Une esthétique de l’existence

Publiée dans Vacarme 55, printemps 2011, pp. 70-71.

« Il y a eu un véritable processus de libération au début des années 1970. Ce processus fut très bénéfique, tant en ce qui concerne la situation qu’en ce qui concerne les mentalités, mais la situation ne s’est pas définitivement stabilisée. […] Et je crois que l’un des facteurs de cette stabilisation sera la création de nouvelles formes de vie, de rapports, d’amitiés, dans la société, l’art, la culture, de nouvelles formes qui s’instaureront à travers nos choix sexuels, éthiques et politiques. »

Entretien avec Michel Foucault, The Advocate, 7 août 1984

Ce qu’aimer veut dire est un livre singulier. C’est aussi que l’histoire de Mathieu Lindon est singulière. En offrant les clés de son appartement, Michel Foucault a ouvert un espace de liberté à ses jeunes amis, Mathieu, Gérard et Hervé (Guibert). Tous ont partagé le même sentiment de vivre un véritable « ébranlement », « un ouragan mental », « un maelström d’affection », auxquels a succédé une succession de deuils. Mathieu Lindon, l’un des rares survivants de ses amis proches, peut attester la capacité hors du commun de Michel Foucault à « inventer des liens amoureux et sexuels, des corps et des sentiments » : avec générosité, il a su faire en sorte que la question du pouvoir ne pèse pas sur ses jeunes amis pourtant « si admiratifs ». Comment transmettre l’expérience qui a été la sienne propre, sans se hasarder à parler au nom de qui que ce soit ? Mathieu Lindon, écrivain, choisit de le faire avec les mots les plus simples. C’est une histoire d’amour, nous dit-il avec ce titre, qu’il faut prendre au pied de la lettre. C’est un roman d’apprentissage, un roman de la jeunesse. Mais que s’est-il expérimenté au juste dans ce bel appartement de la rue de Vaugirard ? Mathieu Lindon nous le livre par bribes. Alors que dans sa « calamiteuse adolescence », sa vie lui « glisse entre les mains », brusquement, la joie de vivre fait irruption. « Empêtré dans les signes », le jeune homme de bonne famille se protégeait de toute relation. Soudain, les relations humaines deviennent spontanées, aisées, vraies. Avec l’aide de l’acide (le LSD), pris en commun, dans une cérémonie du partage soigneusement préparée, les rencontres se multiplient. Sans souci des catégories sociales liées à l’âge, au sexe, au statut. Un nouveau savoir-vivre fait appel à la vérité des émotions, il peut accueillir tout passant, tel ce jeune Anglais âgé de 15 ans en vacances à Paris. Et cette nouvelle intelligence de relations est la meilleure des protections contre le danger de passer « la ligne jaune », celle qui fait basculer le voyage de l’acide en bad trip. Manifestement, les bad trips ont été l’exception. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont bénéficié de cet espace de la rue de Vaugirard offert par Michel Foucault, où chacun pouvait se réinventer à sa guise par la grâce de l’autre. Avec un héritage culturel dont la particularité est qu’il ne peut se contester (celui des éditions de Minuit, dirigées par son père), Mathieu Lindon a « la sensation que “ses” malheurs proviennent en grande partie des conventions sociales ». C’est là une « sensation » partagée par la génération du baby-boom qui, par vagues successives, va conduire à de profondes transformations de la relation à l’autre en même temps que de la définition de soi.

Mathieu Lindon n’est ni philosophe ni sociologue. Il n’a pas le sentiment d’appartenir à sa génération. Il « n’était pas dans le coup », nous a-t-il dit, il n’avait pas de relation avec la scène parisienne de cette fin des années 1970 ou seulement marginalement, pour draguer. C’est que l’expérimentation de ces nouvelles relations s’est diffusée de façon souterraine, par rhizomes, pour reprendre un concept de Deleuze. Lorsqu’il apprend que l’on dit de lui qu’il est « pédé, drogué, et ami de Michel Foucault », il se rappelle combien celui-ci s’amusait d’être ainsi assimilé à deux vices. Mais, en aucune manière, Mathieu Lindon ne se veut « représentatif » d’une cause ou d’une génération. Il entend parler de son homosexualité comme de son usage de drogues, simplement, parce qu’il se trouve que c’est ce qu’il vit ou a vécu. Il se refuse aux généralités sur le changement de contexte des années 1980 — « les années d’hiver » pour Félix Guattari — ou sur la façon dont la lutte contre le sida a pu affecter la perception de l’homosexualité d’une part, celle des drogues d’autre part. Leur histoire est pourtant bien différente, au-delà de ce statut commun de vice, héritier du xixe siècle. L’homosexualité n’est plus un tabou tandis que l’expérience des drogues, marquée du sceau de l’interdit, reste secrète. C’est un secret partagé par tous ceux qui connaissent les drogues « qui font les yeux émerveillés » [1]. L’émerveillement s’est propagé dans la génération contre-culturelle, qui se veut « Peace and Love » et dont indirectement Mathieu Lindon hérite. Le projet philosophique de Michel Foucault s’est aussi nourri de l’expérience vécue aux États-Unis, qui fait des drogues « un opérateur de la multiplication et de l’intensification du plaisir » [2]. Michel Foucault n’a pas écrit sur les drogues [3]. Craignait-il d’être incitatif ? La préoccupation de Mathieu Lindon est d’un tout autre ordre. Son projet d’écriture est de trouver les mots justes de son expérience propre, qu’il s’agisse d’amitié, de drogues ou d’homosexualité. Si la simplicité de l’écriture fait écho à l’expérience d’une succession de générations, c’est qu’il a trouvé les mots pour le dire.

Post-scriptum

Le titre de cet article est repris d’un entretien de Michel Foucault, Le Monde, 16-17 juillet 1984.

Notes

[1] Alexandre Rouhier, Le Peyotl. La Plante qui fait les yeux émerveillés, Éditions Guy Tredaniel, 1989 1e édition en 1926.

[2] Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, Grasset, 1978, cité par Didier Éribon, Michel Foucault, édition augmentée, Flammarion, 2011.

[3] Lorsque Foucault les évoque dans un entretien, il est très clair : « Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues — susceptibles de produire un plaisir très intense. […] Les drogues font maintenant partie de notre culture. » (Dits et écrits, Tome 2, Gallimard, 2001, texte n° 358).

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