leur demande de produire du toxico «réhabilité» à moindre coût, alors qu’il faut des semaines pour trouver une place en postcure.

Politiquement, c’est le cafouillage ou la crispation passionnelle – sans parler du black-out total concernant le débat sur la dépénalisation. La Délégation générale à la lutte contre la drogue et les toxicomanies (DGLDT), chargée de coordonner le dispositif de prévention, est sans responsable depuis près de quatre mois. «Nous n’avons pas d’interlocuteur, pas de politique, pas d’argent. On ne peut même pas demander de crédits, parce qu’on ne sait pas où les réclamer!», observe la sociologue Anne Coppel, une des initiatrices du programme méthadone français. «Si on continue, le dispositif va droit dans le mur», affirme Gérard Tonnelet. Les responsables du dossier dans le gouvernement Juppé gèrent au jour le jour sous la grêle de griefs. «Les comparaisons statistiques européennes doivent être pondérées, se défend-on chez Hervé Gaymard, secrétaire d’État à la Santé. Le budget de la prévention en France ne tient pas compte des sommes versées au titre du régime hospitalier et des collectivités locales. Il faut aussi se rappeler que nous sommes passés de 52 places à 1.700 en trois ans dans le programme méthadone. La politique d’ensemble peut manquer de clarté, mais nous sommes en plein bouleversement organisationnel.» La DGLDT va ainsi être rattachée au Premier ministre sous la houlette possible de Françoise de Veyrinas, qui fut chargée des quartiers en difficulté dans le premier gouvernement Juppé.

Mais faute de volonté politique, l’état sanitaire des toxicomanes français risque de se dramatiser. Il est plus qu’alarmant. Selon Patrick Sansoy, de la DGLDT, il faut multiplier par deux le nombre de surdoses recensées en France pour évaluer la réalité. «A tranches d’âge comparables dans la population française, le taux de mortalité et de morbidité (maladies, ndlr) est considérable pour les toxicomanes de 18-25 ans et ne fait que s’amplifier.»

Cela n’a pas empêché la Direction générale de la santé de supprimer la subvention de 500.000 francs donnée à l’Association d’autosupport des usagers de drogue (Asud) qui diffuse un journal de prévention, à cause de la trop grande liberté de ton de certains articles. Dans le dernier rapport annuel de Marmottan, le docteur Olievenstein se dit suffoqué par «la masse des problèmes qu’il nous est demandé de résoudre» face à une population «hagarde, abîmée physiquement et psychologiquement». Lui aussi déplore une «politique en toxicomanie quasi inexistante»; au plan national, «le débat public n’existe pas et a été remplacé par l’incantation permanente».

D’autres s’inquiètent de la récente mise sur la marché du Subutex, produit de substitution qui, d’ici le 1er juillet, devrait prendre la place du sulfate de morphine (Moscantin, Skenan) actuellement délivré à environ 4.000 toxicomanes. Sa prescription en médecine libérale se fait souvent hors prise en charge thérapeutique, alors que, comme le rappelle l’Anit, «aucune substance chimique en soi n’a de valeur curative en matière de toxicomanie ».

(1) Le nombre de places nécessaires en France a été estimé à 45.000, soit 30% des toxicomanes dépendants des drogues dures.

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